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LES RÉSEAUX SOCIAUX : ENJEUX ET OPPORTUNITÉS POUR LA PUISSANCE PUBLIQUE

DES LECTEURS NOUS PROPOSENT DE COMPLÉTER NOS PUBLICATIONS SUR LE NUMÉRIQUE EN DONNANT À CONNAÎTRE LES TRAVAUX RÉCENTS DU CONSEIL D’ÉTAT

CONSEIL D’ETAT

Étude annuelle 2022 –
Les réseaux sociaux : enjeux et opportunités pour la puissance publique
– 13 juillet 2022

NOUS VOUS PROPOSONS DEUX EXTRAITS DU RAPPORT (Avant-propos et Synthèse)

1. Avant-propos
de Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État


L’étude annuelle pour 2022 marque une nouvelle étape dans la réflexion engagée de longue date par le Conseil d’État sur les développements du numérique. Dès 1997, il leur avait en effet consacré une première étude – Internet et les réseaux numériques – qui avait ouvert la voie à ses études annuelles de 2014 sur Le numérique et les droits fondamentaux et 2017 sur les plateformes numériques et l’« ubérisation » de l’économie. Il vient par ailleurs de remettre à la Première ministre une étude, réalisée à sa demande, sur l’intelligence artificielle, ses potentialités et ses risques pour l’action publique.

A chaque fois, grâce à sa situation au cœur de nos institutions et en tirant partie de la complémentarité de ses fonctions – consultative, juridictionnelle, d’étude et de proposition – et de l’expertise qu’il s’est progressivement forgée en la matière, le Conseil d’État a cherché à clarifier les termes des questions posées, à identifier leurs enjeux pour la démocratie et les politiques publiques, ainsi qu’à tracer des pistes pour l’avenir en formulant des recommandations pragmatiques et opérationnelles à destination des pouvoirs publics.

C’est la même approche qu’il a naturellement retenue pour appréhender le sujet des réseaux sociaux qui, dans un mouvement fulgurant, en sont venus à occuper, en moins de deux décennies, une place considérable dans notre société. En bouleversant nos manières de communiquer, ces lieux de rencontre et de dialogue numériques multiformes, qui ne cessent de se transformer, ont profondément remis en cause les cadres traditionnels de la vie en collectivité, au sein desquels s’étaient épanouis aussi bien la vie politique que la vie professionnelle, le débat public que les activités économiques, les relations internationales que l’action publique…

Aucun domaine ni aucune institution ne semble ainsi épargné par l’émergence de ces outils, essentiellement privés, indifférents aux frontières nationales et qui reposent tous sur un modèle de relations horizontales et multicentriques, dénué d’autorité unique.

Face à ce phénomène bouillonnant, quasi-total et mondial, un diagnostic approfondi est apparu nécessaire : qu’est-ce qu’un réseau social ? Sur quels modèles technologiques et économiques reposent les principaux réseaux sociaux ? Quels sont leurs potentialités, mais aussi les risques qu’ils recèlent pour la société ? Car les réseaux sociaux, comme avant eux la plupart des grandes innovations technologiques, sont porteurs du meilleur, qu’il faut promouvoir, comme du pire, contre lequel il faut se prémunir.

Les défis auxquels ils nous confrontent sont d’ordres démocratique, stratégique, économique et sociétal ainsi qu’écologique.

Les réseaux sociaux interrogent par ailleurs de front les fins et les moyens de l’action publique : la puissance publique doit- elle les réguler ? En poursuivant quels objectifs, à quel niveau et avec quels outils ?

Si, pendant longtemps, les États ont semblé renoncer à intervenir, laissant à ces plateformes numériques le soin de se réguler elles-mêmes, une telle retenue n’apparaît plus possible aujourd’hui, compte tenu, d’une part, de l’importance qu’elles ont de fait acquise, d’autre part des insuffisances de l’autorégulation, que de multiples dysfonctionnements voire scandales ont récemment mis en lumière.

