Aller au contenu principal

MISE À JOUR – COMMENT LA FRANCE S’EST FAIT VOLER SA SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUE PAR SES DIRIGEANTS – DIVAGATION POLITIQUE –

ARTICLE

Choix énergétiques de la France : le rapport accablant de la commission d’enquête parlementaire

TITRE DU MONDE DANS UNE MISE À JOUR DE L’ARTICLE : « Une divagation politique qui nous a éloignés de la transition écologique »

Après six mois de travail, l’instance parlementaire sur les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France a rendu un rapport très critique, jeudi 6 avril.

Par Luc Bronner LE MONDE 7 avril 2023

La France, ce pays qui se rêve grand, puissant et indépendant, mais se réveille toujours plus petit, fragile et dépendant. A la lecture du rapport de la commission d’enquête sur les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, rendu public jeudi 6 avril à l’Assemblée nationale, il ne reste pas grand-chose de la mythologie nationale sur la politique en matière d’énergie de ces trente dernières années.

Les 372 pages, serrées et denses, résultat de six mois d’auditions, racontent l’histoire longue d’un nombre impressionnant d’erreurs stratégiques, d’alertes non entendues, de rendez-vous manqués, de décisions hâtives, de court-termisme, de prévisions infondées, de paris risqués et d’usines à gaz réglementaires ou législatives.

Dit autrement, selon les mots inhabituellement cinglants du rapporteur de la commission, Antoine Armand (Renaissance, Haute-Savoie), l’enquête s’apparente au « récit d’une lente dérive, d’une divagation politique, souvent inconsciente et inconséquente, qui nous a éloignés et de la transition écologique et de notre souveraineté énergétique »« Souvent, nous sommes passés de l’incompréhension à la surprise, jusqu’à la consternation », ajoute le parlementaire.

Lire aussi : La commission d’enquête sur la souveraineté énergétique a défendu une vision résolument pronucléaire

Le mythe de l’indépendance énergétique française

Présidée par le député Les Républicains Raphaël Schellenberger (Haut-Rhin), la commission a travaillé dans un contexte très particulier, marqué par les alertes du gouvernement sur le manque d’électricité et les risques de coupure au moment des pics de consommation hivernaux. Les raisons en sont connues, notamment les fragilités du parc nucléaire. De 452 térawattheures en 2005, la production a chuté à 279 térawattheures en 2022. Le pire résultat jamais enregistré dans l’histoire d’EDF, pour cause d’arrêt de réacteurs (32 sur 56 en août 2022), le temps notamment de vérifier et de réparer les phénomènes de « corrosion sous contrainte », un défaut générique découvert fin 2021.

La France n’a certes jamais été indépendante d’un point de vue énergétique. La puissance du nucléaire, telle qu’elle est enseignée dans les manuels d’histoire, laissait pourtant croire, au minimum, qu’elle pouvait l’être durablement sur le plan de l’électricité. L’année 2022 a constitué un réveil d’autant plus douloureux que les prix de l’énergie ont explosé à cause de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais cette année singulièrement compliquée n’est pas un accident, plutôt le résultat de la sédimentation de décisions et d’« errements », comme l’écrit le rapporteur de la commission. « Après un maximum en 2005, la production électrique nationale a stagné les années suivantes et a même commencé à décliner à partir de 2015 avec la baisse progressive de la production nucléaire », constatent ainsi les députés.

Lire aussi : Transition énergétique : le défi d’une électrification de la France d’ici à 2050

La France aurait pu s’appuyer sur son électricité décarbonée (à 87 % en 2022) pour prendre de l’avance dans le remplacement des énergies fossiles. Elle a en réalité pris du retard

La réalité est que les pouvoirs publics s’en sont peu alarmés. Première erreur donc : la sous-estimation des besoins futurs. La France sortait d’une double décennie – les années 1990 et 2000 – de production d’électricité tellement massive que l’enjeu était d’en revendre un maximum à l’étranger. Tout en promouvant l’usage massif des appareils électriques, par exemple, pour le chauffage des ménages, afin d’écouler cette énergie qui ne se stockait pas, ou alors pour des coûts élevés. Deuxième erreur : la France s’est trompée de bataille. En se focalisant sur l’électricité, et la place que devait occuper le nucléaire face aux énergies renouvelables, le fameux « mix électrique », les responsables politiques, de gauche comme de droite, ont mis de côté l’enjeu de la sortie des énergies fossiles (pétrole et gaz).

