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« LE MOI NE VOIT PAS L’AUTRE » OU « LA VACUITÉ DE LA RÉFLEXION ET LA VANITÉ DE L’ACTION »
Entretien – Yohann Douet : « Emmanuel Macron n’a vraisemblablement pas bien compris Machiavel… »
Propos recueillis par Nidal Taibi. Publié le 13/11/2024 MARIANNE
Il y a 555 ans naissait l’auteur du « Prince ». Embaumé par la postérité dans l’étiquette péjorative de « machiavélisme », l’habile tacticien florentin ne se réduirait pas à un « apôtre du mal ».
Républicain cohérent, Machiavel (1469-1527) aura été, au contraire, le penseur d’un « réalisme populaire » conséquent, nous explique Yohann Douet, docteur en philosophie et auteur de « Découvrir Machiavel » (éditions sociales).
Machiavel était-il « machiavélique » ? Né en 1469 le philosophe est surtout connu aujourd’hui pour un adjectif synonyme de ruse, voire de vice, au risque d’être mal compris. Car Machiavel est avant tout un philosophe politique important, qui continue d’inspirer. Docteur en philosophie et auteur de Découvrir Machiavel (éditions sociales), Yohann Douet nous éclaire sur la pensée de l’Italien.
Marianne : 555 ans après sa naissance, le nom de Machiavel reste intimement lié dans l’imaginaire collectif au « machiavélisme ». La réalité de sa pensée correspond-elle à cet « apôtre du mal » que la postérité a fait de lui ?
Yohann Douet : Non, il ne faut pas lire Machiavel à partir de l’étiquette du « machiavélisme ». Certes, il étudie la politique de la manière la plus lucide qui soit, et il va parfois jusqu’à prôner le mensonge, la tromperie ou même le meurtre lorsqu’il s’agit de conserver ou de conquérir le pouvoir.
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Mais Machiavel n’est pas seulement un froid technicien de la politique, et encore moins un opportuniste ou un nihiliste qui valoriserait exclusivement la puissance pour la puissance. Il est animé par de puissantes convictions, qui apparaissent clairement dans ses écrits. Il est ainsi passionnément attaché à sa ville, Florence, et il a de profondes sympathies républicaines et populaires qui, après le retour au pouvoir des Médicis, lui ont valu d’être emprisonné et même torturé, puis mis à l’écart de toute fonction publique.
Le titre de son célèbre ouvrage, Le Prince, peut laisser croire qu’il s’adresse exclusivement aux chefs d’États. Or, au contraire, vous rappelez qu’il s’adresse aussi au peuple.
Rousseau a dit de Machiavel qu’« en feignant de donner des leçons aux rois », il en avait « donné de grandes au peuple ». Il allait sans doute trop loin car le but de l’auteur du Princen’est pas de dénoncer les pratiques immorales ou corrompues des dirigeants. Mais il soulignait à raison que Machiavel s’adresse aussi au peuple pour l’éclairer sur la nature de la politique et sur les conditions à remplir pour ne pas être opprimé par les puissants, ou l’être le moins possible…
Autre grand lecteur du penseur, Antonio Gramsci parlait de « réalisme populaire »de Machiavel. Qu’entendait-il par-là ?
Antonio Gramsci voyait d’un certain point de vue en Machiavel un précurseur du marxisme. Marx est réaliste dans le sens où il étudie la société capitaliste telle qu’elle est, part du constat de la lutte des classes et de l’exploitation et détermine ensuite à quelles conditions il est possible de changer tout cela. Il enseigne notamment à la classe ouvrière que, pour s’émanciper, il lui est nécessaire de s’organiser puis de prendre le pouvoir, même par une révolution violente. C’est le réalisme au service des classes populaires, et enseigné aux classes populaires.
En quoi Marx serait le « disciple » de Machiavel sur ce point ?
Machiavel montre au peuple italien que, pour se libérer (des armées françaises, espagnoles, etc.) et s’unifier, il lui faut suivre un Prince nouveau et éventuellement accepter des moyens violents et immoraux. Bien entendu, dans une perspective communiste et révolutionnaire comme celle de Gramsci, l’établissement d’un tel État-nation stable et unifié n’est pas une fin en soi et continue de s’accompagner d’une domination de classe (bourgeoise), mais cela aurait néanmoins marqué un progrès historique pour les classes populaires en dépassant le féodalisme et l’emprise de l’Église.
On peut prolonger les intuitions gramsciennes et dire que le réalisme populaire est véritablement au cœur de la pensée de Machiavel, dans la mesure où il s’intéresse avant tout aux convergences possibles entre les intérêts du peuple et ceux du pouvoir. C’est en ce sens, par exemple, qu’il montre aux princes que le meilleur moyen de maintenir leur puissance est de la fonder sur leur peuple, notamment en formant une armée de conscrits et non plus de mercenaires.
Dans sa réflexion sur les conflits sociaux, Machiavel estime que certains conflits sont salutaires et vertueux. Qu’est-ce qu’un « bon conflit social », selon Machiavel ?
