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LES RÉCITS AUTOCENTRÉS EMPREINTÉS À LA FICTION, ET L’EFFONDREMENT DU DÉBAT POLITIQUE

ARTICLE

La fin des deux grandes «religions politiques» a miné notre démocratie

Gaël Brustier — Édité par Thomas Messias — 14 mars 2023 SLATE

Leur disparition, au profit de récits autocentrés et empruntés à la fiction, est l’une des probables causes de l’effondrement du niveau du débat politique.

Un mystère plane sur les raisons du déclin de notre vie démocratique et sur l’effondrement du niveau de celle-ci, consubstantiel à celui de ceux qui, actuellement, «font de la politique». S’il y a de multiples facteurs, l’un mérite attention car, s’il ne disculpe pas le personnel politique contemporain, il remet les choses en perspective. Beaucoup de penseurs se sont penchés sur le concept de «religions politiques», pertinent pour comprendre ce qui manque désormais.

On peut émettre une hypothèse: et si la fin de deux des grandes religions politiques du siècle passé avait contribué à miner notre champ politique et notre débat démocratique?

Il ne s’agit pas ici de servir au lectorat le très redondant thème du «narratif» ou du «déficit de récit». Chacune parmi d’autres évidemment, ces deux religions politiques qu’ont été le gaullisme et le socialisme révolutionnaire ont projeté une vision à l’échelle du globe, avec pour véhicule soit les luttes de libération du Sud, soit une idée et un projet comme la francophonie. Avec leur dissipation, c’est aussi tout simplement le champ politique français qui se trouve privé de deux moteurs.

En l’absence de telles «religions», qu’est-ce qui peut bien motiver l’engagement politique ou partisan d’un jeune de 20 ans? Cette question est en soi une forme de réponse…

Fictions politiques contre religions politiques?

Ce qui a changé, c’est davantage ce que paraissent se raconter nos responsables politiques, plutôt que la difficulté qu’ils ont à porter un récit auprès des Français. Un grand vide semble s’être développé dans l’imaginaire politique, et surtout celui des individus qui nous gouvernent ou aspirent à nous gouverner. Pour le combler à leurs propres yeux, ils ont recours à des expédients.

Le gaullisme et le socialisme révolutionnaire ont animé des générations de militants, questionné des intellectuels et fait l’actualité.

Ainsi, régulièrement, tel ou tel responsable politique ou membre de son cabinet fera allusion, de manière explicite, à une série et à un de ses personnages pour expliquer sa position. Il y a vingt ans encore, on se référait à James Carville ou George Stephanopoulos, personnages de la «vraie vie»; désormais on mentionne des personnages de séries télévisées comme comme Toby Ziegler (À la Maison-Blanche).

En un sens, nos politiques ont basculé du côté de la fiction et de l’entertainment, dans un monde rappelé parallèlement à une forme de réalité de plus en plus brutale. A-t-on jamais entendu Charles Pasqua se comparer à Greg Sumner (William Devane dans Côte Ouest)?

Deux France en grand

Deux «religions» aussi structurantes du débat public que supposées antagonistes –le gaullisme et le socialismerévolutionnaire– ont donc animé des générations de militants, questionné des intellectuels et souvent fait l’actualité, indirectement mais de façon déterminante.

Elles ont influencé la vision du monde du pays et parfois son action, la dernière étant probablement le discours à l’ONU de Dominique de Villepin en 2003. Rétrospectivement, si l’on devait discerner un élément permettant de caractériser l’action de Jacques Chirac comme gaulliste ou néogaulliste, assez spontanément, la plupart des gens répondraient en effet que c’est cet épisode qui le permet.

Du reste, il est notoire que Nicolas Sarkozy et François Hollande étaient à l’époque très réservés sur cette position de la France. Avec leurs quinquennats successifs, la VeRépublique entre en crise de régime, et la politique plonge dans le spectacle et l’expédition des affaires courantes. «Sarko l’Américain» et le «président normal» sont les deux faces d’un Janus qui se fait tutélaire de l’effacement collectif.

Religion politique élitaire par excellence, «l’Europe» demeurait jusqu’à récemment une hypothèse encore vivace, ou un lot de consolation.

