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JÜRGEN HABERMAS «PHILOSOPHE-SIÈCLE»

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Jürgen Habermas, le philosophe-siècle

par Michaël Fœssel, professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique – publié le 27 juin 2019 LIBÉRATION

Le 18 juin, Jürgen Habermas a fêté ses 90 ans. En Allemagne, cet anniversaire a été abordé comme un événement. L’hebdomadaire à grand tirage Die Zeit y a consacré sa «une» sous un titre difficilement traduisible : «Der Weltverbesserer» (approximativement, «celui qui rend le monde meilleur»).

On a du mal, en France, à imaginer un hommage de cette envergure pour un philosophe qui ne passe jamais à la télévision et rarement à la radio. Il faudrait sans doute remonter à Sartre pour trouver quelque chose d’équivalent. Avec cette différence notable que Sartre était célèbre pour ses romans et ses positions politiquement subversives tandis que le style de Habermas est aride, et que les élites allemandes ont tendance à le tenir pour un philosophe officiel. Cette réputation continue d’ailleurs de lui coller à la peau : en France, on connaît surtout Habermas pour ses positions europhiles, sa défense du parlementarisme, du principe de discussion et de la démocratie libérale. Héritier de l’Ecole de Francfort, Habermas a abandonné le projet révolutionnaire dès le début de sa carrière philosophique. En 1968, le professeur avait même traité de «fascistes rouges» les militants gauchistes les plus radicaux qui perturbaient ses cours. Ce qu’il reste de l’extrême gauche allemande ne le lui a jamais pardonné. Les conservateurs lui rendent souvent hommage en ne retenant que ce genre de déclaration.

On aurait tort, pourtant, d’expliquer l’aura de Habermas par le simple fait qu’il a mis sa longévité au service d’une politique modérée. Les 90 ans du philosophe sont surtout l’occasion pour l’Allemagne de se retourner sur son propre passé à un moment où cette nation doute d’elle-même. Habermas s’est toujours défini comme un «enfant de la rééducation», c’est-à-dire comme un intellectuel qui, trop jeune pour avoir participé aux crimes du IIIe Reich, avait néanmoins pour charge de penser comment une telle perversion du politique a été possible. Ce projet, il l’a accompli en philosophe : non pas en distribuant des leçons de morale (même s’il lui arrive d’en donner), mais en édifiant un système destiné à rendre de tels crimes impossibles. Inlassablement, Habermas a réfléchi aux conditions qui rendent la communication rationnelle préférable à l’usage de la violence. Il n’a pas seulement voulu nommer le mal, il a interrogé les «promesses non tenues de la modernité» pour mieux cerner les moments où celle-ci déraille.

En appliquant le principe de discussion à son propre travail, Habermas a répondu sur des milliers de pages aux objections qui ont été adressées à son modèle. Cette minutie rend la lecture de ses livres assez éprouvante : les habermassiens convaincus aimeraient que leur auteur emprunte moins de détours et aille plus directement au but. Mais cette probité intégrale est justement la raison pour laquelle on célèbre les 90 ans de Habermas avec une bienveillance teintée de mélancolie. Même ceux qui l’ont à peine lu pressentent que ce genre de geste intellectuel (se fier à la raison des Lumières comme à la seule instance qui peut nous prémunir du pire) est en voie de disparition. Quoi que l’on pense de la pensée de Habermas, il demeure, au soir de sa vie, fidèle à la leçon de Kant selon laquelle la critique philosophique a pour vocation d’émanciper les hommes.

Habermas est assez vieux pour avoir ferraillé avec les plus grands penseurs du XXe siècle (Heidegger, Adorno, Derrida, Foucault). Il est le survivant d’une époque qui semble lointaine où la philosophie pouvait encore avoir une ambition globale : sinon celle de récapituler les savoirs, celle de les articuler à la liberté. Sa longévité fait que, surtout ces dernières années, il a pris la mesure de la fragilité de son projet. Les défaillances du projet européen, la montée en puissance d’un libéralisme eugéniste, l’affaissement de la communication en réclame et les victoires électorales de l’AfD : on peut dire que rien ne lui aura été épargné. Quand on le voit ces jours-ci à la une des journaux, on ne s’étonne pas seulement de sa longévité, on admire son obstination à défendre l’héritage des Lumières en pleine époque catastrophiste. Après tant d’années de combat théorique, il doit arriver à Jürgen Habermas de se sentir seul.

Mais, pour une philosophie de ce genre, le désespoir est l’unique péché mortel. Plutôt que de contempler les ruines de ses rêves cosmopolitiques, le vieil Habermas a décidé de recommencer encore une fois. On annonce que le Weltverbesserer publiera en septembre un livre de 2 000 pages sur les puissances du langage.

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