
LE PROJET ABANDONNÉ : présenter aux Français une facture fictive des services publics
En 2019, le gouvernement a fait plancher des consultants privés sur l’opportunité de présenter aux Français une facture fictive des services publics qu’ils utilisent. Jugée bancale et risquée, la suggestion a finalement été abandonnée.
Cette initiative avait fait l’objet d’une annonce ( voir FRANCE CULTURE ci contre)
Voir l’article du Monde ci contre de septembre 2022 et l’émission de FRANCE CULTURE de février 2019
1. ARTICLE EXTRAIT
Mesurer le coût des services publics : une idée de Gérald Darmanin enterrée après une mission à 300 000 euros
Trois mois de travail pour un rapport qui dort dans un placard de Bercy. L’histoire serait presque banale si elle ne venait pas illustrer les dérives du recours de l’Etat aux cabinets de conseil, soulevées par le Sénat dans son rapport au vitriol publié en mars 2022.
Car ce rapport oublié n’a pas été rédigé par des fonctionnaires, mais par un cabinet de conseil privé, qui a été payé 301 080 euros pour une mission mal cadrée qui n’a jamais eu aucun débouché concret, selon l’enquête du Monde.
La génèse de cette affaire remonte à début 2019. Après la crise des « gilets jaunes », le spectre du « ras-le-bol fiscal » menace le gouvernement. Partout dans le pays, dans les cahiers de doléances du « grand débat national », des Français modestes réclament une baisse de leurs impôts, après les réductions consenties aux plus riches au début du quinquennat.
« J’y suis défavorable », répond d’emblée Gérald Darmanin, alors ministre des comptes publics. Le transfuge de la droite, aujourd’hui ministre de l’intérieur, tente à l’époque de s’en expliquer dans Le Parisien : « On ne le voit pas toujours, mais s’il y a autant d’impôts, c’est parce que tous les Français bénéficient de services publics gratuits qui font le pacte social français. » Il lance alors une proposition : envoyer chaque année aux Français une « facture » fictive et personnalisée du coût des services publics dont ils bénéficient, pour que « chacun prenne conscience de la façon dont ses impôts sont employés ».
« Une mauvaise idée »
Après avoir fait valider son idée le 20 juin lors d’un séminaire gouvernemental, Gérald Darmanin confie le dossier à la direction interministérielle à la transformation publique (DITP), une administration sous sa tutelle, créée au début du quinquennat pour importer des méthodes innovantes au sein de l’Etat, sous la forme de projets pilotes.
« Quand la commande est arrivée, nous avons été nombreux à nous dire d’emblée que c’était une mauvaise idée, se souvient un ancien agent de la DITP. Si on calcule le coût de chaque service public, les gens vont par exemple s’apercevoir que l’Etat met plus d’argent dans les prépas parisiennes que dans les universités. » En théorie, la DITP a la possibilité de refuser les missions qui ne semblent pas pertinentes. « Mais quand ça vient directement d’un ministre, on n’a pas le choix », soupire l’agent.Lire notre enquête : Article réservé à nos abonnés Les cabinets de conseil, une machine installée au cœur de l’Etat
Voilà donc la DITP chargée d’expérimenter l’idée de M. Darmanin sur un panel restreint de services publics (école, train, musée) en vue d’une éventuelle généralisation. Comme pour la plupart de ses missions, faute de moyens et de compétences en interne, elle sous-traite à des consultants privés.
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2. ÉMISSION
Les services publics bientôt facturés (fictivement) ?
Mardi 5 février 2019. FRANCE CULTURE
C’est une idée du ministre des Comptes publics, Gérald Darmanin. « Afin que chacun prenne conscience de la façon dont ses impôts sont employés ».
Ce serait une facture fictive, que chaque Français recevrait une fois par an. Ou plutôt une « simulation individuelle », avec le coût total des services publics dont il a bénéficié durant l’année.
L’objectif, explique Gérald Darmanin, est « que chacun prenne conscience de la façon dont ses impôts sont employés ». Une proposition formulée par le ministre des Comptes publics dans les colonnes du Parisien-aujourd’hui en France. Sur les réseaux sociaux, cette idée a rencontré un succès inattendu. J’ai pu le constater toute la journée d’hier. Il y a bien quelques avis hostiles, mais une grande majorité des réactions est positive.
