
ÉMISSION
Naissance des intellectuels, Émile fait des émules
Mercredi 28 septembre FRANCE CULTURE
La naissance du terme « intellectuel » est souvent associée, en tout cas en France, à Émile Zola et à son engagement public dans l’affaire Dreyfus. Le parcours de Zola, devenu l’exemple de l’écrivain engagé par excellence, peut-il vraiment nous aider à comprendre ce qu’est un intellectuel ?
Christophe Charle (Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Adeline Wrona (Professeure des universités au CELSA Sorbonne Université et spécialiste de la presse et de la littérature au XIXe siècle).
Il est courant d’associer Émile Zola à la naissance des intellectuels, mais pour qu’il y ait naissance, il faut gestation. Elle se déroule sur le temps long – là, nous croisons Voltaire – et sur le temps plus court d’une vie – la vie d’un homme, d’un écrivain. Comment Émile Zola est-il devenu la figure ultime de l’intellectuel ?
La figure de l’intellectuel
L’intellectuel est celui qui « se consacre principalement aux activités de l’esprit » d’après le CNRTL, et qui, par sa notoriété et son autorité de savant, d’artiste ou de penseur, finit par peser dans le débat public, et peut s’engager politiquement. Émile Zola est de ceux-là, et ce dès bien avant l’affaire Dreyfus. Son intérêt pour la politique est ancien, même s’il est assez rapidement médié par son activité journalistique. Zola utilise la presse pour se construire une figure publique, en tant qu’écrivain, mais aussi en tant que penseur politique. C’est véritablement par la presse qu’il entre en politique.
Retracer l’histoire de son activité journalistique, c’est aussi faire l’histoire de son temps, puisque Zola se fait tour à tour critique du Second Empire et de la guerre franco-prussienne de 1870, reporter lorsqu’il couvre la Commune en 1871, chroniqueur parlementaire, et pourfendeur de la république opportuniste une fois que la Troisième République est proclamée, le 4 septembre 1870.
Le pinacle de sa carrière médiatique est bien sûr l’affaire Dreyfus, lorsqu’il prend fait et cause pour le capitaine Dreyfus, condamné injustement en 1894, et crée le scandale avec sa fameuse lettre au président de la République, « J’accuse », publiée dans L’Aurore le 13 janvier 1898. Christophe Charle, spécialiste d’histoire sociale et culturelle, évoque l’apparition de la figure de l’intellectuel au XIXe siècle, et souligne l’importance de l’affaire Dreyfus : « L’intellectuel défend une cause générale, de façon collective. Les intellectuels agissent en groupe, en signant des pétitions, en organisant des ligues, en faisant des manifestations, donc en utilisant des moyens politiques au service d’une cause qui n’est pas strictement politique au départ. Zola a besoin de l’appui de ses homonymes et utilise la presse comme un outil collectif de mobilisation. L’affaire Dreyfus marque une rupture par rapport à ce qui se faisait autrefois dans l’activité des intellectuels ».
LIEN VERS L’ÉMISSION
À réécouter : « Intellectuel ». 4 juin 2022
Zola, l’écrivain-journaliste
Le journalisme est aussi pour l’aspirant écrivain une façon de faire ses armes, de se faire connaître et de s’assurer une sécurité financière et des revenus réguliers. Chez Zola, l’écriture journalistique et l’écriture littéraire ne sont jamais bien loin : il fait paraître tous ses romans en feuilleton dans la presse et réutilise à l’envi des morceaux de ses articles dans ses œuvres littéraires. Le journalisme, comme souvent pour les écrivains du XIXe siècle, est une école de littérature pour Zola.