Le Monde Guides d’achat Gourdes réutilisablesLes meilleures gourdes pour remplacer les bouteilles jetablesLire

La France aurait pu s’appuyer sur son électricité décarbonée (à 87 % en 2022) pour prendre de l’avance dans le remplacement des énergies fossiles. Elle a en réalité pris du retard. « Les sources d’énergie qui représentent plus de 80 % de la consommation mondiale seront épuisées dans une cinquantaine d’années », rappelle le rapport à propos du gaz et du pétrole. Et ces mêmes énergies fossiles sont responsables d’une large partie des émanations de carbone, ajoutent les députés, en regrettant que leur place n’ait pas diminué plus rapidement.

Les échecs industriels français

« En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ! » avait résumé l’agence pour les économies d’énergie, au milieu des années 1970, dans une publicité restée célèbre censée inciter les Français à la sobriété énergétique sur fond d’images de pêche à la ligne, de pétanque et de gastronomie. La France n’a toujours pas de pétrole ; quant aux idées, elles se sont heurtées à des obstacles majeurs en matière de politique industrielle.

La commission a longuement entendu les différents acteurs du secteur, en laissant la part belle aux défenseurs du nucléaire civil. Les personnages les plus cités dans le rapport sont l’ancien PDG d’EDF Jean-Bernard Lévy (20 occurrences) et l’enseignant-chercheur Jean-Marc Jancovici (18 occurrences). Les voix critiques comme celle d’Yves Marignac, expert de l’association négaWatt, partisan d’un développement très volontariste des renouvelables, n’ont pas été entendues. Il a été auditionné, mais sans être cité une seule fois.

Areva et EDF, aiguillonnés par les pouvoirs publics pour partir à la conquête des marchés à l’étranger, se sont livré une guerre destructrice

Les représentants du lobby nucléaire considèrent que la France a perdu son savoir-faire faute de programme ambitieux de construction de centrales ces trente dernières années. La commission reprend cet argumentaire, largement déployé par les anciens patrons d’EDF, pour lesquels, par exemple, les difficultés de l’EPR de Flamanville (Manche) – initialement censé entrer en fonctionnement en 2012 et dont l’inauguration est désormais prévue en 2024 – s’expliquent par cette déperdition de savoir-faire. « Rétrospectivement, la décision de construire ce nouveau modèle de réacteur est apparue précipitée, le design n’étant pas encore complètement finalisé, comme cela se révélera ultérieurement », notent les députés à propos de Flamanville.

L’autre volet des difficultés de la filière, c’est son organisation. Areva et EDF, aiguillonnés par les pouvoirs publics pour partir à la conquête des marchés à l’étranger, se sont livré une guerre destructrice. L’Etat actionnaire a compté les points et les coups, puis les déficits. L’espoir de maintenir les compétences techniques de la filière nucléaire en vendant des réacteurs à l’étranger s’est éteint avec les marchés et les milliards d’euros perdus. Ce qui constitue la troisième erreur majeure, aux yeux de la commission : ne pas avoir suffisamment anticipé et accompagné la prolongation des centrales, ainsi que leur renouvellement, alors que les échéances étaient connues depuis le début.

Lire aussi : Le nouveau retard de l’EPR de Flamanville pourrait accentuer les tensions sur l’approvisionnement en électricité à l’hiver 2023-2024

Forte de son énergie nucléaire, décarbonée, la France s’est longtemps pensée suffisamment armée pour se passer des énergies produites par le vent, le soleil ou le bois. Dans les discours, les ministres successifs ont bien insisté sur l’intérêt de ces sources d’énergie renouvelables, même si le caractère intermittent des éoliennes et du solaire suppose de pouvoir les remplacer à certains moments de la journée ou de l’année. Dans les faits, la politique est restée frileuse. C’est la quatrième erreur majeure évoquée dans le rapport : ne pas avoir construit de filières industrielles dans les renouvelables et avoir laissé à d’autres pays, en premier lieu la Chine, une place prépondérante sur ce marché, au risque de devenir dépendant des minerais et métaux stratégiques indispensables pour la transition énergétique. Comme le cuivre pour les câbles, le nickel pour les batteries ou le silicium pour les panneaux solaires.