Ce qui est encore plus remarquable, c’est que ces commentaires favorables proviennent de camps partisans différents, ou en tout cas d’imaginaires politiques distincts.
Il y a ceux, plutôt à gauche, qui saluent cette idée car elle met en valeur le service public. Elle le rend visible et concret. Elle montre qu’il n’est pas un miracle, mais le fruit d’une contribution collective, qui permet ces écoles et ces hôpitaux quasi-gratuits. A l’exemple de Michèle Delaunay, ex-ministre de François Hollande :
Et puis il y a une philosophie qui emprunte davantage à la droite, elle aussi favorable à cette proposition. Pour constater « ce qui est mis en face » de son impôt ; quels services bénéficient au citoyen en échange de sa contribution.
Les limites de cette proposition
Si cette idée d’une facture fictive des services publics est de prime abord séduisante, on voit mal comment elle pourrait s’appliquer. D’abord, comment comptabiliser le « coût » individuel de chaque citoyen ?
Y aura-t-il un service dédié, à Bercy, qui vérifiera le nombre de repas que vos enfants ont pris à la cantine scolaire ?
Y aura-t-il une unité spéciale qui décomptera le temps que vous avez passé dans un jardin public ?
Combien de fois vous avez porté plainte au commissariat ?
Et même, pour être juste, combien de minutes vous avez mobilisé un fonctionnaire lors de votre déposition ?
Allons plus loin : le propre du service public, c’est justement d’être indivisible. Quand on construit une rue ou un trottoir, c’est parce que personne d’autre que la puissance publique ne peut s’en charger, car ce n’est pas rentable.
Avec la facture Darmanin, faudra-t-il compter le nombre de vos pas sur le trottoir – et donc le pourcentage d’usure du goudron qui vous serait attribué et facturé ? Un raisonnement par l’absurde qui montre les limites de cette idée. L’économiste (et prix Nobel) Maurice Allais avait d’ailleurs montré qu’il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer le coût individuel de ce type de service collectif.
Réponse au poujadisme 2.0
Cela dit, on comprend l’intention de Gérald Darmanin. Il tente de contrer la petite musique « anti-fiscale » dans l’air du temps. Ce discours selon lequel l’essentiel des impôts irait financer « les privilèges des élus », le « train de vie des ministres », ou que sais-je. Une sorte de néo-poujadisme 2.0, remis au goût du jour par une partie des gilets jaunes. Le député UDI Jean-Christophe Lagarde a lui aussi tenté de tordre le cou à cette idée reçue :
Ras-le-bol fiscal et consumérisme
La facture fictive est une initiative peu réaliste mais intéressante parce qu’elle soulève un débat réel. Personne ne peut nier qu’il est intéressé au devenir des prélèvements qu’il paie. Mais concrètement, quel serait l’effet psychologique de ces « simulations individuelles » ?
Imaginez un malade du cancer qui reçoit chaque année la facture de ce qu’il coûte, avec une addition à quatre ou cinq chiffres ?
A l’inverse, imaginez un jeune salarié en bonne santé, qui trouve sa consommation de services publics bien fluette par rapport à la contribution qu’on lui impose…
Veut-on alimenter encore les oppositions, les conflits, les clichés, entre ceux qui seraient « assistés » et ceux qui seraient « ponctionnés » ?
D’ailleurs, le principe de l’impôt, n’est-ce pas de payer pour des services qu’on n’utilise pas forcément ?
La proposition de Gérald Darmanin éclaire une évolution notable de la société : la baisse du contentement à l’impôt, illustrée par l’expression « ras-le-bol fiscal » qui a émergé ces dernières années.
Sans oublier l’essor de l’individualisme tendance consumériste qui tend à ringardiser le principe des cotisations collectives.
L’on veut choisir où va son argent. On préfère d’ailleurs le donner à une cagnotte en ligne pour les policiers plutôt qu’au Trésor public qui les rémunère.
Mais avec cette idée de facture fictive personnalisée, va-t-on renforcer le consentement à l’impôt ou bien l’ébrécher un peu plus ?
Frédéric Says