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McKinsey : la cartellisation de la politique française par les experts
Frédéric Mas The Conversation 29 mars 2022
Encore une fois, le privé fonctionne comme une rustine pour réformer un État devenu incapable de le faire par lui-même.
Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre en sont restés abasourdis : au sommet de l’État, la crise sanitaire comme la politique vaccinale ont été pratiquement co-gérées par des cabinets de conseil privés, notamment McKinsey. Dans leur essai Les infiltrés, les deux journalistes rendent compte de pratiques généralisées, opaques et acceptées à tous les niveaux depuis au moins Nicolas Sarkozy et cela dans toutes les activités de l’État.
La crise sanitaire n’a eu qu’un effet grossissant sur ce phénomène d’externalisation de la gouvernance publique vers le privé.
Les deux enquêteurs s’interrogent de manière tout à fait pertinente :
« Que s’est-il passé pour qu’un pays qui, une décennie plus tôt, se tenait prêt à affronter la pandémie, avec suffisamment de masques et de vaccins, se retrouve, comme sidéré, incapable d’anticiper, de prendre une décision, de mettre en place un système informatique ou d’évaluer les stocks ? Son État jadis si puissant, « providence » pour ses admirateurs, obèse pour ses contempteurs […] s’est précipité pour réclamer, face à une menace sanitaire, l’aide de consultants extérieurs », s’interrogent de manière tout à fait pertinente les deux enquêteurs.
Comment piloter un État devenu ingérable ?
La réponse est peut-être dans la question : un État obèse qui n’a cessé de croître en plus de 20 ans est devenu totalement ingérable, et donc incapable de faire face aux crises auxquelles il est confronté ou de se réformer pour répondre aux attentes du politique.
Qu’on se souvienne de l’audition d’Édouard Philippe sur sa gestion de crise en tant que Premier ministre. Aux membres de la commission qui l’interrogeait, il expliquait :
« Comment est-ce qu’on gère une crise sanitaire avec des échelons de décision très dispersés […] quand vous avez immédiatement le risque pénal sur le dos ? ».
À l’époque nous observions que loin d’apparaître comme une organisation rationnelle et efficace, l’État empilait les administrations sans pouvoir les encadrer convenablement. Le recours aux cabinets de conseil peut donc s’expliquer par l’enkystement bureaucratique d’un État qui ne répond plus depuis longtemps au pilotage d’élus dont les marges de manœuvre sont limitées.
La gestion d’un État social devenu obèse demande des compétences d’organisation pointues, et les Français sont en train de le découvrir, elles demandent énormément d’argent. C’est basique, mais les compétences rares sur le marché sont chères, et même très chères. Le rapport sénatorial qui dévoile le coût de ces recours aux cabinets est effrayant : rien que pour l’année 2021, ils ont coûté pratiquement un milliard d’euros au contribuable.
Si le pilotage des administrations s’était uniquement concentré sur les activités régaliennes, on peut imaginer que la note serait moins salée, mais l’État obèse n’a jamais démontré de capacités réelles à gérer intelligemment les deniers publics. Bien entendu, il est normal et sain que le débat public s’empare du sujet et demande des comptes. Aron et Michel-Aguirre témoignent de la difficulté qu’ils ont eu à chiffrer ces prestations, et il a fallu un rapport sénatorial pour en avoir une idée plus précise. Mais force est de constater que, bien souvent, le privé fonctionne comme une rustine pour réformer un État devenu incapable de le faire par lui-même.
La transformation des élites politiques en élites bureaucratiques
Au fil du temps, rapportent Aron et Michel-Aguirre, les cabinets de conseil sont devenus un réflexe pour les décideurs publics, quitte à externaliser des services entiers, par exemple la numérisation des services publics, aux acteurs privés. Le tout est facilité par une dérive inquiétante de la gouvernance démocratique, entretenue par la grande porosité économique entre la haute administration et les grands cabinets de conseil, qui partagent la même culture sociologique et managériale. Les consultants se retrouvent dans les cabinets ministériels, les administrations, les partis politiques, font le va-et-vient entre fonctions politiques et prestations rémunérées, que ce soit à droite ou à gauche.
On pense aux propos prophétiques de James Burnham dans son essai The Managerial Revolution (1941). Pour Burnham, le développement du capitalisme entre les deux guerres a abouti à la prise de pouvoirs d’une nouvelle classe sociale, qu’il appelle les managers, mais qui de son propre aveu pourrait être appelée classe technocratique. À la fois en rupture avec le socialisme et le capitalisme, l’ordre nouveau technocratique donne le pouvoir aux élites des bureaucraties publiques et privées qui partagent les mêmes compétences pour diriger les organisations de masse. Au nom de l’efficacité et de la compétence, elles en viennent à vider la démocratie de sa substance.
Dans un essai récent1, Joel Kotkin reprend l’analyse de Burnham pour la mettre au goût du jour et dénoncer son attitude post-politique :
« Aux États-Unis et en Europe, les élites bureaucratiques ont tendance à nier tout parti pris idéologique ou intérêt de classe. Mais comme l’a noté James Burnham, ils partagent une idéologie de « gestion » centrée sur l’efficacité à produire les résultats souhaités par les gestionnaires eux-mêmes. Au fur et à mesure que la classe managériale gagne en puissance, elle devient autoréférentielle. Ses membres ne sont pas responsables devant les citoyens, mais uniquement devant les autres managers et ceux qui sont considérés comme faisant partie d’un groupe de pairs qualifiés. »
En d’autres termes, la technocratie tend à cartelliser la politique au nom de l’idéologie de la fin des idéologies. Cette confiscation pratique du débat public est une autre forme de sécession des élites.
Emmanuel Macron, agacé par les critiques reçues par ses liens avec McKinsey, a déclaré récemment à ses accusateurs : « S’il y a des preuves de manipulation, que ça aille au pénal. » Sans aller nécessairement sur ce terrain-là, il est grand temps que les citoyens deviennent plus vigilants sur la manière dont les gouvernants gouvernent et utilisent l’argent public. Et pas seulement par les cabinets de conseil. Le consentement aux institutions demande des citoyens actifs.
- Joel Kotkin, The coming of neofeudalism. A warning to the global middle class, Encounter Books, 2020. ↩
Ca s’appelle aussi « démissionner » et « Confier ça propre fonction à d’autres extérieurs ». Ceux-ci seront-ils rapaces et profiteurs ? C’est loin d’être un doute…Bien amicalementJean-Marc
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