EDF, le géant aux pieds d’argile

La commission d’enquête s’est déroulée alors qu’EDF connaissait les pires résultats de son histoire. De 3,2 milliards d’euros de résultat net en 2017 à une perte de 17,9 milliards en 2022. De 33 milliards d’euros de dette en 2017 à 64,5 milliards en 2022. Voilà pour l’entreprise. Dans le même temps, la France s’est trouvée contrainte d’importer de l’électricité pour passer l’hiver, particulièrement chaud, qui avait suivi un été très sec, et par conséquent peu rentable en termes de production hydroélectrique, un autre pilier habituel de l’industriel. Les importations ont donc explosé, accentuant la facture énergétique française (115 milliards de déficit pour l’énergie en 2022). Voilà pour le commerce extérieur.

Lire aussi : EDF ou l’histoire d’une débâcle française

Face à ce sombre bilan, les anciens PDG d’EDF ont fustigé l’Arenh (accès régulé à l’électricité nucléaire historique), un dispositif très technique mis en place en 2011 pour permettre à des entreprises concurrentes de se développer en faisant perdre des parts de marché au monopole public. C’était le compromis proposé à la Commission européenne pour accepter le maintien de l’emprise d’EDF sur le nucléaire.

Longtemps, l’électricien s’est accommodé de cet accord, dès lors que les prix de l’électricité restaient assez bas, en dessous du seuil prévu. Mais avec la hausse des cours, ce dispositif a fragilisé EDF, le privant de plusieurs milliards d’euros de recettes et l’obligeant à racheter à prix fort une partie de sa production. Conséquence : la commission parlementaire préconise de suspendre l’Arenh, dans l’attente d’une refonte du marché européen de l’électricité.

Le rapporteur souligne ne pas avoir repris à son compte les propos sévères, parfois à la limite du complotisme, sur l’Allemagne, volontiers présentée par les anciens états-majors d’EDF comme responsable des échecs de l’entreprise française. L’analyse de la commission parlementaire sur l’Europe n’en est pas moins cruelle.

Lire l’éditorial : EDF, une fiabilité à restaurer pour faire face aux crises climatique et énergétique

Le marché européen instauré par des directives depuis le milieu des années 1990 a certes permis à la France de faire la soudure à l’hiver 2022, pour reprendre une vieille expression sans lien avec les difficultés techniques des réacteurs français, en permettant l’importation d’électricité à des moments critiques. Mais le reste est vertement critiqué. Avec des mots que ne renierait pas le Rassemblement national. Celui-ci s’est d’ailleurs félicité de la tonalité générale du rapport – la commission dénonce un « cadre européen néfaste » et réclame que celui-ci « cesse de désavantager la France »« La France doit cesser de subir des règles économiques qui fragilisent son industrie au mépris du principe de subsidiarité », plaident les députés.

Les présidents de la République et le nucléaire civil

L’énergie est un sujet régalien sur lequel les chefs de l’Etat successifs, depuis les années 1970 – en réalité depuis la nationalisation d’EDF, en 1946 – décident des grands choix stratégiques. La commission s’est arrêtée longuement sur la politique de François Hollande, en omettant de rappeler le rôle joué à ses côtés par Emmanuel Macron, d’abord comme secrétaire général adjoint de l’Elysée (2012-2014), puis ministre de l’économie (2014-2016). De fait, les acteurs de l’époque ont dû reconnaître que, comme sur d’autres sujets, les décisions, notamment sur le mix électrique, avaient été prises sans réelle étude préalable, si ce n’est sur les sondages d’opinion. Le contexte, il est vrai, était radicalement différent : après Tchernobyl (avril 1986), l’accident de Fukushima, provoqué par un tsunami en mars 2011, avait douché la confiance dans le nucléaire.