L’Union européenne, qui s’est toujours voulue pionnière sur ces questions, a ainsi élaboré ces derniers mois un cadre juridique ambitieux visant à mieux réguler les réseaux sociaux tout en conservant leurs immenses bénéfices.

Ce chantier vient de déboucher sur l’adoption des règlements sur les marchés numériques (Digital Markets Act) et sur les services numériques (Digital Services Act), qui doivent beaucoup à l’engagement et à l’action de la Commission européenne, sous l’impulsion de la présidence française de l’Union.

Ces règlements mettent en place un cadre et des outils. Le DMA, qui vise à rendre l’environnement numérique plus équitable et plus compétitif, instaure un nouveau modèle de régulation, centralisé auprès de la Commission européenne et fondé sur un système asymétrique d’obligations et d’interdictions ciblant exclusivement les grandes plateformes. Quant au DSA, s’il conserve aux plateformes leur rôle de modération des contenus sans leur imposer une obligation générale de surveillance, il impose une série d’obligations de transparence et de cohérence à leur charge coiffée, s’agissant des plus grandes plateformes, par un dispositif de supervision mené par la Commission européenne afin d’assurer un pilotage européen unique à la hauteur de la puissance de ces acteurs.

Les années à venir seront déterminantes : car beaucoup dépendra de la manière dont le cadre juridique européen et les nouveaux outils qu’il crée seront effectivement interprétés et utilisés. Il est ainsi indispensable que les autorités françaises, qui ont joué un rôle moteur dans l’adoption de ces textes, jouent également un rôle moteur dans leur mise en œuvre. Étant entendu qu’une approche nationale reste par ailleurs possible pour les questions qui ne sont pas réglées par ces textes, y compris pour préparer la voie à de futures initiatives au niveau européen : le cadre juridique devra rester dynamique pour s’adapter au développement des techniques et des usages.

Par les 17 propositions qu’il formule dans son étude, le Conseil d’État entend contribuer à ce que notre pays soit à la hauteur de la période décisive qui s’ouvre en ce domaine. Elles sont également nourries par la conviction que les pouvoirs publics doivent d’ores et déjà préparer les prochaines étapes, à la fois pour apporter des réponses pertinentes aux questions que les règlements européens ne permettent pas aujourd’hui de résoudre pleinement, et pour être prêts face aux nouveaux développements qui s’annoncent, comme par exemple celui du ou des métavers, qui ne manqueront pas de poser bientôt des questions juridiques, économiques et sociales nouvelles et complexes. Puisse cette étude contribuer au succès de ces initiatives.

2. Synthèse


En 2022, on estime que près de 60 % de la population mondiale est active sur les réseaux sociaux (4,2 milliards d’utilisateurs) et que le temps moyen qui y est passé est de 145 minutes par personne et par jour. Mode de communication désormais incontournable, les réseaux sociaux suscitent enthousiasme ou crainte, et le rôle de la puissance publique dans cette sphère, qui concerne essentiellement la communication entre personnes privées, ne relève pas de l’évidence.

La présente étude intervient au moment crucial où l’Union européenne vient d’adopter deux règlements fondamentaux, le Digital markets Act et le Digital services Act, qui fixent le cadre général de régulation des marchés et des services des plateformes numériques en Europe. Elle souligne justement le rôle important que doit jouer la puissance publique dans ce domaine, même si elle ne devrait intervenir qu’avec retenue dans cet écosystème essentiellement privé. L’étude s’attache à clarifier la notion de réseau social ainsi que le cadre juridique applicable (première partie), puis à identifier les enjeux soulevés par cet outil y compris les opportunités qu’il offre pour les administrations (deuxième partie), enfin à développer une série de recommandations visant à permettre à la puissance publique de favoriser un usage plus équilibré de ces réseaux (troisième partie).


