
Entretien ( extraits ) avec Alain Duhamel,
propos recueillis par Didier Sicard.
Dans Inflexions 2013/1 (N° 22), pages 149 à 152
Inflexions : L’observateur privilégié de la vie politique que vous êtes depuis un demi-siècle a-t-il noté une régression, une augmentation ou une constante du courage en politique ?
Alain Duhamel : Le courage est la vertu cachée du politique. À l’opposé des stéréotypes sur les responsables politiques, volontiers vus comme des couards et d’habiles manœuvriers, ceux qui marquent leur époque sont certes compétents, mais ils s’imposent justement par leur courage.
Inflexions : Courage tout court ou courage protéiforme ?
Alain Duhamel : Plusieurs formes de courage sont en effet à distinguer : le courage physique, le courage idéologique, le courage psychologique et le courage proprement politique.
Inflexions : Le courage physique est-il fréquemment incarné par l’homme politique ?
Alain Duhamel : Le courage est l’un des attributs des hommes d’État. L’histoire politique est marquée par ceux qui ont été avant tout des chefs de guerre, plus que des hommes de guerre : Richelieu, Louis XI, Louis XIV… Au XXe siècle, tous les grands responsables ont manifesté un grand courage physique. Churchill affolait l’état-major par une prise de risque inconsidérée : « L’avion a des problèmes, allons-y ! » Clemenceau allait visiter les zones de combat contre l’avis des généraux qui tentaient de l’en dissuader. De Gaulle restait debout durant le Te Deum à Notre-Dame, alors que son entourage et le public étaient à plat ventre sous le tir des snipers. Roosevelt dominait crânement ses diverses infirmités physiques. Passant outre les conseils des officiers présents, Mitterrand se promenait dans Sarajevo. Chirac, à l’Arc de Triomphe, restait impassible après avoir été la cible d’un déséquilibré et continuait de présider la cérémonie. De Gaulle, victime cible de plus de dix attentats, est toujours demeuré de marbre. Sarkozy a affronté seul le preneur d’otages dans une école de la ville de Neuilly-sur-Seine dont il était le maire. En situation de danger, le responsable politique court donc des risques de nature militaire, mais, professionnellement, il n’hésite pas à s’exposer.
Inflexions : Le courage idéologique semble plus identitaire.
Alain Duhamel : C’est celui qui est le plus naturellement attendu. Assimilé au statut de révolutionnaire au nom des convictions, il se définit avant tout comme un courage de la rupture. Rupture qui peut certes être révolutionnaire, mais aussi conservatrice, ou rechercher simplement un changement. Le courage intellectuel est indépendant de son contenu, qui peut être parfois contestable. Ce n’est évidemment pas le courage qui suffit à rendre le contenu empreint de sagesse ou de réussite. Ainsi, tous les dirigeants révolutionnaires ont fait et font preuve de témérité intellectuelle. Lénine, Mao, Castro, Kadhafi ou les responsables du conflit israélo-palestinien en sont des exemples frappants depuis un siècle. Mais les conservateurs peuvent exprimer les mêmes formes de courage. Quand Metternich ou Disraeli s’opposent à une société qui bouge, leur résistance suppose un certain concept du courage en politique.
Le changement, ni révolutionnaire ni conservateur, suppose aussi du courage. Quand, en 1958, de Gaulle invente un autre cours de l’Histoire, il le fait contre le monde ambiant. De même, Gorbatchev, percevant que l’ordre militaire de l’Union soviétique touche à sa fin, exprime une rupture qui ne sera pas à son avantage. Et lorsque Helmut Kohl se risque à l’unité allemande malgré l’opposition de l’ensemble de ses partenaires nationaux et européens qui, eux, jugent ce projet irréalisable avant une cinquantaine d’années, son courage est manifeste. Robert Schuman exprime lui aussi un courage rarissime en créant l’embryon de l’Europe cinq ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une atmosphère de refus absolu de partenariat avec l’Allemagne.
Inflexions : Qu’en est-il du courage psychologique ?
Alain Duhamel : L’homme politique est mû par une ambition personnelle et une vision de l’Histoire dans laquelle il s’inscrit de façon un peu pathologique. Cela explique la ténacité des grands conquérants, Alexandre, César, Saladin, Charles Quint, Napoléon, Lénine… Un courage psychologique qui a manqué à Trotski et Kerenski… Créer le chaos pour reconstruire est la forme de ce courage.
Inflexions : Et le courage politique proprement dit ?
Alain Duhamel : Il n’existe pas de personnage politique d’exception qui ne soit capable de prendre consciemment des décisions qui se révéleront contraires à son intérêt. Tel est le cas de Pierre Mendès France qui, en 1945, démissionne de son ministère de l’Économie parce qu’il se voit refuser par le général de Gaulle et René Pleven les réformes drastiques qu’il propose et estime indispensables. Mais aussi de Nicolas Sarkozy quand il assume la réforme des retraites ou celle des collectivités locales (qui ont manqué de perspicacité), malgré leur caractère très impopulaire. Et de Jacques Chirac qui supprime le service militaire contre son intérêt électoral. Le chancelier Schröder, lui, a modifié la législation du travail en s’aliénant la base de son électorat, mais en assurant à l’Allemagne la réussite économique que l’on sait. Aujourd’hui, Mario Monti, en Italie, et Mariano Rajoy, en Espagne, incarnent ce courage politique en se promettant des défaites électorales en raison de la profondeur de leurs réformes. Le courage politique est donc toujours au risque de l’impopularité.
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Inflexions : Les moyens de communication, les médias, les sondages influencent-ils le courage ?
Alain Duhamel : Oui, plutôt négativement. La tyrannie de la transparence, les contraintes sécuritaires ou, par exemple, le principe de précaution rendent plus difficile qu’autrefois cette expression. Même si le courage en politique reste le caractère le plus discriminant, il peut être de plus en plus ressenti par les démagogues comme une manifestation d’arrogance et de mise en cause de la démocratie.
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Inflexions : En fin de compte, le courage n’est-il pas incompatible avec la durée de la vie politique ?
Alain Duhamel : Le courage est une question de caractère et de grandeur qui, en effet, résiste difficilement à la durée. L’Histoire lui rend justice, mais au moment où il se manifeste, il provoque quasi immanquablement des réactions de peur, souvent de fureur, encore plus souvent de rejet absolu. Il existe des moments de courage plus que des marathons de courage. Ou alors, il faut disposer d’une autorité de type absolu qui puisse faire fi de l’opinion publique et des désirs des citoyens. Ce fut le cas de Richelieu. Aujourd’hui, celui-ci serait admiré pendant deux ans puis battu par le suffrage universel, comme l’ont été Churchill et de Gaulle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
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