Très sévère sur François Hollande, le rapport l’est beaucoup moins sur le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, pourtant dans la continuité de son prédécesseur jusqu’à un revirement annoncé début 2022, quelques semaines avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, à l’aube de la campagne présidentielle. D’abord partisan de la fermeture de quatorze réacteurs entre 2020 et 2035 (discours de novembre 2018), Emmanuel Macron a ensuite effectué un virage sur l’aile, ordonnant la construction de six nouveaux réacteurs, demandant même d’étudier l’hypothèse d’en construire huit autres, en plus de la prolongation des anciennes centrales en fonctionnement.

Lire aussi : Le projet de loi d’accélération du nucléaire adopté en première lecture par l’Assemblée nationale

« Le monde de demain sera plus électrique, avait alors expliqué le chef de l’Etat, à Belfort, le 10 février 2022. Nous devrons être en mesure de produire jusqu’à 60 % d’électricité en plus qu’aujourd’hui (…) quand bien même nous allons réduire notre consommation. » Le président avait également demandé d’accélérer sur les éoliennes en mer et l’énergie solaire, mais de freiner sur les éoliennes terrestres, plus souvent rejetées dans l’opinion. Ces annonces ont donné lieu à deux projets de loi d’accélération, le premier sur les énergies renouvelables, définitivement adopté en février 2023, le second sur le nucléaire, voté par l’Assemblée nationale le 21 mars à une large majorité, pour simplifier les procédures.

Les incertitudes sur l’avenir de la filière

Les prévisions pour l’avenir sont peu rassurantes. EDF évoque une production nucléaire qui devrait remonter à 300 ou 330 térawattheures en 2023. Dans ses dernières estimations, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité (RTE) table sur une production de 350 térawattheures pour le nucléaire après 2025, en tenant compte du calendrier et de l’importance des chantiers en cours pour adapter les réacteurs à des durées de vie plus importantes. La découverte de nouvelles fissures, en mars, a rappelé que les réacteurs construits en série pouvaient à nouveau connaître des incidents en cascade.

Dans le même temps, relève la commission, les besoins vont continuer de croître. Dans son scénario de référence pour une France débarrassée des énergies fossiles en 2050, publié en 2022, RTE envisage une consommation annuelle autour de 650 térawattheures à cette échéance. Mais, remarque la commission, la perspective d’une réindustrialisation du pays conduit à une estimation bien supérieure des besoins, jusqu’à 750 térawattheures en 2050, pour tenir compte de l’explosion prévisible des usages (voitures électriques, hydrogène, etc.). Soit une hausse de plus de 250 térawattheures des besoins annuels. Ou, pour donner une indication de l’ampleur de l’effort à fournir, l’équivalent de la production nucléaire de l’année 2022 en plus chaque année à partir de 2050.

Lire aussi : Energie : de nouveaux scénarios se dessinent sur l’électricité en France d’ici à 2035

L’enjeu est stratégique pour EDF, pour l’industrie française, pour les entreprises et pour les particuliers. La route du « nouveau nucléaire » se révèle pavée d’incertitudes et les parlementaires suggèrent, parmi leurs recommandations, d’augmenter « autant que nécessaire » les moyens pour le suivi de la construction des futurs réacteurs. « Toutes les questions cruciales demeurent ouvertes et à régler dans les prochains mois, juge la commission, en citant « le financement de ces six nouveaux EPR et la traduction de cette relance sur les futurs prix de l’électricité »« la fragilité financière préoccupante d’EDF », la capacité pour la filière industrielle de « mener à bien et dans les délais demandés de tels chantiers ».

Au détour d’un chapitre sur la sécurité d’approvisionnement, la commission fait aussi état de son inquiétude sur les conséquences d’une « crise multifactorielle », combinant vague de froid et conflit géopolitique, qui « conduirait à ce que les pays voisins de la France réduisent leurs exportations et à ce que la France ne puisse compter sur les interconnexions pour maintenir sa sécurité d’approvisionnement ». Un scénario encore plus sombre.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

%d blogueurs aiment cette page :