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Germain Marsan, professeur de philosophie à la retraite. 10 septembre 2022. LE DEVOIR
Nous vivons des transformations sociales, économiques et technologiques d’une ampleur et d’une rapidité sans précédent. La diversité des croyances, des idées qui s’affrontent, fragilise tout consensus, amplifiant l’impasse et l’impuissance à résoudre nos problèmes les plus urgents.
De toute part semble se déchirer le tissu social, ce qui fut particulièrement mis en évidence lors des manifestations des camionneurs à Ottawa. Au départ, on soulève un sujet bien circonscrit : le passage des frontières entre le Canada et les États-Unis par les routiers non vaccinés. À ce groupe viennent se greffer ceux qui refusent les mesures sanitaires. Puis s’ajoutent ceux qui dénoncent de façon globale les atteintes à la liberté et tous ces électeurs qui trouvent un exutoire dans le Parti conservateur du Québec et qui embrassent l’idéologie libertarienne d’Éric Duhaime.
Comment comprendre cette escalade comme s’il nous était donné d’entrevoir sous la pointe de l’iceberg ce qui s’y cache ? La grogne généralisée de la population exaspérée par la pandémie fut-elle l’expression d’un malaise plus profond ? De fait, ses contestations visaient bien plus que le refus des mesures sanitaires. Elles revendiquaient le droit à la parole, à la libre expression. Loin de se limiter à une révolte locale, les contestations manifestaient un réel malaise, sinon une crise de la démocratie.
On ne peut remettre en question cet adage kantien : « Aie le courage de penser par toi-même », un fondement des chartes des droits et libertés. À partir de nos expériences vécues s’est édifiée notre identité regroupant nos valeurs les plus personnelles, façonnant notre sensibilité, notre façon subjective de sentir les choses et de donner sens au monde. L’autonomie, agir et penser par soi-même, est le droit le plus inaliénable. C’est en toute liberté que chacun peut exprimer ses idées, même celles, et peut-être même surtout celles qui iraient à l’encontre de la pensée dominante.
Dans son ouvrage Le réalisme à visage humain, le philosophe et mathématicien Hilary Putnam (1926-2016) y va toutefois d’une mise en garde. Nous pouvons demeurer captifs d’une croyance parce que nous ne pouvons pas reconnaître que notre représentation des choses n’est qu’une image. Nous finissons par croire que ce que nous pensons reflète ce qu’est le monde. La manière dont les choses nous apparaissent est, pour nous, la réalité. Nous sommes alors piégés par notre croyance, en retrait des autres et de la réalité. N’est-ce pas une forme insidieuse du narcissisme infiltrant en profondeur notre sensibilité ? De la sorte, exclusivement centré sur soi-même, comment est-il possible d’être réceptif à des perspectives différentes, contraires à sa propre façon de voir les choses, et d’agir conformément au bien-être de tous ?
Liberté absolue et parole d’autrui
L’avancée du libéralisme économique en retrait des valeurs sociales se double d’un libertarisme culturel mettant en spectacle ces moi narcissiques, produits d’un individualisme replié sur lui-même, dont le credo affirme que ce que je pense est vrai parce que je suis libre de penser ce que je veux. Ainsi déconnectée de la réalité, et des autres, la liberté peut tout justifier, masquant le fait que cette vision prônant la liberté absolue représente une fermeture à la parole d’autrui.
Il est, de prime abord, très déconcertant de constater à quel point il est difficile et même souvent impossible de changer une croyance d’une personne. La pandémie nous en a fourni de multiples exemples. Même des arguments solides semblent impuissants à rectifier certains jugements plus que problématiques ou carrément irrecevables. On répond à un argument par un contre-argument. On s’accroche ainsi à sa propre façon de voir les choses, ce qui amplifie les oppositions et le dogmatisme. Ainsi se polarisent les « pro » et les « anti », qui s’enferment chacun dans leur manière de voir respective, chacun des groupes étant piégé dans sa croyance, aveugle à ce que peut penser l’autre. La pensée différente devient pensée adverse. Aucun projet de société ne peut ainsi souder les individus en une communauté. Au contraire, ce que dit l’un sera décrié par l’autre, et ce, à propos des grandes questions qui caractérisent notre époque. Ainsi en est-il des problèmes que posent la laïcité, l’avortement, les armes à feu, l’immigration, la liberté d’expression, l’affrontement entre les groupes identitaires nationalistes et les groupes diversitaires, et plus encore.
« La façon de ne pas résoudre un problème éthique, c’est d’avoir un principe radical et d’accuser ceux qui refusent [d’adhérer à] ce principe absolu d’immoralité », écrit Putnam. Évidemment, il s’agit ici d’un refus catégorique de toute vision qui serait non conforme à celle que l’on promeut, tout le contraire de l’écoute d’autrui. Pour Putnam, il ne s’agit pas d’éliminer la confrontation des idées, bien au contraire. Seul le dialogue peut permettre l’élaboration de nouvelles façons de percevoir un problème et d’y apporter une solution plus adéquate. Encore faut-il qu’il y ait des espaces où peut s’exprimer la diversité des points de vue.
