
JEAN-PAUL FITOUSSI ET L’ATTACHEMENT À LA MÉTHODE :
« Ce que nous mesurons détermine ce que nous faisons « disait-il à propos des politiques économiques publiques.
AUTRE PUBLICATION DE METAHODOS :
HOMMAGE CE JOUR À JEAN-PAUL FITOUSSI – 2/2 – (SCIENCES POLITIQUE PARIS) – ENTRETIEN : LA NOVLANGUE – https://metahodos.fr/2022/12/07/hommage-ce-jour-a-jean-paul-fitoussi-sciences-politique-paris-suite-grand-entretien-la-novlangue/
ARTICLE
Qui était l’économiste Jean-Paul Fitoussi ?
Par Laurance N’Kaoua, Jean-Marc Vittori. Publié le 15 avr. 2022. LES ÉCHOS
Débatteur pugnace, analyste reconnu, l’économiste Jean-Paul Fitoussi s’est éteint en avril 2022 à Paris. Il avait 79 ans. Portrait.
Il était consulté par les chefs d’Etat, sollicité par la presse, écouté par ses étudiants… l’économiste Jean-Paul Fitoussi s’est éteint vendredi à Paris. Il avait 79 ans. Il aura présidé l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) durant vingt-deux ans, jusqu’en 2011. Très pédagogue, il enseigna aussi, longtemps, à Sciences Po, où des élèves le surnommaient parfois affectueusement « le keynésien fou ».
Débatteur pugnace, souvent de noir vêtu, Jean-Paul Fitoussi n’a eu de cesse de défendre ses idées, de tribunes en ouvrages, de conférences en commissions… En France, comme à l’étranger, de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) à l’université de Columbia, au coeur de Manhattan.


Alliance de maths et de philosophie
Sa carrière démarre en 1968, l’année où ce fils d’un modeste employé d’assurance, né à Tunis, deviendra Français. Les sciences économiques lui plaisent « par leur alliance de maths et de philosophie ». Il en sera docteur.
Il fut d’abord assistant à la faculté de Strasbourg, loin des barricades pour ne pas risquer l’expulsion. Un poste en prélude à une longue carrière académique, qui le mènera notamment à l’Institut universitaire européen de Florence ou à l’université Luiss de Rome, l’Italie étant son autre patrie de coeur.
Ainsi, l’intellectuel, aux gestes posés, aux écrits faciles et à la voix basse, fait ses premiers pas en économie en travaillant sur les questions d’inflation et de chômage, dont la combinaison est la marque des années 1970.
A la décennie suivante, il tente de contribuer à la reconstruction des modèles macroéoconomiques d’inspiration keynésienne, mis à mal par la stagflation. Il concentre son attention sur l’emploi et les variables financières – taux d’intérêt, taux de change.
Observateur perspicace
Mais comme le dit Edmund Phelps, prix Nobel en 2006, avec qui il a écrit l’un de ses nombreux livres, Jean-Paul Fitoussi est un « observateur perspicace » plus qu’un théoricien ou un économètre. Pour Phelps, c’est un compliment car les observateurs, explique-t-il, sont plus à même d’apporter les idées originales qui permettent d’avancer vraiment.
Dans les années 1990, alors que se précise la construction monétaire européenne, Jean-Paul Fitoussi s’intéresse aux institutions et aux conditions de leur fonctionnement optimal. Il critique la gouvernance de la future Banque centrale européenne, non démocratique à ses yeux, et fait le même reproche dans la foulée à la Commission européenne et aux conseils d’administration des grandes entreprises. Pour lui, il y a toujours plusieurs politiques budgétaires et monétaires possibles ; il faut en débattre sans se limiter au « Tina » (ou « There is no alternative), la pensée unique, néolibérale. D’où, sans doute, son livre le plus marquant pour le grand public, « Le débat interdit », publié en 1995.