Afin de poser le cadre d’analyse, la première partie de l’étude, après avoir rappelé les conditions dans lesquelles sont apparus ces espaces conversationnels numériques, souligne la grande diversité des réseaux sociaux comme leur caractère protéiforme (plus ou moins publics, à usage professionnel ou de loisir, faisant des discussions ou échanges de contenus une fonctionnalité principale ou accessoire, etc.) et relève que les différences avec d’autres notions, comme celle de médias sociaux ou de messageries, sont faibles voire inexistantes. Compte tenu de la diversité des réseaux sociaux et du phénomène d’hybridation des plateformes (d’un côté, les réseaux sociaux s’ouvrent à l’activité purement commerciale des market place et, d’un autre côté, les plateformes de vente de services en ligne permettent la discussion entre internautes sur leurs sites), l’étude a pris le parti, dans un souci de pragmatisme, de retenir de la notion de « réseaux sociaux » une définition large.

C’est aussi celle retenue par le règlement européen Digital Markets Act (DMA), qui donne, pour la première fois dans un texte normatif, une définition de ce qu’est un réseau social (« une plateforme permettant aux utilisateurs finaux de se connecter, de partager, de découvrir et de communiquer entre eux sur plusieurs appareils notamment via des chats, des publications, des vidéos et des recommandations. »).

Poursuivant l’objectif de clarifier, y compris pour un public non averti, leur écosystème, l’étude rappelle les conditions d’inscription sur les réseaux sociaux, les principales fonctionnalités de ces réseaux ainsi que leur mode de fonctionnement, essentiellement fondés sur l’utilisation des données personnelles des utilisateurs et sur l’usage des algorithmes. L’étude précise les caractéristiques des modèles économiques des réseaux sociaux et souligne qu’ils conduisent à renforcer les plus importants d’entre eux, comme l’exprime la formule désormais consacrée du « winner take most » (le gagnant prend l’essentiel). La distinction entre les réseaux sociaux dits « grand public », qui reposent sur une organisation centralisée et poursuivent un but lucratif – même s’ils donnent l’illusion de la gratuité en faisant commerce des données – et les réseaux sociaux décentralisés, qui fonctionnent sur un modèle collaboratif, apparaît à cet égard fondamentale pour appréhender les enjeux que posent les réseaux sociaux.

La première partie présente le régime juridique applicable aux réseaux sociaux, qu’elle nomme, compte tenu de ses caractéristiques et en écho aux théories de l’économiste Jean Tirole, « le droit multi-face des réseaux sociaux ».

Le réseau social numérique n’est pas une catégorie juridique à laquelle est attaché un droit spécifique. Relevant au contraire de nombreuses catégories juridiques, le droit qui lui est applicable se révèle composite. Par leur ingénierie, les réseaux sociaux sont soumis au droit des télécommunications, des données personnelles, des algorithmes et de l’intelligence artificielle. En leur qualité d’acteur du marché économique, ils sont soumis au droit de la concurrence et au droit du commerce. Par leur appartenance à la catégorie des personnes privées entretenant un lien contractuel avec les utilisateurs, ils sont soumis au droit des contrats et de la consommation. Par les fonctionnalités de discussion et d’échanges de contenus qu’ils offrent, ils sont soumis à l’ensemble des droits qui protègent la liberté d’expression, la vie privée, l’ordre public, la sécurité intérieure, les œuvres de l’esprit, les publics vulnérables (notamment les mineurs), etc.