Le socialisme révolutionnaire puisait ses sources à l’extérieur et irrigue l’intérieur français. Le gaullisme puise sa source dans le récit national et irradie à l’international. Au confluent des deux, on trouve une personnalité majeure du débat intellectuel: Régis Debray«gaulliste d’extrême gauche», comme il s’est plu un jour à se définir lui-même.

Ceux qui les ont portées n’étaient pas (forcément) encartés: ils étaient souvent des intellectuels, des écrivains, parfois des clandestins au sein de notre diplomatie, bref, essentiellement des gens de lettres ou de vrais hommes et femmes d’action.

Une religion politique a toujours un point d’irradiation, situé dans un moment devenu par la suite mythique. Les derniers souffles de ce songe oscillant entre le discours du discours de Phnom Penh de De Gaulle et les inspirations du discours de Cancún de François Mitterrand en 1981 se sont finalement tus.

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Kaléidoscope politique à lui seul, le président Macron semble faire vivre, par intermittence, une voix et une voie alternative à ce qui apparaît être une nouvelle guerre froide. Cependant, la lecture de sa stratégie n’a rien d’aisé, apaisements et envolées pro-ukrainiennes se succédant, appels à la «start-up nation»et lugubres cérémonies mémorielles se télescopant sempiternellement.

Étrange patchwork que celui de l’époque présente, où le sentiment diffus de ne plus rien y comprendre n’est pas forcément injustifié. En outre, l’engagement n’a aujourd’hui plus la même signification, et la volonté de comprendre le monde, ses complexités et ses invariants n’a plus le vent en poupe.

Ni l’intellect ni les affects comme ingrédients indispensables ne sont actuellement disponibles pour faire vivre ou revivre une religion politique. Cela implique un défi nouveau pour notre démocratie et sa survie.

Convergences, fourvoiements et dissipations

Avant la convergence des luttes, il y a eu des points de convergence de ces religions politiques. À bien des égards, l’Europe est une foi, mais face à elle, des années 1990 au début des années 2000, les points de rencontre se sont multipliés.

Au-delà des «républicains des deux rives», ces rapprochements apparaissent rétrospectivement comme des tentatives un tantinet désespérées de faire revivre ce pour quoi, parmi les générations précédentes, certains ont vécu ou sont morts. Religion politique élitaire par excellence, «l’Europe» demeurait jusqu’à récemment une hypothèse encore vivace ou, du moins, un lot de consolation.

En l’absence de toute religion politique et dans un monde qui se complexifie, les aventures intellectuelles et idéologiques ont tout loisir de finir par ressembler à celle de Klaus Kinski dans le rôle du Aguirre de Werner HerzogLe Monde diplomatique, qui fit se croiser dans ses colonnes –lorsqu’il était dirigé notamment par Ignacio Ramonet et Bernard Cassen– à la fois des héritiers du tiers-mondisme comme Samir Amin ou des intellectuels gaullistes comme Paul-Marie de la Gorce, ressemblera-t-il par exemple au radeau de Kinski?

Ayant désormais sombré dans un faux radicalisme aussi sectaire que souffreteux, il perd de sa force et contribue de moins en moins au soft power de la France dans le monde, dont il n’était pas le moindre atout pendant plusieurs décennies. S’il reste des articles riches et intéressants, la ligne du journal se cale de plus en plus sur ce que l’on peut appeler «l’extrême gauche américaine» ou la «gauche manichéenne».

L’analyse de la crise en Ukraine, c’est, dans l’esprit actuel du «Diplo», celle de la critique des médias, une obsession du duo Rimbert-Halimi depuis un quart de siècle (et depuis leur bureau), dans la droite ligne de Noam Chomsky.

Après les religions politiques, ce qui reste n’est pas le pur débat soumis à la plus pure raison et la pure délibération. Non, ce qui demeure, c’est le résiduel gestionnaire qui, pour exister, puise dans la fiction les ressorts des postures d’un nombre croissant de nos représentants. En général, les religions politiques ne se paient pas de mots; nos politiques, plongés dans un univers de plus en plus fictionnel, si.

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