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VIENNE/AUTRICHE : À QUI APPARTIENT L’ESPACE PUBLIC ?

EMISSION

Vienne, un modèle de ville inclusive

Vendredi 13 janvier 2023 FRANCE CULTURE

Bien avant que tout un vocabulaire se développe autour de la notion de genre, la capitale autrichienne s’intéressait déjà au rapport des habitantes à leur ville, en posant la question : à qui appartient l’espace public ?

Avec Chris Blache consultante en socio-ethnographie, cofondatrice et coordinatrice de Genre et Ville

Verdir les villes, réduire l’espace de la voiture, réfléchir à la place allouée à chacune et chacun dans les rues, les parcs et les places… Ces sujets reviennent souvent dans l’actualité, les grandes villes s’attachant à devenir plus vivables pour leurs habitants qui souffrent d’un manque d’espace. À Vienne pourtant, ces préoccupations ont plus de trente ans, et si la capitale autrichienne s’est attachée à ces questions, ce n’est pas par le prisme de l’environnement : c’est celui du genre qui a d’abord primé.

Dans les années 1990, une jeune urbaniste de la ville propose d’organiser une exposition intitulée À qui appartient l’espace public ? La vie quotidienne dans la ville. Elle met en scène le quotidien de six femmes vivant à Vienne. L’exposition, accueillie froidement par les services de la ville, est un succès : elle permet aux élus de découvrir la nécessité de réfléchir à une meilleure répartition de l’espace public. Ils nomment Eva Kail à la tête du « Bureau des femmes ».

Grand reportage carré

« À cette époque, personne ne parlait d’espace public, et personne n’évoquait les obstacles rencontrés par les piétons« , raconte Eva Kail, à l’origine du projet. « Dans les discussions que nous pouvions avoir sur la mobilité et le trafic par exemple, le sujet était dominé par la voiture et les transports en commun, mais les piétons étaient complètement négligés. C’était un peu un angle mort de la mobilité. » Pour la première fois, la question était étudiée sous un autre angle, celui de la différenciation sexuelle. Les travaux permettent de relever plusieurs faits intéressants : les hommes se déplacent principalement en voiture et à vélo, alors que les femmes recourent plutôt aux transports en commun et à la marche.

« Nous avons montré l’importance des parcs et des aires de jeux », ajoute Eva Kail, « aussi parce que c’est ici que prend place ce qu’on appelle « le travail de soin non payé ». Il est donc nécessaire d’être attentif à la disponibilité et la qualité des espaces verts dans la ville. » Autrement dit, jusqu’à présent, la ville était pensée principalement par des hommes, élus ou experts, architectes, urbanistes pour des actifs ayant besoin de se déplacer efficacement. Le travail rémunéré ou non mais invisible, qui consiste à emmener les enfants au parc, s’occuper de personnes âgées ou handicapées dans leur quotidien, disposait des portions congrues de la ville.

Le premier travail des équipes consiste alors à étudier 36 parcs, passés à la loupe par une équipe de sociologues, qui observent et interrogent adultes et enfants. Les conclusions de leurs travaux montrent que ces parcs sont bien pensés pour les jeunes enfants, mais qu’ils ont un défaut conséquent pour les adolescents : ils provoquent la disparition des jeunes filles. Les infrastructures proposées aux plus grands étant uniquement tournées vers le sport, plus prisé par une catégorie de garçons, ces dernières arrêtent de fréquenter les parcs. « Vous avez une vraie concurrence de l’espace et c’est toujours le plus fort qui gagne, autrement dit les jeunes hommes, qui sont dominants dans ces espaces. Nous avons donc inclus des mesures dans le concept stratégique de la ville de Vienne et depuis, chaque nouveau parc ou chaque réaménagement doit suivre ces principes », indique Eva Kail.

