
Challenges a dévoilé trois extraits de Successions, L’argent, le sang et les Bolloré, Arnault, Pinault
écrit par Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider, grandes reporters au Monde.
Une plongée dans trois des plus grandes familles industrielles françaises, où le choix du dauphin se pressent, se prépare dès le plus jeune âge.
« Enquêtant sur un terrain bien connu de Challenges, les deux autrices Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider, grandes reporters au Monde, ont ajouté dans ce livre, Successions, L’argent, le sang et les larmes, issu des séries publiées chaque été dans leur journal, toute leur sensibilité à l’heure où les tycoons décident (ou pas) de lâcher leur empire. Outre les extraits ci-contre, les chapitres levant le voile sur l’univers des familles Seydoux, Bouygues et Hermès valent le détour. Extraits. »
ARTICLE
Bolloré, Arnault, Pinault : plongée dans trois grandes familles industrielles françaises
le 15.10.2022 CHALLENGES écrit par Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider
La complémentarité Bolloré
Même entre Cyrille et son frère Yannick, les enfants Bolloré les mieux placés dans la succession, la répartition est loin d’être équitable. Cyrille dirige l’empire – sous le regard constant de Vincent -, ce qui le place au-dessus de son aîné. Le microcosme des affaires garde en mémoire cette phrase du patriarche voyant arriver Yannick et Cyrille à un pince-fesses: « Voilà le beau gosse et celui qui bosse! » Si Vincent Bolloré affirme aimer autant l’un que l’autre, c’est à Cyrille, le plus costaud et le plus discret, qu’il a confié les clés du coffre et les responsabilités les plus importantes. C’est le seul qu’il a lui-même vraiment formé, lui faisant grimper un à un les échelons de son empire, avec exigence. Un jour, alors que Cyrille se plaint du caractère ombrageux de Dimitri Xylinas, patron de la distribution pétrolière du groupe, avec lequel il doit travailler, son père lui rétorque: « Tu vois, la vie des affaires, c’est ça. On est confronté à des types qui vous emmerdent toute la journée. Il faut tenir et progresser. En haut, il y en a moins. »
Pour aider Cyrille à atteindre le « haut », il a fait appel à ses amis Nicolas Sarkozy et Michel Roussin, l’ancien ministre spécialiste des affaires africaines, qui a organisé le premier voyage de l’héritier à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Vincent Bolloré a ensuite confié son fils à Etienne Giros, directeur de la division Afrique du groupe Bolloré entre 1991 et 2005. Ce dernier l’emmène au Cameroun et l’initie au business comme aux secrets de la branche africaine, dans laquelle il évolue désormais avec aisance. Vincent a fini par lui laisser officiellement les pleins pouvoirs en 2019, ainsi que son bureau dans la tour qui porte le patronyme de la famille à Puteaux, dans les Hauts-de-Seine. Le fils choisi n’a rien changé à la décoration du lieu. Tout juste a-t-il ajouté un ou deux fauteuils. Il travaille sur la table ayant appartenu à son grand-père, manière de signifier qu’il prend lui aussi la mesure de cet héritage.
Les décisions majeures prises par Vincent et lui seul
Les hauts cadres du groupe ne sont pas dupes de cette organisation. Quelles que soient les fonctions des uns et des autres, les décisions majeures sont prises par Vincent et lui seul: l’entrée dans le capital de Lagardère, les ambitions du groupe sur Europe 1, la stratégie de Vivendi, les affaires africaines. C’est à peine s’il prend le temps d’en informer ses fils. Il est omniprésent, passant une tête dans les comités de direction où siègent ses enfants, histoire de montrer qu’il demeure le patron. Dans un tel contexte, Yannick a dû avaler pas mal de couleuvres. Lorsque Bertrand Meheut, le patron de Canal+ à l’époque, explique à Vincent Bolloré qu’il a besoin d’une petite chaîne gratuite, ce dernier accepte de transformer Direct 8, privant son fils, sans lui demander son avis, de la chaîne sur laquelle il s’était fait les dents. Yannick encaisse sans broncher. Il organise même un grand pot d’adieu avec les collaborateurs de la chaîne. Son père le place ensuite à Havas comme pour lui rappeler qu’il est le chef et que tous doivent s’adapter.
Parfois, Yannick laisse tout de même poindre une once d’agacement. Charmeur et frondeur, il est le seul de la fratrie à oser faire savoir qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec certaines décisions paternelles. En 2017, alors que la reprise en main brutale de son père sur I-Télé (la future CNews) a provoqué, quelques mois plus tôt, le départ des trois quarts de la rédaction, il reconnaît devant l’association des journalistes médias que ce dernier « s’occupe peut-être de trop de choses ». Deux ans auparavant, dans les colonnes du magazine Challenges, il expliquait: « Travailler en famille est une chance quand tout se passe bien, mais ce n’est pas plus simple. C’est formidable ou plus compliqué, car l’émotionnel et l’irrationnel peuvent entrer en jeu. »
« Jamais il ne cédera sa place »
Mais c’est un jeu gagnant-gagnant auquel se livrent père et fils, celui de la complémentarité. A Yannick le rôle du gars cool, chemise blanche et bracelets aux poignets, copain de Cyril Hanouna, avec lequel il joue au tennis, et discutant avec les journalistes quand son père les exècre. Il apporte son aisance et son réseau à Cyrille, plus renfermé, qui en manque. Pendant des années, Vincent Bolloré a répété qu’il lâcherait les rênes du groupe le 17 février 2022. Lorsque le grand jour est arrivé, il a suivi pas à pas la mise en scène prévue… et rien n’a changé. A-t-il reporté simplement l’échéance de quelques mois, le temps de terminer l’absorption du groupe Lagardère? « C’est une vaste blague! Jamais il ne cédera sa place, même à ses enfants, s’esclaffe un conseiller des puissants qui le connaît bien.
Même s’il affecte d’être président d’honneur, vous verrez, il siégera en bout de table et, dès qu’il dira un mot, tout le monde s’inclinera. » Pour beaucoup, le scénario le plus probable est celui du maintien d’une influence officieuse. « Transmettre n’est pas disparaître, note en souriant son ami Bernard Poignant [ancien maire socialiste de Quimper]. Jusqu’à sa mort, il aura un œil sur le groupe. »