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Mais au fait, c’était quoi la pensée de Bernard Stiegler ?

Le philosophe Bernard Stiegler s'est éteint ce jeudi 6 août.

Par Philippe Petit. Publié le 07/08/2020 dans Marianne

Le philosophe Bernard Stiegler est mort ce jeudi 6 août. Malgré sa médiatisation, sa pensée, pourtant essentielle pour comprendre notre monde contemporain, reste très mal connue.

Des idées, plus ou moins intéressantes, tout le monde en a. Des concepts à fourbir, cela est plus rare. Le philosophe Bernard Stiegler qui vient de mourir à 68 ans faisait partie de la deuxième catégorie. C’était un penseur au long cours. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, il était aussi à sa manière un activiste. Un fondateur d’école, d’association, un organisateur de rencontres intellectuelles ; il ne craignait pas de mettre en discussion ses trouvailles. Il aura attendu l’année 2003 pour rendre public ses années de prison suite à un braquage qui lui collait à la peau. Cinq années où il lui arrivait de ne pas dire un mot pendant un mois. D’éprouver le silence, tel un religieux dans sa retraite ; de lire jusqu’à plus soif tous les philosophes de la tradition, de leur faire crédit, et d’aiguiser en leur compagnie sa propre pensée.

A contre-courant

Elle était une des plus impressionnantes de notre nouveau siècle. Sans doute, la plus désespérée, mais aussi la plus ouverte sur le futur. Une pensée qui épousait les grandes largeurs. Depuis la préhistoire jusqu’à nos jours. Le philosophe était autant féru du paléontologue André Leroi-Gourhan (1911-1986) que grand admirateur de Greta Thunberg. Une pensée qui prenait notre époque à contre-courant et n’avait de cesse de se déployer. Non seulement pour alarmer, mais pour répondre à la crise existentielle de l’humanité. Comme dans son dernier livre, Bifurquer (Les Liens qui Libèrent) écrit avec le collectif Internation, et une préface de J.M.G. Le Clézio ainsi qu’une postface du juriste Alain Supiot.

Ce titre à lui seul, explique la trajectoire de ce philosophe hors norme. Nous n’avons plus le choix. Le stade technique atteint par l’humanité, l’accélération du Temps, la destruction de la biodiversité, le réchauffement climatique, le capitalisme financier, la bêtise consumériste, nous obligent à bifurquer. Or si nous savons ce qu’il faudrait faire pour changer de route, il est clair que nous ne le faisons pas, ou trop peu. Toute la pensée de Bernard Stiegler repose sur ce postulat. Nous devenons fous, mais rien n’arrête notre folie. Pour le comprendre, il ne suffit pas de dénoncer l’état du monde, de le critiquer, comme on critiquait l’aliénation et la société de masse, dans les années 1960, il convient de fourbir des armes, et des concepts, à hauteur des nouvelles exigences de survie de l’humanité qui s’imposent à nous.

Stiegler craignait par dessus tout ce qu’il appelait « la synchronisation des consciences »

Il faut d’abord se confronter à notre propre démesure. Toute l’œuvre de Bernard Stiegler se présente comme une longue explication avec la question platonicienne de la démesure de la technique. Elle cherche à montrer comment et pourquoi le « processus d’extériorisation du vivant » se confond avec l’hominisation. Et pourquoi celle-ci est aujourd’hui mise en danger par la convergence des technologies actuellement en cours, des technologies de l’information aux nanotechnologies, en passant par les biotechnologies. Mais cette confrontation ne débouche pas sur un déni ou un refus de la technique. Bien au contraire. Bernard Stiegler prend au sérieux la révolution numérique. Il ne dédaigne pas les appareils. La technique, ce vecteur de mémoire et de transmission, est trop importante, pour être abandonnée aux cyniques ou aux irresponsables. Le philosophe, lorsqu’il était en colère, ne craignait pas d’user de l’expression « capitalisme mafieux ». Plus que l’aliénation, plus que la soumission, Stiegler craignait par dessus tout ce qu’il appelait « la synchronisation des consciences ». Le fait que nos consciences soient sollicitées en permanence par les IPods, les téléphones portables, la télévision. Le fait que notre temporalité, notre manière d’être au monde, d’en épouser les rythmes, la couleur, disparaissent, au profit d’une sorte de contrôle des consciences, induisant une temporalité factice. Comme lors de ses fêtes que l’on programme sur une application pour s’assurer non pas que la fête commence, avec ses aléas, ses joies, ses ratés, mais qu’elle sera synchrone, pré-programmable en somme, et forcément sublime.

D’où chez Stiegler le primat qu’il accorde à l’incalculable, qui était pour lui le propre de l’intelligence et de la vraie science.

