
POINT DE VUE
Malaise dans la culture
Ouest-France Jean-Michel DJIAN Publié le 30/01/2023
Au nom de principes qui se veulent moraux, des voix s’élèvent désormais pour censurer la liberté de création artistique, voire pour la nier. Le retour de l’Inquisition ? Le point de vue de Jean-Michel Djian.
Voilà un moment déjà que des œuvres du patrimoine culturel universel sont mises à mal par les apôtres du « politiquement correct » ; qu’à bas bruit, mais intentionnellement, la liberté de création est contestée ; qu’une forme sournoise d’autocensure s’est installée dans l’esprit des artistes comme dans celui des responsables d’institutions culturelles ou d’élus de la République.
Des exemples ? Tintin au Congo ou Autant en emporte le vent sont désormais qualifiées par les minorités concernées d’œuvres racistes, alors les éditeurs cèdent et corrigent. Carmen, l’opéra de Bizet mis en scène par l’italien Leo Muscato, est revisitée par les autorités italiennes sous prétexte qu’il n’est pas possible d’applaudir le meurtre d’une femme. Des signataires d’une tribune parue dans Le Monde en 2019 ont même demandé au ministère de la Culture de cesser de soutenir l’architecte Le Corbusier (mort en 1965) au prétexte que l’artiste était « complice du régime de Vichy ». Chez Gallimard, on s’interdit de publier certains pamphlets de Céline, considérant que l’écrivain est un antisémite notoire, ce qui est vrai.
La liste est longue comme un bras de ces auteurs de génie coupables de vices abominables que la morale réprouve. Mais au nom de quelle autre morale faudrait-il les éliminer de l’Histoire ? L’avocat Emmanuel Pierrat, farouche défenseur de la liberté de création, s’inquiète pour « la mémoire d’une société qui ne saura rien des errements de son passé » si elle continue de faire l’amalgame entre les auteurs et leurs œuvres. Ce qui choque dans cette tendance à vouloir s’interdire de lire la réalité comme elle est, c’est moins de la nier que d’accepter en retour une emprise liberticide dont les démocraties nous avaient jusqu’alors épargnés.
Au nom de quoi ?
Que l’on conteste une œuvre pour ce qu’elle dit ou induit, rien de plus normal ; qu’elle fasse débat c’est même souhaitable (c’est le cas de la récente décision du festival d’Angoulême de déprogrammer l’exposition de l’auteur de BD Bastien Vivès, accusé de banaliser la pornographie et l’inceste), mais qu’au nom d’un réflexe pudibond, idéologique, identitaire ou victimaire, on cherche à nier l’existence même d’une œuvre contestable, il y a un pas qui vient d’être allègrement franchi.