Comment expliquer cette polarisation des idées, et comment entrevoir une voie de sortie de cet affrontement improductif ? La politique concerne l’organisation sociale et économique ainsi que la gestion de problèmes pratiques touchant le vivre-ensemble. Pendant la pandémie, le gouvernement consultait des scientifiques, des experts en santé publique. Leurs recommandations avaient valeur objective puisqu’elles reposaient sur des observations méthodiques et des données mesurables. Mais il y a aussi tout un ensemble de facteurs essentiels à la santé avec lesquels devait jongler le gouvernement, des éléments qu’on ne pouvait aisément objectiver, qui échappent à l’exactitude d’un savoir formel. De la même manière, si la politique gère des aspects très pratiques et concrets de la vie des citoyens, cette organisation émerge d’un arrière-fond implicite, d’une idée générale de ce que l’on veut que la société devienne, bref, d’une croyance.
De manière générale, on peut se représenter le monde tel que décrit par la science comme une image vraie de la réalité. L’univers est une machine mue par des forces mesurables et objectives, soumises aux lois de la raison, assurant ainsi le contrôle et la domination de la nature. Le mot « rationalité » signifie maîtrise technique, prévision, efficacité. Nous avons fini par nous représenter le monde tel que décrit par la science comme l’unique image vraie du monde, réalité en opposition à nos connaissances vécues, perçues comme de simples préférences subjectives, sans réelle valeur de vérité. Notre croyance en ce type de rationalité entraîne une dichotomie entre les faits décrits par la science et les valeurs telles que vécues subjectivement. Cette connaissance rationnelle, instrumentale, absolument nécessaire diffère de la connaissance existentielle, empirique, affective.
Nouvelle objectivité
Le monde est tel que nous en faisons réellement l’expérience, accumulant une multitude de connaissances vécues. Mais ces dernières sont perçues comme de simples perspectives subjectives, privées, réfractaires au consensus.
Putnam pose cette question : « Pouvons-nous parvenir à une connaissance objective, autre, issue de l’expérience quotidienne, du vivre dans l’ordinaire ? » Il propose une nouvelle définition de la notion d’objectivité.
Toute question résulte d’une situation pratique, problématique, à l’intérieur d’un contexte précis où s’opposent des perspectives, des enjeux particuliers. Puisque toute expérience est relative à l’histoire personnelle et sociale d’un individu, puisque les valeurs éthiques et esthétiques émergent de la totalité de ce qui constitue chacun, ce qui est expérimenté ne peut être que subjectif et partiel. Chacun interprète un fait, un texte ou une oeuvre d’art selon son propre point de vue. Comment penser une nouvelle objectivité ?
Putnam introduit la « métaphore de l’arrêt de justice », celle de la décision qu’un juge, placé devant un problème où aucune théorie ou solution satisfaisante n’apparaît, est appelé à rendre. Il optera pour une position raisonnable en nouant un dialogue à la recherche de ce qui serait le plus juste de faire, en établissant un sens, une orientation, un objectif partagé. En tant qu’être au monde, situé dans un espace-temps, nous recherchons l’interprétation la plus juste d’un fait et la mise en oeuvre de pratiques susceptibles d’atteindre cet objectif. Le dialogue devient essentiellement un processus de création où les différentes perspectives interagissent et s’influencent, se transformant en un accord consenti, provisoire.
Le dialogue est le processus où se construit l’objectivité. « Quand l’attitude devient celle où l’individu ne se sent pas lié par un consensus qu’il n’aurait pas lui-même choisi, alors la fantaisie et le désespoir se donnent libre cours », estime Putnam. Certes, il s’agit d’une objectivité à visage humain, c’est-à-dire toujours partielle et ouverte sur d’autres possibilités.
Valeurs et énigmes
Putnam parle aussi de « la métaphore de la lecture ». Devant une oeuvre d’art, un texte ou un fait de la vie courante, des individus auront des interprétations différentes. Il ne peut en être autrement. Une interprétation met en jeu plus d’éléments qu’un raisonnement logique ; elle résulte de tout l’arrière-fond qui constitue un individu, sa sensibilité, sa résonance intime. Par exemple, l’expression « épanouissement humain » ne contient rien de précis et aucun critère objectif ne permet d’en donner une définition totalement satisfaisante. Différentes personnes peuvent interpréter le mot « épanouissement » sous différents angles, comme s’il fallait se rapprocher d’une saisie idéale.
Ainsi, les valeurs éthiques et esthétiques demeurent des énigmes : leur sens n’est jamais fixé, déterminé. Elles demeurent des idées vagues, imprécises, que le partage des opinions doit sans cesse amener à leur expression la plus juste. Cette sensibilité représente un accès à une rationalité autre, plus large, une forme de rationalité inscrite dans notre expérience quotidienne du monde, priorisant le souci de l’humain.