Critique de la rigueur budgétaire
Avec sa sensibilité keynésienne, Jean-Paul Fitoussi ne cessera de critiquer la rigueur excessive des politiques budgétaire et monétaire. Et, dans un certain sens, les assouplissements monétaires qui ont suivi la crise financière de 2008 et la crise de l’euro en 2011-2012, puis le double soutien budgétaire et monétaire à très grande échelle en 2020, lui donnent raison, montrant, en tout cas, qu’il est possible de faire autrement. Mais il est lui-même critiqué pour avoir donné l’accroissement du déficit budgétaire comme solution à tous les problèmes.
Le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi
Avec sa sensibilité sociale, il s’est intéressé très tôt aux questions d’inégalités, longtemps délaissées par les économistes. En 2008, Nicolas Sarkozy lui demande de piloter un travail sur les indicateurs alternatifs de la croissance, avec les prix Nobel Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi porte à un niveau politique des débats jusqu’alors techniques sur la nécessité d’aller au-delà du PIB, de regarder non plus seulement la moyenne mais aussi la distribution, d’intégrer, enfin, les dimensions écologiques dans les chiffres économiques.
Vendredi, les hommages ont afflué. « J’apprends avec émotion et tristesse la nouvelle de la disparition du professeur Jean-Paul Fitoussi, grand économiste à Sciences Po. Un pilier. Un ami. Auquel je dois tant », a réagi sur Twitter l’ancien chef du gouvernement italien Enrico Letta.
« Homme de conviction, intellectuel courageux, à la plume vive et piquante […] professeur subtil, homme affable et élégant, Jean-Paul Fitoussi était une des figures emblématiques de Sciences Po », a salué vendredi la direction de l’école.
Il aimait Sartre, Camus, la guitare et Moravia. Il avait épousé une avocate d’affaires, romancière à ses heures. Il était père de deux enfants.
Jean-Marc Vittori et Laurance N’Kaoua
RECENSION.
Jean-Paul Fitoussi décortique la novlangue
Jean-Paul Fitoussi est économiste, professeur émérite à l’institut d’études politiques de Paris. Ancien président de l’OFCE de 1990 à 2010, il publie Comme on nous parle (2020) aux Éditions Les Liens qui Libèrent. Une réflexion stimulante sur l’emprise de la novlangue dans le débat économique contemporain.
Publié le 4 octobre 2020. FRONT POPULAIRE
« J’en ai assez de ces tours de magie linguistique qui veulent nous faire prendre des vessies pour des lanternes. » Dans son dernier ouvrage, admirable à bien des égards, Jean-Paul Fitoussi remonte à une des sources primordiales de notre impuissance collective : le travestissement du langage. Les anciens Grecs le savaient, les époques de crise du langage sont aussi des époques de crise de la Cité, et inversement.
Le champ politique démocratique est un champ conflictuel où s’opposent des points de vue sur la gestion de la société. Dès lors, comment faire en sorte de dépolitiser au maximum le champ social et faire converger les pensées pour en limiter l’expression et ainsi aplanir les débats ? En appauvrissant le langage. Un langage complexe et nuancé permet en effet d’entretenir un rapport nuancé et complexe au réel. A l’inverse, un langage appauvri empêche l’émergence de pensées stimulantes et conduit naturellement à penser que, selon la formule consacrée, « il n’y a pas d’alternative ». Pour Jean-Paul Fitoussi : « C’est ainsi que l’on peut enfin comprendre ce que pensée unique veut dire : une œuvre de grand communicant pour imposer une marque, qui peut aussi bien être celle d’un produit intellectuel. » L’auteur rappelle par ailleurs tout ce que cette approche doit à Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du Reich allemand.