Le droit des réseaux, quoique fragmenté, repose sur un socle de valeurs communes : la liberté d’entreprendre, la liberté d’expression, la protection de la vie privée et la protection de l’ordre public. L’étude relève que ce régime juridique s’est construit en trois mouvements qui sont encore à l’œuvre et s’influencent réciproquement : le premier a vu naître un droit spécifique à l’invention technique du numérique qui constitue désormais le droit du numérique ; le deuxième, duquel a émergé un droit largement européanisé spécifique aux nouvelles formes d’intermédiation des rapports économiques appelé droit des plateformes, vient d’être considérablement enrichi par l’adoption des règlements européens Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) ; le troisième transforme en profondeur les droits traditionnels à l’aune des réseaux sociaux et permet d’assurer une « couverture juridique » globale et cohérente des individus et de la société. Le droit régissant les abus de la liberté d’expression, le droit pénal, le droit de la consommation, le droit de la publicité, le droit des mineurs, le droit de la concurrence et le droit des données personnelles, pour ne citer que les plus importants, se sont transformés sous l’effet des réseaux sociaux. Ce régime juridique multi-face conduit à ce que de nombreux régulateurs soient compétents, aux niveaux national et européen. Il ne cesse en outre d’être complété par de nouveaux textes dont certains sont en cours d’adoption à l’échelle de l’Union européenne (Artificial intelligence Act, Media freedom Act, Data Act, règlement e-privacy, etc.).

La deuxième partie de l’étude identifie les défis et enjeux soulevés par les réseaux sociaux, les réponses que les pouvoirs publics y ont déjà apportées et les questions sur lesquelles une intervention des pouvoirs publics reste nécessaire.


Le premier défi concerne l’autonomie stratégique française et européenne. Les réseaux sociaux, par leur maîtrise technologique, leur poids économique, par les modèles qu’ils promeuvent, par les informations qu’ils détiennent sur des centaines de millions d’individus grâce à leurs données personnelles, par leur capacité à s’affranchir de toute limite spatiale et temporelle pour imposer leurs conditions contractuelles à travers le monde et « optimiser » l’application des réglementations (y compris fiscales), fragilisent les États eux-mêmes. Cette hégémonie des grands réseaux, essentiellement américains et chinois, pose question en termes d’autonomie stratégique des acteurs économiques et même des États européens. Face à ces puissances nouvelles, de taille mondiale, le meilleur niveau d’action apparaît être celui de l’Union européenne, y compris pour proposer des alternatives techniques (cloud européen).

Le deuxième défi est lié au rapport complexe que les réseaux sociaux entretiennent avec la démocratie. S’ils permettent de donner du poids à l’expression citoyenne et se révèlent un outil de communication essentiel en période électorale, ils comportent aussi des risques : manipulations, campagnes de désinformation, tentatives de déstabilisation, etc.

Ce qui est certain, c’est que les réseaux sociaux ont changé le mode de fonctionnement du débat public, d’où un troisième défi pour la vie en société : de façon positive, en démultipliant les possibilités d’échanges individuels et en permettant à tout un chacun de faire entendre sa voix, y compris les plus minoritaires ou isolées ; de façon négative aussi, par la fragmentation voire l’atomisation du débat public qu’ils facilitent voire encouragent. Les groupuscules les plus extrêmes ont pu ainsi trouver dans cet outil de communication un moyen nouveau de diffuser leurs idées, y compris pour déstabiliser la démocratie représentative. Par ailleurs, pour accroître le temps de présence des utilisateurs sur les grands réseaux et multiplier les gains publicitaires, les contenus les plus virulents et les moins nuancés, qui accentuent l’engagement des utilisateurs, sont mis en avant par les algorithmes. Dans ces conditions, permettre un débat serein et constructif tout en préservant la liberté d’expression n’est pas une tâche facile, même si l’on peut constater un certain regain d’intérêt pour le journalisme « traditionnel » fondé sur l’indépendance éditoriale et la vérification des faits, y compris sur le Net.

