
PRESENTATION
Jean Coldefy nous a suggéré de lire – ou relire – l’entretien «Le malaise français contraste avec la réalité», avec le démographe Hervé Le Bras.
La France se porte plutôt mieux que ses voisins. Pourtant, ses habitants sont parmi les plus pessimistes d’Europe. Le démographe Hervé Le Bras analyse ce paradoxe.
Alors que 94 % des sondés s’estimaient heureux de vivre en France, selon l’enquête Eurobaromètre de mars 2018, ils étaient, huit mois plus tard, 70 % à soutenir les premières manifestations des Gilets jaunes, relève Hervé Le Bras, 76 ans, chercheur à l’Institut national de démographie (Ined), dans son ouvrage «Se sentir mal dans une France qui va bien – La société paradoxale», d’Hervé Le Bras,.» (L’Aube, mai 2019, 168 p).
Chiffres à l’appui, l’expert atteste que notre pays se porte mieux qu’on ne le dit.
ENTRETIEN
«Le malaise français contraste avec la réalité»
Par Stéphane Loignon Le 16 septembre 2019 Le Parisien
Fait-il bon vivre en France ?
HERVE LE BRAS. Absolument. Il y a un contraste entre le malaise des Français et la réalité des situations. Parmi tous les pays européens, c’est chez nous que l’écart entre l’opinion et les faits est le plus grand. Nous sommes ainsi les moins satisfaits des prestations sociales, alors que c’est notre pays qui y consacre la plus grosse part de son budget. La France est l’un des endroits d’Europe où la proportion de pauvres est la plus faible. Les femmes françaises ont la meilleure espérance de vie du continent. Nos retraités, enfin, sont ceux qui cessent le plus tôt l’activité, qui ont la durée de vie à la retraite la plus longue, et des pensions parmi les plus avantageuses.
Nos retraités sont-ils donc dans une situation enviable ?
Oui. Leur revenu est supérieur au revenu moyen français. Or ils ont moins de dépenses, car ils n’ont plus de famille à élever et sont souvent propriétaires de leur logement. Certains me disent qu’ils ne gagnent pas assez pour aider leurs enfants. Mais alors, l’Etat devrait aider directement les jeunes, sans passer par le biais des retraites. Effectivement, la pauvreté, en France, s’observe surtout chez les enfants et les 18-24 ans.
Malgré la crise des urgences qui dure depuis le printemps, notre système de santé reste-t-il performant ?
Il existe des problèmes d’organisation, des difficultés de réaction du système hospitalier à des changements, comme la diminution du nombre de médecins généralistes. Ceci dit, la part du revenu national consacrée à la santé demeure l’une des plus importantes d’Europe. Je reviens de Grèce. Là-bas, à l’hôpital, vous payez votre lit, vos repas, le lavage du linge, et vous donnez une enveloppe avec de l’argent aux médecins et aux infirmières.
Quels sont les domaines où la France fait moins bien que ses voisins ?
Le chômage, par exemple, reste élevé. Mais l’indemnisation est plutôt avantageuse. En matière de sécurité non plus, la France n’est pas très bonne, si l’on se réfère au nombre de prisonniers, qui augmente, à l’inverse de l’Italie ou de l’Allemagne. Mais comparée au reste du monde, l’Europe demeure très sûre. Aux Etats-Unis, en Amérique du Sud ou en Afrique, la proportion d’homicides par habitant est beaucoup plus forte.
L’état des lieux positif que vous dressez semble en contradiction avec la colère des Gilets jaunes, soutenus par une majorité de Français au début de leur mouvement. Comment l’expliquez-vous ?
La première cause de ce mécontentement, c’est l’absence de perspectives. Arrivés à 30 ou 35 ans, beaucoup de Français, à juste titre, ont l’impression qu’ils ne vont pas progresser dans la société. L’ascension existe, mais elle est beaucoup plus faible que pour la génération précédente. Cette frustration est renforcée par la montée prodigieuse, ces cinquante dernières années, du niveau d’éducation des Français.
Mais ce mouvement n’a pas été accompagné par une progression des positions sociales. Cela donne le sentiment que les études ne payent plus. S’y ajoute un phénomène de scission de la classe moyenne : une partie, issue des métiers traditionnels, par exemple les employés de banque, fait du surplace et se sent menacée. L’autre, dans le numérique et la technologie, avance et voit son avenir s’éclaircir. L’écart entre les deux se creuse. Imaginez deux files de voitures immobilisées dans un tunnel. D’un coup, celle de gauche avance, tandis que celle de droite s’énerve.
Beaucoup de Gilets jaunes venaient de zones rurales ou périurbaines. Est-ce un hasard ?
En me basant sur une carte publiée par Le Parisien, j’ai rapporté la mobilisation des Gilets jaunes à la population de chaque département, et observé leur présence plus forte sur la partie du territoire, du Nord-Est au Sud-Ouest, où la densité d’habitants est la moins forte et où les services publics diminuent. Avec le renforcement du contrôle technique, la limitation à 80 km/h puis la hausse de la taxe sur le diesel, certains ont senti une menace sur leur mobilité et leur lien avec la société.
Le coût de la voiture, hors zones urbaines, peut atteindre un quart du revenu. Cela explique le début du mouvement, qui a ensuite agrégé toutes les difficultés d’un certain nombre de Français. Pour remédier à ces frustrations, il faut rétablir la circulation sociale, mais aussi géographique, en faisant en sorte que ceux qui vivent loin des métropoles y accèdent plus facilement, avec des autocars et des trains, ou en jouant sur le coût des voitures.