Disons-le, la constatation de fond est plutôt alarmante : « Nous ne sommes plus très loin de cet état de choses dans nos démocraties, sans coercition, certes, mais par des méthodes de persuasion, de maîtrise des médias, de répétition (les fameux éléments de langage), de sanctions sociales qui incitent à l’autocensure. L’atmosphère de courtisanerie et l’esprit de propagande qui caractérisent certains médias témoignent bien du chemin déjà parcouru. »
Pour Fitoussi, la novlangue déploie sa puissance dans deux directions : « La première vise à nous convaincre que tout a été fait pour résoudre les problèmes lancinants auxquels nous sommes confrontés : chômage, précarité, inégalités. Malheureusement, rien n’y a fait. » Comme cela, il ne reste plus qu’à s’y résoudre. « La seconde direction est plus concrète et aboutit à la mise en œuvre de mesures effectives. Nous serions (collectivement) responsables de la situation dans laquelle nous nous trouvons, parce que notre comportement est égoïste et que nous sommes rétifs à toute réforme. »La « réforme », ce mot merveilleux que les néolibéraux emploient souvent à la place de celui de « déconstruction des acquis sociaux ». Faire court, c’est toujours mieux !
Pour faire plus sérieux encore, on parle aujourd’hui de l’indépassable « réforme structurelle » que Fitoussi tient pour emblématique de la novlangue : « Son vide est sidéral, puisqu’elle prétend désigner à la fois tout et rien. Elle est le bien. Tout gouvernement digne de ce nom doit procéder à des réformes structurelles. » La « réforme structurelle », c’est le concept flou parfait qui est d’autant plus précieux qu’il ne désigne rien. On peut tout mettre derrière, surtout ce qu’on ne veut pas dire. « Il en existe plusieurs versions, mais toutes impliquent un transfert des pouvoirs de négociation des salariés vers les entreprises au moyen d’une réforme du droit du travail qui réduit les protections à la fois au travail et au chômage. » Là tout de suite, c’est à la fois plus clair, et beaucoup moins vendeur !
Dans le dictionnaire de la novlangue, on trouve de tout. Des termes amalgamant des jugements de valeurs comme « L’Europe-avenir » et la « mondialisation heureuse ». La première « nous permet d’affronter à armes égales les autres grandes puissances de la planète ». Mais bien sûr. La deuxième « nous permet de saisir de nouvelles opportunités et d’en tirer profit ». Encore mieux. Évidemment, ces expressions s’évanouissent dans le réel au premier coup de vent, d’où le décalage ressenti par les peuples. La novlangue transparait aussi dans nos expressions quotidiennes, la plupart du temps à notre insu. Personne ne se choque par exemple de ce qu’un chômeur doive « chercher du travail », mais comme le note Fitoussi, « qu’un chômeur aille chercher du travail signifie que la théorie de référence est celle du chômage volontaire. Le non-dit est que, si seulement ils en cherchaient, ils en trouveraient. »
En tant qu’économiste, Jean-Paul Fitoussi s’attarde évidemment sur toutes les mutations absolument fascinantes (pour ne pas dire fascisantes) induites par les expressions du vocabulaire économique, principalement au sein de l’univers médiatique. C’est ainsi que « keynésien » (les tenants des théories économiques de Keynes) a acquis une connotation largement péjorative. Un archaïsme vulgaire considéré comme la doctrine du « y’a qu’à augmenter » – la demande, les revenus, les déficits… A l’opposé, évidemment, la théorie néo-classique (disons les libéraux, pour aller vite) jouit d’un prestige mêlant modernité et panache. Or, comme le rappelle Fitoussi, « c’est également une façon commode d’oublier que la théorie néo-néoclassique est aussi une théorie du « y a qu’à »…laisser faire le marché. » Et le mythe de la concurrence ? Une fin en soi, un absolu, un critère sacré. Et pourtant, lorsqu’on vous dit « concurrence », il faut en fait entendre « rente » : « S’il existe de par le monde un marché d’importance réellement concurrentiel, il faut une loupe pour le trouver : le luxe ? les nouvelles technologies ? les transports ? La distribution ? L’énergie ? Dans leur grande majorité, les formes les plus communes de marché sont des oligopoles (quelques entreprises) ou des quasi-monopoles (une entreprise dominante). »
L’Union européenne et son carcan budgétaire est évidemment un point nodal de l’ensorcèlement linguistique généralisé. Ce sont les règles de gouvernement, pseudo-instrument de gestion écrites dans un langage quasi arithmétique, imposant des contraintes d’autant plus redoutables qu’elles sont abstraites. Ainsi en va-t-il des « pactes de stabilité et de croissance », du « Two Pack », du « Six Pack »…Des notions auxquelles peu de gens comprennent quoi que ce soit, parfois même jusqu’à ceux qui les inventent. « Pour éviter une invraisemblable tragédie face au coronavirus, il faut donc se libérer de la société de règles artificielles que nous avons construite, en grande partie par défiance à l’égard de la démocratie. L’enchevêtrement de règles de langage et de règles de gouvernement qui nous contraint nous conduit à prendre de mauvaises décisions, comme le montre l’état de l’Europe aujourd’hui. » Ces règles ont une origine non avouée : l’aspiration à réduire le poids du politique pour favoriser l’autonomisation de l’économie.