D’où ce goût qu’il avait pour les initiatives favorisant la découverte, l’émerveillement, l’invention, et sa répulsion pour la bêtise programmée. D’où son extrême intérêt pour l’éducation, la formation, et ce qu’il appelait « l’économie de la contribution », favorisant l’épanouissement de l’existence, et pas uniquement la production de « subsistances ». Davantage encore, le sollicitait et le révoltait l’amenuisement du « désir ». Comment désirer un monde immonde fut pour lui beaucoup plus qu’une question philosophique ? Comment croire dans un Monde qui s’autodétruit ? Ces mises en demeure, le philosophe les vivait dans sa chair. La misère existentielle et l’insatisfaction du désir avaient chez lui partie liée. Que ce soit celle de l’addiction, de l’ennui, ou bien de la débâcle mentale. Deux concepts, parmi tant d’autres, permettent de mieux appréhender sa démarche : celui d’individuation et celui d’adaptation.

Deux concepts importants

Le premier est repris au philosophe de la technique Gilbert Simondon (1924-1989) et se présente comme une véritable machine de guerre contre l’individualisme obtus. Il est une invitation à s’emparer des machines, à ne plus se laisser faire, un peu à l’image de Charlie Parker, dont Stiegler l’amoureux du jazz, était un admirateur, qui s’empara de son phonographe afin de l’agencer à son saxophone. Car s’il arrive que l’individu perde le contact avec son milieu, se fonde dans un anonymat qui inhibe son attention, devienne le prisonnier de ses appareillages techniques, il peut aussi s’en libérer, en prenant soin de sa sensibilité. En cherchant à lui donner de l’ampleur, de la finesse, d’augmenter ses perceptions. L’individuation est à ce titre ce qui permet ou autorise une nouvelle « organisation du sensible ». La citoyenneté, pas plus que la singularité artistique ou autre, elles ne sont pas des données immédiates. On devient citoyen, comme on devient un individu singulier. L’individu a toujours deux faces. Il est à la fois « un » et « unique ». Stiegler accordait une grande importance à la « motivation ». L’individu selon lui a besoin d’être motivé s’il veut recevoir de la confiance. Un individu démotivé ne peut ni s’individuer, ni se singulariser. Non pas forcément, pour se distinguer des autres, mais pour pouvoir simplement avoir du désir. Dans une société où l’éducation populaire est défaillante, la consommation, la principale finalité, le désir est entamé, la baisse tendancielle de la libido est en marche. Le règne de l’équivalence advient. Tout est substituable. Et les échanges humains s’appauvrissent. La vie se ternit. Stiegler était de ceux qui pensaient qu’il était possible de réinventer l’invention, de recréer de la motivation. Il le pensait sur un plan politique et sur un plan subjectif. Mais, chez lui, les deux, étaient indissociables. C’est pourquoi il ne dédaignait pas les institutions et étaient lui-même un créateur de « collectifs ».

Son rejet de l’adaptation le conduisait irrémédiablement à opter pour l’adoption.

Il lui fallait précisément ne pas s’adapter au monde tel qu’il se présente. Même s’il est parfois plus facile de s’adapter que le contraire si on veut gagner de l’argent, par exemple. Régis Debray n’a-t-il pas conseillé à son fils dans un de ses essais de suivre le vent de la mondialisation heureuse. Avec remords. Stiegler, lui, ne s’est jamais adapté. Non seulement parce qu’il avait fait de la prison. Mais parce qu’il avait une préoccupation réelle de la jeunesse. Son enseignement à l’Université Technologique de Compiègne ne lui rapportait pas gros. Mais il lui tenait à cœur. Son rejet de l’adaptation – qui était donc plus qu’une critique – le conduisait irrémédiablement à opter pour l’adoption. Car on ne s’adapte pas à un milieu : on l’adopte. C’est toute la différence. Or adopter, c’était à ses yeux déjà ne plus subir. C’était désirer ce qu’on entreprend, dans un lieu choisi, avec des autres ayant peu ou prou les mêmes desseins. Afin de continuer à rendre le monde désirable.

À ce rêve d’un monde meilleur qui le tenaillait, l’obligeait, lui dictait de toujours travailler

L’œuvre immense de Bernard Stiegler ne s’arrêtera pas avec sa mort. Tant en ce qui concerne notre vie subjective, notre rapport au travail, que tout ce qui a trait à sa réflexion sur le Temps et la Technique. Plus que jamais préoccupé par ce qu’on désigne aujourd’hui par l’époque de l’Anthropocène, cette ère géologique, ou c’est l’homme lui-même, qui anéantit ses propres conditions d’existence, Stiegler a mis en place un dispositif conceptuel qui ne demande qu’à être poursuivi. Grâce à son Association Ars Industrialis qu’il a fondé en 2005, une nouvelle génération s’est emparée de ses travaux. Nous l’avons souvent évoqué dans Marianne. C’est ce dont il était le plus fier. Son désespoir était à la hauteur de sa persévérance. À ce rêve d’un monde meilleur qui le tenaillait, l’obligeait, lui dictait de toujours travailler. À en mourir ?

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