Le quatrième défi concerne l’identité et l’intimité de l’individu. Au-delà des mots exprimés sur la toile, c’est l’existence de l’homme comme « animal social » qui se trouve modifiée par les réseaux sociaux. Les contours de la vie privée des individus se trouvent redessinés : de l’expression publique à l’expression privée et même de l’identité à la mort, les réseaux sociaux transforment le rapport de l’individu au monde. Maîtriser son image est désormais le souci de beaucoup et pas seulement des célébrités, l’e-réputation pouvant se détruire en quelques clics. Avec les réseaux sociaux apparaissent en outre des questions inédites comme celle de la mort numérique, de la sécurisation des identités et de la vérification des âges à l’ère du numérique, des traces numériques que les individus sèment à tous les vents…

Le cinquième défi est celui de la prise en compte des mutations économiques, sociales et écologiques provoquées par les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux grand public, en raison de leur poids économique et du type particulier d’écosystème sur lequel ils reposent, ont transformé le secteur de la publicité, enrichi le marché de la data, permis l’émergence de nouveaux métiers ou activités (social listenning, community managers, influenceurs, créateurs de contenus, « travailleurs du clic »). L’étude souligne également le défi écologique induit par la démultiplication de l’usage des réseaux sociaux. Ils sont déjà responsables de 4 % des émissions des gaz à effet de serre et ce niveau pourrait atteindre 7 % en 2040. Le dernier défi est celui des nouveaux dangers induits par les réseaux sociaux, notamment pour les mineurs (addiction aux écrans, mésestime de soi, anxiété, isolement, exposition à la pornographie, harcèlement en ligne) mais aussi de façon plus générale pour la tranquillité publique (atteintes à la réputation, vengeances privées, fraudes).

En contrepoint de tous ces défis, il faut, il est vrai, rappeler les nombreuses opportunités que présentent les réseaux sociaux, y compris pour l’action publique elle-même, tant dans la modernisation et la fluidification des relations avec les usagers que pour accélérer sa mise en œuvre ou pour moderniser le fonctionnement interne de l’administration. Cette utilisation, déjà largement à l’œuvre, mérite parfois d’être mieux pensée et plus ordonnée.

Face à ces enjeux, la deuxième partie de l’étude, après avoir relevé le caractère indispensable mais insuffisant des mécanismes d’autorégulation des plateformes, décrit les outils d’expertise, d’analyse et de régulation dont dispose à ce stade la puissance publique.

L’étude rappelle le rôle du juge, dans un secteur dominé par la régulation administrative, en particulier lorsqu’est en cause la liberté d’expression. De manière générale, il apparaît que les efforts des pouvoirs publics ont surtout porté ces dernières années sur la lutte contre la criminalité sur les réseaux sociaux, ce qui est parfaitement compréhensible.

Une fois analysés les défis posés par les réseaux sociaux et les instruments dont dispose à ce stade la puissance publique, l’étude présente les arbitrages cruciaux rendus par l’Union européenne avec l’adoption du Digital services Act et du Digital markets Act.

Ces règlements ont fait le choix d’un encadrement des réseaux sociaux fondé sur la logique de proportionnalité (les réglementations étant asymétriques), la responsabilisation des acteurs et une supervision renforcée confiée à la Commission européenne s’agissant des plus grandes plateformes. Ils introduisent des mécanismes de régulation ex ante faisant reposer sur les acteurs eux-mêmes, notamment les très grands réseaux sociaux, la mise en place des instruments techniques permettant d’assurer effectivement le respect du principe de base selon lequel « ce qui est légal hors ligne doit être légal en ligne et ce qui est illégal hors ligne doit être illégal en ligne ». Lutter contre les propos illicites, exiger des opérateurs loyauté et transparence, astreindre les très grandes plateformes à des obligations supplémentaires notamment en termes de modération afin de mieux garantir la liberté d’expression, permettre aux chercheurs d’accéder aux algorithmes dans le cadre de recherches et d’audits, imposer des prescriptions en amont pour limiter les concentrations et les abus de position dominante, garantir un marché équitable, tels sont les objectifs que fixent les règlements DSA et DMA de manière nouvelle et ambitieuse. Ils constituent désormais le cadre juridique des politiques publiques en la matière.

