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« Blanc », de Sylvain Tesson, ou comment l’écriture naît parfois de la neige
Par Jean-Paul Brighelli Publié le 20/10/2022 MARIANNE
Il y a les écrivains assis, qui « ont toujours fait tresse avec leurs sièges », disait Rimbaud. Et puis il y a les écrivains marcheurs, Bouvier, Beauvoir, Loti, Raspail, Stevenson, Stendhal… Sylvain Tesson appartient de toutes ses fibres à cette deuxième catégorie, et « Blanc », récit de la traversée des Alpes en quatre hivers, est aussi bien une ascèse qu’une invitation au voyage.
Les grandes idées sont toujours simples : par exemple, traverser les Alpes à pied de Menton à Trieste, le long d’un arc imaginaire emprunté par tous les conquérants de l’inutile et quelques généraux intéressés, d’Hannibal à Napoléon. Sylvain Tesson et son compagnon, le guide Daniel du Lac – un nom de preux s’il en fut jamais – parcourent en quatre mois répartis sur quatre années, de 2018 à 2021, cet itinéraire improbable, à travers les glaciers, les cols haut perchés, les névés vertigineux et les forêts immobiles, « mikado de cristal ».
Géographe de formation, Sylvain Tesson sait comme Paul Morand qu’« ailleurs est un mot plus beau que demain ». Il a parcouru bien des paysages, de l’Himalaya aux steppes d’Asie centrale, ou la diagonale du vide français arpentée dans Sur les chemins noirs (2016). À présent, les Alpes : « Cette fois, je partais dans le Blanc. Et je comptais sur la couleur substantifique pour me pourvoir de joie. Le séjour dans les paysages de neige est une saignée de l’âme. On respire le Blanc, on trace dans la lumière. Le monde éclate. On se gorge d’espace. Alors s’opère l’éclaircie de l’être par le lavement du regard. » C’est que « les alpinistes sont prêts à tout détruire – l’amour, la famille et eux-mêmes – pour repartir dans la matrice. »
LA PAGE BLANCHE
Il n’est pas nécessaire, pour expérimenter la catharsis la plus rude, de relire Sophocle ou Racine. Le Dôme du Goûter (4 300 mètres et des broquilles) ou le col de Mallemort (« C’est Tolkien », dit du Lac) suffisent. Monter, descendre. Trouver dans les refuges des livres abandonnés – saint Augustin ou Cendrars. Et tout en marchant, se raconter la littérature : on se récite Baudelaire (« Horloge, dieu sinistre, effrayant, impassible… ») et on découvre que « l’alexandrin classique est la meilleure scansion de l’effort mécanique ». Ou l’hexamètre dactylique peut-être.
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Le marcheur suit une ascèse à proprement parler janséniste initiée par Mallarmé – « Fuir, là-bas, fuir », se récite-t-il. Là se trouve peut-être la clé de ce livre formidable. La neige est la « blanche agonie » du cygne mallarméen, mais c’est aussi la page blanche sur laquelle s’esquissent d’autres signes : « La trace à peine sombre rayait le vallon et devenait le zigzag d’une ligne brisée quand se raidissait la pente. Nous avions laissé un trait dans le Blanc : des écritures dans la montagne. »
Mais le Blanc se régénère et l’on revient à la page blanche – à la page suivante. Gallimard a très bien fait d’imprimer ce livre sur un papier très pur ; tant pis pour les écologistes qui préfèrent le papier recyclé d’on ne sait quelle activité impure. Yasunari Kawabata (dans Pays de neige, 1935-1947, et 1960 pour la traduction française) a magnifiquement parlé de cette fascination du blanc, qui s’apparente aussi, pour l’écrivain japonais, à l’épiderme immaculée d’une onsen geisha. Tesson flirte sans cesse avec la tentation toute japonaise de la trace, et y succombe même une fois, en une sorte de haïku rimbaldien augmenté :
« Il est revenu
Qui ? L’éphémère
La neige tombée
Sur la terre. »
En quatre-vingt-cinq jours et autant de chapitres, Tesson nous fait passer de la Méditerran��e, « où sombre la montagne dans des gerbes de palmiers » à l’Adriatique, sur la plage de Duino hantée par Rilke. Du bleu au bleu en passant par le Blanc. Une épopée minuscule, et un grand livre.
Sylvain Tesson, Blanc Gallimard