Au fur et à mesure de sa carrière, alors qu’il gagne de plus en plus confortablement sa vie, Zola se retire du journalisme pour se consacrer à l’écriture de son grand œuvre, mais ne disparaît pas pour autant des publications périodiques. Désormais célèbre, il continue d’accorder des interviews et n’hésite pas à publier des tribunes pour diffuser ses idées politiques dans la presse – mais dorénavant, lorsqu’un article est signé Émile Zola, il ne s’agit plus d’un journaliste anonyme, mais d’un écrivain connu, dont la notoriété dépasse les frontières de la France et qui n’hésite pas à jouer de son prestige pour alerter l’opinion sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Dans ses articles, dans son œuvre et dans sa vie, Zola diffuse ses idées politiques, esthétiques et morales, et mène des combats acharnés pour que triomphe son idée de la vérité et de la justice. Adeline Wrona, spécialiste de la presse et de la littérature au XIXe siècle, souligne que Zola est « typiquement un écrivain-journaliste. Il est à l’entre-deux entre littérature et journalisme. Quand il décide d’écrire ‘J’accuse’, il explique qu’il écrit en romancier parce qu’il souhaite que la version des dreyfusards soit plus belle que celle des antidreyfusards. Il veut rétablir la vraie histoire, et que cette histoire soit belle ».
À réécouter : Zola le juste
Le cycle des Rougon-Macquart, comme les œuvres plus tardives de Zola, Les Trois Villes, Lourdes, Romeet Paris, puis Les Quatre Évangiles, Fécondité, Travail, Vérité et Justice, permettent aussi à l’écrivain de déployer sa pensée et d’inventer un véritable système, en particulier quand il s’agit des lois de l’hérédité et du darwinisme social qu’il développe dans les Rougon-Macquart. La temporalité de publication d’un roman n’est pas la même que celle d’un article, et même si ses romans paraissent d’abord dans la presse, Zola a tout le loisir d’y exposer ses idées et de les détailler. Il se permet également de réécrire légèrement l’histoire contemporaine ou l’histoire récente, pour qu’elle serve au mieux le but qu’il s’est fixé. Le récit de la chute de l’Empire dans La Débâcle, publié en 1892, plus de vingt ans après les faits, en est sans doute le meilleur exemple.
Zola place même à la fin des Rougon-Macquart une figure qui est peut-être celle qui s’approcherait le plus de l’intellectuel tel que nous le comprenons aujourd’hui, qui, en décrivant un phénomène, veut aider à mieux le comprendre et à aller vers le progrès : le docteur Pascal, savant génial et un peu fou, qui voudrait guérir l’humanité toute entière, et dont le sujet d’étude privilégié est l’hérédité… tout comme son créateur.
Pour en parler
Christophe Charle est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Panthéon-Sorbonne et spécialiste d’histoire sociale et culturelle.
Il a notamment publié :
- Naissance des « intellectuels » (1880-1900)(Éditions de Minuit, 1990)
- Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée (Seuil, 1996)
- Le Siècle de la presse (1830-1939) (Seuil, 2004)
- Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité (reparution en poche, Dunod, 2022)
Adeline Wrona est professeure des universités au CELSA Sorbonne Université et spécialiste de la presse et de la littérature au XIXe siècle.
Elle a notamment publié :
- Zola journaliste. Articles et chroniques(Flammarion, 2011)
- Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook(Hermann, 2012)
- L’Écrivain comme marque (sous le direction de Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona, Sorbonne Université Presses, 2020)
- Paris, capitale médiatique. Ville et presse au XIXe siècle (Presses universitaires de Vincennes, à paraître en octobre 2022)
Références sonores
- Archive de l’émission Prestige de Zola, ORTF, 1952
- Extrait du spectacle À l’assaut du ciel : La Commune de Paris de Joseph Kosma, 1971
- Lecture par Sacha Guitry de « J’accuse » de Zola dans Cents merveilles, ORTF, 1955
- Lecture par Daniel Kenigsberg de l’article « Le suffrage universel » d’Émile Zola, paru dans Le Figaro le 8 août 1881
- Archive de Jean Cocteau dans Reflets de Cannes, 1955