L’appauvrissement du langage par la novlangue contemporaine est d’une grande sournoiserie, car il s’agit d’une dépossession insidieuse. « Il réduit le champ des solutions et fait apparaître la vie telle qu’elle est comme finalement pas si mal. Il produit ainsi de la résignation, qui pousse à accepter son sort. En cela, il est très utile aux pouvoirs en place. »Dans ce contexte, le politiquement correct est évidemment une arme de choix au sens où il représente une méthode qui incite à l’adoucissement des débats, à l’effacement de leurs aspérités. « La situation est d’autant plus complexe aujourd’hui que beaucoup de novlangues se croisent : celle du politiquement correct, celle des bons sentiments, celle des priorités, celle des compromissions, etc. Toutes s’accompagnent d’une forme d’autocensure, d’une certaine peur de l’exclusion. »
Pour Jean-Paul Fitoussi, cette dégradation du langage n’a rien de cosmétique. Elle entraîne une dégradation de la démocratie. En témoigne le terme d’« élite », largement galvaudé : « Ceux qui nous font discours sont appelés élites, en une confusion entre le mérite et la position occupée. Je pense que le mot ainsi connoté appartient à la novlangue. » En effet, une élite n’est élite qu’en tant qu’elle est reconnue comme telle. De même qu’on n’est historien qu’en tant qu’on est reconnu comme tel par ses pairs, on ne s’autoproclame pas « élite ».
Le terme de « populisme » est encore plus frappant. L’accusation de populisme – car dans la novlangue contemporaine, ce n’est plus qu’une accusation – sert uniquement à criminaliser la parole populaire et celle de ceux qui prétendent le défendre, qui ne sauraient être que d’ignobles démagogues. « Le populisme viendrait donc bien du peuple. Cette affirmation est superficielle si l’on ne tente pas de comprendre pourquoi le peuple se détourne de ses élites (…) Qui provoque le populisme, quand il existe : ceux qui nous gouvernent ou les peuples ? » Question rhétorique, cela va sans dire.
On sait bien que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Jules César écrit ses Commentaires sur la Guerre des Gaules à sa propre gloire, mais il les écrit rétrospectivement. La novlangue actuelle a quelque chose de plus pervers, en ce qu’elle réécrit l’histoire en temps réel, en privant ses contemporains des moyens d’expression pour la comprendre, donc potentiellement pour la contester. Bref, une sorte de dictature soft où le bla-bla remplace l’action. « Dans le cadre fixé par la constitution, les gouvernants ont pour mission de…gouverner, et non de commenter, d’expliquer en novlangue leur volonté de ne pas agir ou leur impossibilité de le faire. »
Ce décorticage en règle de la novlangue a l’immense mérite de montrer que le vocabulaire quotidien des débats n’est jamais neutre et qu’il convient de rester vigilant à tout ce que l’idéologie dominante passe en contrebande, dans son entreprise de mutilation du langage. Peu importe le sujet, si on vous impose les mots du débat, les dés sont truqués, vous avez déjà perdu. Une ode revigorante à la langue, à la nuance, à l’esprit de finesse et à la pensée, qui nous rappelle la recommandation d’Albert Camus dans L’Homme révolté : « La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel. »
LES TABLES RONDES DE L’APRÈS-MIDI




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