Compte tenu des différents éléments ainsi analysés, le Conseil d’État propose, dans la troisième partie de l’étude, d’aller plus loin, en cohérence avec ce cadre juridique, pour permettre un meilleur usage et une meilleure régulation des réseaux sociaux.

Les propositions qu’il a choisi de retenir ne portent pas principalement sur l’édiction de nouvelles normes, puisque le cadre normatif est désormais largement défini par les règlements que l’Union européenne vient d’adopter : il s’agit davantage de mobiliser des leviers d’actions visant à favoriser un usage plus raisonné et plus équilibré des réseaux sociaux.

Dans un contexte en permanente évolution, il convient d’essayer de tirer le meilleur parti des opportunités incontestables qu’offrent les réseaux sociaux, tout en limitant autant que possible les risques de dépendance, d’addiction voire d’asservissement qu’ils comportent.

Ses recommandations s’articulent ainsi autour de trois axes :

– rééquilibrer le rapport de force en faveur des utilisateurs,

– armer la puissance publique pour réguler et optimiser l’usage des réseaux sociaux sans oublier la sauvegarde de la souveraineté et la dimension environnementale,

– penser dès maintenant les réseaux sociaux de demain.

Le Conseil d’État estime d’abord que l’objectif premier, qui devrait guider l’action des pouvoirs publics tant dans la mise en œuvre des normes européennes que dans les recours éventuels à des instruments de droit interne, est celui d’un rééquilibrage des forces en faveur des utilisateurs, y compris par la promotion d’instruments garantissant l’autonomie stratégique et la préservation effective des droits fondamentaux des citoyens européens. Les textes que vient d’adopter l’Union européenne rendent possible un tel rééquilibrage. Mais des actions complémentaires ou renforcées paraissent possibles et souhaitables.

Ce rééquilibrage doit s’opérer tout d’abord au niveau contractuel. Au fondement de la relation entre l’utilisateur et la plateforme se trouve en effet un contrat, dont l’équilibre est aujourd’hui très favorable à la plateforme. Des efforts doivent être menés, tant au stade de la formation de ce contrat ou de sa modification, notamment en redonnant une réelle place aux utilisateurs ou aux associations qui les représentent, qu’aux différents stades de la vie du contrat. Le Conseil d’État recommande à cette fin d’engager une politique forte de soutien aux associations d’utilisateurs leur permettant de peser dans la négociation des clauses les plus problématiques voire, à moyen terme, d’obtenir des standards minimums. Il propose également de promouvoir les dispositifs de vérification d’âge et d’authentification des identités afin de sécuriser les échanges contractuels et lutter contre le sentiment d’impunité.

Pour faciliter ce rééquilibrage, il souligne l’importance d’aider les utilisateurs à mieux maîtriser l’outil que constituent les réseaux sociaux, notamment les fonctionnalités de l’interface (à travers les paramétrages) et à faciliter l’exercice de leurs droits, d’améliorer leur information sur les plateformes afin de les guider dans leurs usages et choix, de rationaliser et simplifier le circuit des signalements de contenus et d’accompagnement des victimes. Le rééquilibrage devrait aussi s’exercer au bénéfice d’une meilleure connaissance des réseaux sociaux et formation à leur utilisation.

Des propositions sont formulées en vue de soutenir l’accès des chercheurs aux données détenues par les plateformes, ainsi que le permettent le DSA et le DMA, d’améliorer l’accessibilité et la lisibilité du droit, de favoriser les contenus et médias de qualité, de renforcer les actions éducatives et de formation. L’étude propose également d’assurer une véritable sensibilisation au coût environnemental de l’usage des réseaux sociaux.

Enfin le rééquilibrage doit s’opérer au niveau stratégique en utilisant davantage les réseaux dits alternatifs qui, notamment par leurs modalités de fonctionnement et leur politique de sécurité, sont plus protecteurs de la vie privée des utilisateurs comme de la souveraineté des États.

