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Un recueil de poèmes de petits miracles instantanés par Denise Le Dantec
Par Jean-Paul Brighelli. MARIANNE Publié le 12/01/2023
Livre : un recueil de poèmes de petits miracles instantanés par Denise Le Dantec
Les éditeurs publient peu de poésie, le public hésite à en acheter. Denise Le Dantec illustre abondamment cette double erreur, dans un recueil marqué tout à la fois par Rimbaud, par son titre, par Mallarmé et « le vide papier que sa blancheur défend », et par tous les poètes japonais de l’instant saisi à vif, grâce à son sens de l’image.
Dans les années 1960, quelques grands producteurs italiens gagnèrent de l’argent avec le western spaghetti ou le « giallo » – à la frontière sud de la violence, de l’horreur et de l’érotisme. Au lieu de thésauriser, ils réinvestirent leurs bénéfices dans les films de Fellini ou Visconti. Ils savaient bien que ce serait, dans un premier temps, à perte. Mais ils avaient le sentiment de le devoir au cinéma, à l’Italie, et au monde.
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Il serait bon que nos grands éditeurs, enrichis par Guillaume Musso, Marc Levy et Virginie Despentes, consacrent une portion des bénéfices réalisés avec de l’infra-littérature à des auteurs plus confidentiels mais plus précieux. Il s’écrit toujours beaucoup de poésie, mais le pays qui a donné au monde Ronsard, Racine, Hugo, Apollinaire ou Char hésite désormais à leur chercher des successeurs.
ESTAMPES JAPONAISES
Ce sont là des noms bien terrifiants pour un poète d’aujourd’hui. Mais pourtant Denise Le Dantec se confronte à Rimbaud (on se souvient de « Ô saisons, ô châteaux Quelle âme est sans défaut », dans Les Illuminations), et, plus encore, à Mallarmé. Au « lac dur oublié que hante sous le givre / Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui »répond ici le « blanc archaïque de la page ». Et Laurent Zimmermann (auteur de Rimbaud ou la dispersion en 2009) a beau jeu de noter, en préface à ce recueil précieux, que le blanc chez Le Dantec est « un blanc vivant, animé, emporté immédiatement dans ses variations, ses réversibilités ».
En fait, la parole est distillée sur la page de façon à révéler le motif inouï qui se dissimulait dans le blanc. La plupart des estampes japonaises classiques allient un dessin et un poème calligraphié, sans que l’on puisse dissocier l’écrit et la peinture. On assiste ici à quelque chose de semblable ; et il n’est pas étonnant que l’auteur (elle ne m’en voudra pas de ne pas écrire « auteure », elle qui est assez archaïque pour utiliser parfois l’esperluette) utilise, en sous-main, les formes classiques de la poésie japonaise.
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Ce haiku par exemple :
« Chaque soir je vois la lune se lever
De la rampe de secours
D’un réverbère »
Ou ce tanka :
« Trois violons, quatre –
Apollon danse
Au fond de la ruelle
Ses ailes scintillent
Le ciel est plein d’étoiles »
Les mots savamment jetés sur la page ordonnent dans l’esprit du lecteur un dessin qu’il n’est plus besoin de figurer, de la même façon que Bashô a généré certaines des œuvres les plus belles de Hokusai.
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À noter qu’à rebours de bien des poètes amateurs, Denise Le Dantec refuse obstinément l’alexandrin, cette tarte à la crème de la poésie française. Elle préfère l’impair – comme Verlaine.
Voilà des noms bien écrasants, mais les qualités plastiques des poèmes de Denise Le Dantec nous invitent irrésistiblement à évoquer, d’échos en échos, ce que la poésie a produit de plus haut depuis Orphée, objet d’une quête infinie dont ces poèmes sont les lambeaux jadis déchirés par les Ménades et ici patiemment retrouvés :
« Une lune et quelques sons de corde.
Vingt mètres d’étoiles.
« Dites-moi, demandai-je
« Où est
Orphée ? »
« Allez par là, me répondit
une voix étrange :
« Sur la falaise
Avec l’armée des mouettes
Qui grommellent
Qu’elles sont Eurydice. »