C’est également le cas des places, comme celle, située dans un ancien quartier ouvrier et aujourd’hui cosmopolite, de ReumannPlatz. Lors de son réaménagement à l’occasion de la prolongation du métro, la municipalité a choisi de confier la conception au bureau Tilia, un groupement de paysagistes féministes. Pour Wojciech Czaja, journaliste et architecte qui mène la visite, « cette place montre bien ce que peut proposer la ville dans un endroit où beaucoup de communautés étrangères, de personnes différentes et de genres différents se rassemblent et se croisent. » Cette place, constituée de nombreux espaces verts, d’aires de jeux et d’une scène, d’îlots distincts équipés de bancs, de petites tables fixes pour deux ou quatre, mais aussi sur une place centrale de tables sous un préau permettant de rester à l’ombre en été, a fait l’objet d’un travail de concertation poussé. « Ces idées sont simples et peu coûteuses, mais elles montrent la prise en considération des aménageurs pour les personnes qui souhaitent se retrouver dans l’espace public », estime Wojciech Czaja. Le point d’orgue de ces nouveaux aménagements est cette scène légèrement surélevée, aménagée sur l’un des côtés de la place, face à des tables et des bancs. « Le bureau Tilia a organisé des consultations et il en est ressorti l’envie, pour les jeunes filles, d’être visibles », décrit Katja Schechtner, architecte et urbaniste. C’est donc une scène qui a été choisie, placée dans un espace ouvert où les adolescentes aiment se retrouver. « Elles peuvent venir pratiquer toutes sortes d’activités comme jouer, danser, chanter, s’asseoir et discuter… la ville organise aussi, en été, des activités planifiées avec différents groupes », détaille Katja Schechtner.

Pour obtenir ce résultat, c’est une concertation de terrain qui a été menée en amont. Loin des concertations habituelles organisées dans des salles de la mairie en soirée, consistant à présenter un projet sur diapo et à répondre à des questions provenant d’un public essentiellement masculin, les paysagistes ont procédé en deux étapes. D’abord, elles ont organisé des activités sur la place pour montrer aux habitants ce qu’il était possible d’imaginer dans ces lieux. Ensuite, elles ont posé trois tentes sur le site, pour capter les passants en différents endroits et leur proposer un « café de l’aménagement ». Sur les plans disposés devant eux et des posters présentant différentes ambiances, chacun pouvait commenter, suggérer des activités, des aménagements. « Même les personnes qui passaient sans s’arrêter, on les alpaguait en leur disant « en 30 secondes, collez 5 gommettes sur ce papier : que préférez-vous ? » Ils pouvaient noter ce qui les intéressait, et un système de couleur permettait de différencier les hommes, les femmes, les ados et les enfants, pour cibler leurs envies », raconte Eva Kail. « On a relevé ainsi que les femmes souhaitent plus de verdure et de nature. Et vous pouviez aussi voir que les garçons participaient plus que les filles, donc j’ai encouragé les filles à donner leur avis. Des méthodes très simples, mais qui sont vraiment efficaces pour disposer d’un meilleur ressenti grâce à cette approche. »

Le résultat de ce changement de prisme, adopté pour tout nouvel aménagement, est la succession de petites touches qui, loin d’être spectaculaires, se fondent dans le paysage tout en permettant à chacun et chacune d’y trouver sa place, et d’améliorer son bien-être dans l’espace public. Les habitants de la capitale ressentent ces changements lorsqu’ils décrivent les évolutions relevées dans leurs quartiers. Norbert par exemple, vit à Zieglergasse depuis trente-sept ans. « Quand je suis arrivé en 1985, le quartier était très… gris. Toutes les maisons, les rues étaient grises. Avant, la ville était construite pour les voitures seulement. Il y avait juste de petits trottoirs sur les côtés. Maintenant, ça change, la verdure rentre dans la ville, beaucoup d’arbres ont été plantés, mais il n’y a pas que les arbres ; de l’espace a été redonné aux habitants. Il y a beaucoup de places où l’on peut s’asseoir, prendre son temps. Pas seulement dans les parcs, mais aussi dans les rues, dans des espaces aménagés avec des buissons et des arbres. » En nous faisant visiter sa rue, il montre l’installation de brumisateurs destinés à rafraîchir les passants – et amuser les enfants – installés sur des trottoirs élargis, où se trouvent également des bancs installés sous de petites canopées de verdure. Le sol, remplacé par des dalles blanches, évite l’accumulation de chaleur en été.