Pour Machiavel, toute société est clivée entre « les grands » (riches, puissants, nobles, etc.) et le peuple, et « la fin que poursuit le peuple est plus honnête que celle des grands, car ceux-ci veulent opprimer et celui-là ne pas être opprimé ». C’est pour cela que le pouvoir politique, qu’il soit aux mains d’un prince ou qu’il ait une forme républicaine, doit chercher à se fonder sur le peuple.
Plus encore, étouffer le conflit reviendrait à renforcer l’oppression des grands et il faut donc le laisser vivre et même le rendre productif. Un bon conflit est celui qui parvient à limiter l’oppression exercée par les grands et, idéalement, qui débouche sur de nouvelles lois ou institutions. Une telle issue positive n’est possible que si le pouvoir politique, loin de prendre le parti des grands, sait se montrer ouvert à l’égard des luttes populaires.
Machiavel pensait-il à des cas en particulier ? Et, selon vous, en existe-t-il dans notre époque contemporaine ?
Machiavel pense notamment aux luttes de la plèbe romaine qui, dans les premiers siècles de la République romaine, lui ont permis de limiter la domination des patriciens, d’acquérir de nouveaux droits et d’obtenir une représentation institutionnelle. Mais on pourrait trouver des analogies au XIXe et XXesiècles, avec les conflits sociaux qui ont atténué la discrimination raciale, donné de nouveaux droits aux travailleurs et travailleuses ou permis aux femmes d’accéder au vote.
Machiavel a tantôt inspiré les dictateurs et conservateurs (on pense par exemple à Napoléon ou à Mussolini qui a préfacé Le Prince), tantôt nourri la réflexion de penseurs révolutionnaires, tels que Marx, Gramsci, etc. Comment peut-on situer Machiavel politiquement ?
Le contexte historique de Machiavel est radicalement différent du nôtre et il est difficile de le situer dans nos coordonnées politiques. D’une part, il est clairement « républicain », sachant que ce terme n’a pas nécessairement le sens qu’il prend dans les débats d’aujourd’hui, où il est souvent employé d’une manière confuse. Chez Machiavel, les institutions et l’esprit républicains impliquent l’égalité de tous devant la loi, la liberté du peuple et l’atténuation des inégalités socio-économiques.
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D’autre part, il accorde une grande importance à la puissance de l’État, y compris dans les domaines géopolitique et militaire. C’est l’une des raisons pour lesquelles Napoléon ou Mussolini se sont réapproprié sa pensée. Mais ils ont nécessairement dû en occulter des aspects essentiels, en particulier sa valorisation des résistances populaires et des luttes intérieures qui, comme dans le cas de la République romaine, constituent précisément l’une des sources de la force extérieure.
Lors de la première élection d’Emmanuel Macron en 2017, on a rappelé avec insistance qu’il avait rédigé son mémoire de master sur Machiavel. Voyez-vous des « traces de machiavélisme » dans sa politique ? Est-il « machiavélique » ou « machiavélien » dans sa politique ?
Emmanuel Macron n’a vraisemblablement pas bien compris Machiavel. Alors que ce dernier conseille aux princes de fonder leur pouvoir politique sur le peuple pour contrebalancer la puissance des grands (leurs rivaux potentiels), Macron fait exactement l’inverse et soumet le pouvoir politique aux puissances sociales et économiques.
Alors que Machiavel conseille aux dirigeants de laisser les résistances populaires s’exprimer et de leur donner un débouché institutionnel, Emmanuel Macron les a réprimées et n’a fait que radicaliser son projet néolibéral. Il est frappant que, sous ses deux mandats, la conflictualité sociale ait si souvent pris la forme de l’émeute, chez les Gilets jaunes, dans les quartiers populaires, en Nouvelle-Calédonie ou en Martinique.
Mais cela n’aurait probablement pas étonné Machiavel, qui avait étudié un phénomène analogue dans la Florence du XIVe siècle avec la révolte des Ciompi (les ouvriers de la laine). Dans une République « corrompue » (au sens où les institutions publiques sont soumises aux intérêts privés), l’émeute apparaît à des parties entières de la population, à la fois opprimées socialement et privées de toute représentation politique véritable, comme la seule issue réaliste.
D’une manière générale, 555 ans après sa mort, quel est l’intérêt contemporain de son œuvre ? En quoi peut-elle nous inspirer aujourd’hui ?
Si Machiavel reste actuel, ce n’est pas parce que ses ouvrages seraient des recueils de « recettes » encore valables pour l’action politique. C’est plutôt parce que son œuvre inaugure une nouvelle manière de penser et d’étudier le pouvoir, et plus généralement la vie et l’action collectives, c’est-à-dire la politique.
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Machiavel ne part pas de principes moraux ou religieux pour en déduire la manière dont on doit agir ou dont la réalité doit être. Il part de la réalité telle qu’elle est, de « la vérité effective de la chose » et non de « l’image qu’on en a », dit-il. Et c’est depuis la réalité qu’il dégage ensuite des principes ou valeurs proprement politiques, qu’il s’agisse de la puissance de l’État ou de la liberté du peuple.
MACRON. RICOEUR, MACHIAVEL …
DOSSIER :
« LE MOI NE VOIT PAS L’AUTRE »
OU :
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