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LA PLACE DES ACTEURS SOCIAUX DANS UNE DÉMOCRATIE VÉRITABLE

ARTICLE EXTRAIT

Qu’est-ce que la “démocratie sociale” ?

Samuel Lacroix publié le 15 March 2023 PHILOSOPHIE MAGAZINE

Face au refus d’Emmanuel Macron de recevoir les syndicats, le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger a dénoncé « une forme de déni de la démocratie sociale ». Que recouvre cette expression remise au goût du jour par le mouvement contre la réforme des retraites ?


Dans le sillage de la déclaration de Laurent Berger, le sénateur communiste Pierre Ouzoulias a qualifié la date du 7 mars dernier de « belle journée pour la démocratie sociale, triste nuit pour la démocratie parlementaire », saluant dans une même prise de parole l’importante mobilisation sociale du jour tout en fustigeant l’arrêt brutal des débats au Sénat le soir même…

Une définition introuvable

Ce qui est remarquable avec cette notion,c’est qu’alors même qu’elle fleurit dans l’actualité récente et se retrouve dans plusieurs écrits emblématiques des débuts du mouvement ouvrier, elle ne semble jamais exactement définie en tant que telle. L’une des premières occurrences de la formule semble se trouver chez le socialiste Louis Blanc qui, dans son ouvrage L’Organisation du travail, paru en 1839, esquisse le projet d’une « République sociale » dont les piliers seraient précisément la démocratie politique et la démocratie sociale. Il faut comprendre ici la volonté de synthétiser un versant politique de la démocratie, héritée de la Révolution française et de l’idéologie libérale, visant à garantir les libertés civiques et politiques (d’expression, de presse…), et un versant économique et social, inspiré par le socialisme, devant respecter les droits sociaux (au travail, au logement…).

“Insuffisante en l’état, ne garantissant aux individus que des droits formels, la démocratie politique doit être complétée”

De fait, la démocratie sociale sera un projet d’abord porté par des penseurs socialistes de tendance réformiste qui, à l’instar de Jean Jaurès ou plus tard Léon Blum, cherchent à faire accepter l’idée que, loin d’être une idéologie anti-démocratique prompte à l’autoritarisme, le socialisme, en son essence, peut et doit se confondre avec le projet démocratique. Ce sont très précisément là les ferments de la social-démocratie [lire notre feuilleton « Il était une fois la social-démocratie »], courant qui cherche à montrer que sans le socialisme, la démocratie est incomplète et, inversement, sans démocratie, le socialisme demeure inachevé ou travesti…

Une constante : la participation

Au lieu de se confondre avec le socialisme, la démocratie sociale est ainsi le nom d’un principe inspiré par cette idéologie, et notamment par son projet d’élaborer un contrepoids à l’État bourgeois, d’engager un conflit avec lui. Insuffisante en l’état, ne garantissant aux individus que des droits formels, la démocratie politique doit être complétée. L’idée sera en ce sens, pour les continuateurs de cet idéal, de donner aux acteurs de la société civile un rôle de régulation : que l’État ne s’occupe pas de tout dans l’isolation du pouvoir, seul depuis sa position de surplomb, mais qu’il rende des comptes, consulte et négocie avec les « acteurs sociaux », les citoyens réunis dans des associations, syndicats et autres corps intermédiaires garants d’un certain nombre de droits ou d’acquis économiques et sociaux. C’est en 1945, l’année même où paraît l’essai de Blum, que sont ainsi formellement posées les bases d’une « véritable démocratie économique et sociale », selon l’expression du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), jusqu’à se retrouver dans le premier article de la Constitution de 1946, puis de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». La légitimité des syndicats, reconnus pour certains « représentatifs », est à ce moment-là posée de fait et inscrite dans la loi.

Et aujourd’hui ? 

On peut donc replacer la phrase de Laurent Berger dans son contexte : Emmanuel Macron, d’après lui, méprise la démocratie sociale car il ne tient pas compte d’une expression populaire dans les manifestations d’une part, et de ces organisations légitimes et représentatives que sont les syndicats d’autre part. Le président de la République n’en démord pas : on ne saurait pourtant qualifier son action d’anti-démocratique dans la mesure où il a été élu par la voie du suffrage universel, et que la réforme des retraites figurait dans son programme. Ce faisant, il verse dans ce que l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon appelle « l’illusion procédurale ». À force de marteler cet argument de l’élection qui a eu lieu et qu’on ne saurait rejouer, le gouvernement invoque une légitimité seulement juridique et légale et laisse de côté la question de la légitimité sociale qui se fonde sur l’intérêt général. Le président Macron a certes été élu, mais peut-être pas pour porter cette réforme cristallisant le mécontentement d’une majorité de la Po population (dont 92% d’actifs), qui l’exprime dans des manifestations d’ampleur. Pour Rosanvallon, si l’on ne saurait faire fi de l’argument procédural, la limitation de l’argumentation à ce motif est dommageable et se paie d’une déconnexion avec le réel :

“Si les approches procédurales de la démocratie correspondent à un légitime souci de réhabilitation du droit et à une tentative louable de renouveler la théorie, elles conduisent en contrepartie à une renonciation à parler de la société réelle. Elles ne font de la sorte que redoubler l’abstraction fondatrice de la politique moderne” 

Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, 1988

“La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale” Article 1 de la Constitution de 1946 et 1958

S’il convient de rappeler que la démocratie est un agencement de droits, dont celui de vote et d’expression, qu’elle évolue dans un cadre et des règles définies, il ne faudrait pas oublier de considérer « la chair de la démocratie », à savoir la société, les citoyens, leurs valeurs et leurs insatisfactions. Au risque de ne plus faire de la démocratie qu’une technique de gouvernement. C’est d’ailleurs tout le sens de cette sentence en forme de rappel que constitue l’article 1er de notre Constitution : « La République est […] sociale. »Cela ne sous-entend-il pas que l’expression populaire ne saurait se réduire au simple vote tous les cinq ans ? Que l’on n’établisse pas, comme le néolibéralisme y invite depuis les années 1980, une séparation si nette entre des dirigeants-experts actifs et des citoyens passifs ? Car c’est bien à une passivité accrue des citoyens que l’on risque, en dernière instance, d’assister, si ceux-ci prennent acte du caractère inaudible de leur voix, en dehors des élections intermittentes, et du caractère abstrait d’une politique qui administre une société qu’elle ignore. Si une démocratie sociale est une démocratie dans laquelle les acteurs sociaux sont actifs, le danger est peut-être qu’elle s’éteigne.

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