Les préoccupations environnementales, qui ont émergé ces dernières années, ont fini par se recouper avec l’accent mis par la ville depuis 30 ans sur la nécessité de ralentir et de verdir les rues. Pour Eva Kail, « il existe une grande synthèse entre crise climatique et urbanisme sensible au genre. Il est nécessaire de s’adapter pour combattre la crise climatique, il faut verdir la ville. Depuis la perspective de l’aménagement sensible au genre ou l’urbanisme féministe, c’est une chose que l’on dit depuis longtemps : les espaces verts sont très importants, tout comme le développement des transports en commun. »

On l’a compris, tout pousse à réduire considérablement la place de la voiture en ville. Mais la municipalité travaille également sur un autre aspect : la qualité des logements. À la tête de 220 000 logements, la ville de Vienne est le premier bailleur social en Europe. Un investissement qui lui permet de réfléchir autrement aux besoins des habitants. Et il existe un endroit où la ville peut tester toutes ses hypothèses grandeur nature : il s’agit de Seestadt, un ancien aéroport de 240 hectares où émerge un tout nouveau quartier. À terme, plus de 100 000 habitants s’y logeront, dans des immeubles flambants neufs agencés autour d’un lac central où viennent se baigner les viennois en été. Pour l’heure, 40 % du quartier est construit. À la tête de ce projet, Gunther Laher, en charge de la programmation urbaine. Ici, il expérimente l’ensemble des recommandations émises par la ville sur les plans de la mobilité, de la qualité des logements, des services et des activités à la disposition des habitants.

Son premier succès : un inversement de tendance, en rendant la voiture minoritaire. Les voitures ne sont admises que sur la « Sonnenallee« , une voie périphérique autour du lac. Aucun véhicule personnel n’est admis au cœur des quartiers, les immeubles n’ont d’ailleurs pas de parking : il faut louer une place de stationnement dans les garages situés sur la Sonnenallee. Grâce à cela,  » le schéma de répartition est déjà de 20-20-20-40 « , explique Gunther Laher, « autrement dit 20 % de déplacements à pied, 20 % à vélo, seulement 20 % en voiture et 40 % en transport en commun. La ville de Vienne essaie d’atteindre cet objectif pour 2030, mais à Seestadt nous l’avons déjà atteint », se réjouit-il. Une manière de sécuriser les lieux et de dégager de l’espace pour d’autres infrastructures. Ici, il n’existe aucune clôture entre les immeubles, et les pièces situées en rez-de-chaussée sont communes et complémentaires. On y trouve des salles de jeux pour enfants, des cuisines collectives, des espaces de coworking… et dans les cours intérieures accessibles à tous, des tables, des hamacs, des potagers et différentes aires de jeu, du bac à sable aux gradins, en passant par des prises d’escalade. Il existe également des appartements partagés, que les habitants peuvent louer pour y héberger des amis ou de la famille de passage. La cerise : ces cinq piscines, trois en accès libre et deux sur les toits des immeubles, invitant chacun à se baigner.

Ces infrastructures, permises grâce à la volonté de la municipalité de garder la main sur ces projets immobiliers, ont attiré de nombreuses familles. La pyramide des âges est donc jeune à Seestadt : le quartier compte 27 % d’enfants âgés de 0 à 18 ans, alors que la moyenne, dans la capitale est de 19 %.

Pour les habitants de Vienne, interrogés à l’occasion de ce reportage, l’amélioration de leur quotidien est palpable. Pourtant, aucune des personnes interrogées n’avait jamais entendu parler ni de « gender planning » ni de « gender budgeting« , deux termes employés par la ville pour décrire sa politique. Pour Gunther Laher, « C’est la combinaison d’idées et le souhait de traduire cela concrètement pour que les gens puissent le ressentir dans le quotidien qui est déterminant. » Pourtant, la ville est de plus en plus sollicitée par des élus étrangers désireux d’en apprendre un peu plus sur cette capitale, qui décroche régulièrement le titre de « ville la plus agréable du monde ».

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/grand-reportage/grand-reportage-emission-du-vendredi-13-janvier-2023-7970130#

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