Le Conseil d’État recommande en outre aux pouvoirs publics de soutenir les initiatives visant à promouvoir les communs numériques et l’industrie numérique européenne.

Le deuxième axe des préconisations concerne l’amélioration de l’organisation de la puissance publique qui doit assurer la réussite des textes européens et améliorer son expertise dans le domaine des plateformes numériques.

A cette fin, diverses mesures sont proposées pour assurer la coordination entre la Commission européenne et les États membres et entre les différents secteurs concernés. Comme l’a souligné la première partie de l’étude, le caractère multi-face du droit des réseaux sociaux implique l’intervention de nombreux régulateurs dont la coordination apparaît indispensable.

Les recommandations concernent évidemment au premier chef le niveau national.

Il est proposé de créer un service interministériel permettant d’analyser et expertiser les questions soulevées par le numérique, de suivre l’exécution des politiques publiques dans le secteur et d’offrir un appui au réseau des régulateurs qui interviennent dans le champ de la régulation des plateformes numériques dont l’institution est également préconisée par le Conseil d’État.

Ces instruments devraient notablement améliorer l’efficacité de la régulation qui doit s’appliquer aux plateformes pour assurer le respect effectif des règles en vigueur. Le Conseil d’État recommande également de formaliser une stratégie de prévention des risques et de lutte contre les comportements malveillants et les contenus illicites qui permettrait, outre de faire le point sur les effectifs des services de police et justice mobilisés à cette fin et de les renforcer si nécessaire, de rationaliser les dispositifs existants, de promouvoir des outils innovants d’enquête et de mieux coordonner leurs actions.

Pour mieux armer la puissance publique et les grands décideurs, le Conseil d’État recommande également d’agir résolument en faveur de la formation et de l’accompagnement en préconisant la création d’une structure similaire à l’IHEDN consacrée au numérique et à ses différents enjeux et dimensions. Par ailleurs, la définition d’une doctrine relative à la réutilisation des données personnelles apparaît nécessaire. Enfin, conscient que les réseaux sociaux, dans toute leur diversité, peuvent constituer de formidables atouts pour la puissance publique, il recommande d’en généraliser l’usage chaque fois que cela peut aider à une mise en œuvre plus efficace des politiques publiques et à un meilleur fonctionnement des administrations elles-mêmes, tout en accompagnant ce changement des garanties nécessaires.

Le troisième axe de propositions concerne le plus long terme.


Le Conseil d’État estime que la puissance publique devrait conduire dès maintenant une réflexion approfondie permettant d’anticiper les enjeux des évolutions qui se profilent.

Certaines, comme celles relatives à l’encadrement de la publicité ciblée et la régulation des messageries privées, sont déjà en cours et doivent dès maintenant faire l’objet d’une attention particulière au regard des enjeux majeurs qu’elles représentent pour l’avenir. D’autres, comme celles du ou des métavers, sont encore à un stade préliminaire, mais risquent de poser des questions juridiques, économiques et sociales majeures au cours des prochaines années. Pour mieux se préparer à affronter les défis de demain et à préserver l’individu des mésusages de la technique numérique, le Conseil d’État suggère que la France prenne l’initiative, avec quelques partenaires proches, de proposer l’ouverture d’une négociation, à tout le moins européenne, sur les droits de l’homme à l’ère du numérique.

Au final,

il apparaît qu’il n’existe pas de solution miracle mais une multitude d’actions à différents niveaux qui supposent toutes la responsabilisation de l’ensemble des acteurs et notamment des utilisateurs.

La balle est dans le camp des opérateurs qui sont parties prenantes au processus de régulation, de la puissance publique qui se met en ordre de marche mais aussi des utilisateurs qui doivent raisonner leur usage pour faire des réseaux sociaux un outil au service de tous et non un instrument d’asservissement.

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