
« Le problème de l’universalisme n’est pas l’échec des valeurs de liberté et de démocratie, il est celui de leur mise en œuvre. Il ne fallait pas baisser la garde »
Titre LE MONDE – Sylvie Kauffmann le 28 décembre 2022, qui poursuit :
« Oui, les régimes autoritaires ont gagné du terrain depuis le début du XXIᵉ siècle. Mais les mêmes idéaux continuent d’animer ceux qui les combattent. A l’Europe de les moderniser, souligne Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.
« C’est un fait, brut et incontestable, une tendance lourde du début du XXIᵉ siècle que l’année 2022 n’a pas démentie : la démocratie libérale est en recul dans le monde, les régimes autocratiques ont gagné du terrain, l’attrait du modèle de « l’homme fort » ne faiblit pas. Dans ce même espace il y a une semaine, mon collègue Gilles Paris s’est inquiété à raison de cette évolution, minutieusement documentée par deux institutions indépendantes, Freedom House et V-Dem.
« Ce phénomène, réel, ne raconte pourtant qu’une partie de l’histoire. L’autre partie est racontée depuis plus de cent jours par les manifestantes et manifestants iraniens, depuis plus de trois cents jours par les citoyens d’Ukraine, depuis plus de vingt mois par les femmes afghanes, depuis plus de vingt ans par les démocrates russes, contraints aujourd’hui à le faire depuis l’exil. La liste, bien sûr, n’est pas exhaustive. Des millions de gens épris de liberté, en Afrique, en Asie et ailleurs, y trouvent leur place.
« C’est cette partie-là de l’histoire qu’Oleksandra Matviïtchouk, présidente de l’ONG ukrainienne Centre pour les libertés civiles, a racontée avec éloquence le 10 décembre à Oslo, en recevant le prix Nobel de la paix partagé avec l’association russe Memorial et le militant biélorusse Ales Bialiatski. Deux jours plus tôt, à Berlin, une conférence réunissait de nombreux militants de la démocratie ukrainiens, russes, biélorusses et des experts européens sur le thème « A la recherche de l’universalisme perdu ». Deux des organisateurs, Lena Nemirovskaïa et Iouri Senokossov, appartiennent à la génération des Soviétiques qui avaient la foi dans l’universalisme des valeurs des Lumières et de la règle de droit chevillée au corps. Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, ils se sont lancés dans l’éducation civique de leurs concitoyens pour accompagner la naissance de la démocratie. A l’époque, pensait-on, les choses ne pouvaient aller que dans ce sens. Des institutions européennes les ont aidés. L’universalisme avait le vent en poupe.
« Le seul recours
« La crise financière de 2008 puis la décennie 2010 et la montée de l’autocratie ont mis un coup d’arrêt à cette vision progressiste de l’histoire. Trente ans après la chute de l’URSS, Lena Nemirovskaïa et Iouri Senokossov, décrétés « agents de l’étranger » dans leur pays, vivent en exil à Riga, et leur école d’éducation civique attire surtout les formateurs. Ni eux ni leurs amis réunis à Berlin, pourtant, n’ont trouvé mieux que les valeurs de l’universalisme pour combattre le modèle autoritaire. Elles restent le seul recours : dans tous ces régimes, c’est en leur nom que se déclenchent les mouvements de révolte. Même en Chine, au-delà d’un certain seuil, les privations de liberté ne sont plus tolérées.
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EMISSION
Et si en 2023 la démocratie contre-attaquait ?
Lundi 2 janvier 2023 RADIO FRANCE
2023 débute sur fond de guerre en Ukraine et après une année 2022 marquée par une poussée des autoritarismes. Mais on peut aussi regarder le sujet à l’envers : la démocratie, attaquée, fait mieux que résister.
C’est le 2ème jour de l’année, je suis en mode Jedi optimiste, c’est cadeau !
Je vous l’accorde, c’est contre-intuitif parce que le bilan de l’année écoulée est déprimant : guerre en Europe, fascination mondiale pour les hommes forts, torrents de désinformation.
La démocratie parait fragilisée. C’est d’ailleurs le constat dressé fin 2022 par les grands think tanks de réflexion sur l’état des droits dans le monde, comme le suédois V-DEM.
Mais à y regarder de plus près, le côté obscur de la force n’a pas encore gagné.
La première raison d’espérer vient paradoxalement des régimes autoritaires : ils sont plus fragiles qu’on ne le croit, secoués par des vagues de contestation.
C’est l’Iran, plus de 3 mois de révolte contre la théocratie des mollahs.
La Chine, où le pouvoir a dû reculer après des manifestations critiquant le régime (une première depuis 30 ans).
La Birmanie, où les militants pro démocratie n’ont pas renoncé. L’Afghanistan, où les femmes opposent une résistance passive à l’obscurantisme taliban.
La Mongolie, le Kazakhstan, secoués en 2022 par des révoltes.
À réécouter : Chine, Iran : est-ce ainsi que naissent les révolutions ?
Soit dit en passant, les femmes jouent souvent un rôle central dans tous ces soulèvements.
C’est en tout cas la preuve que l’aspiration à plus de liberté est partagée bien au-delà du cercle des démocraties occidentales.
Et que le culte de l’homme fort prétendument efficace ne fait pas l’unanimité.
L’Europe cœur battant de la démocratie
On a malgré tout l’impression, c’est vrai, que l’Occident est devenu la forteresse assiégée de la démocratie.
Ce cœur battant de la démocratie, c’est d’ailleurs plus que jamais l’Europe, ce qui nous confère une vraie responsabilité.
Et, c’est vrai, ça tangue un peu. L’illibéralisme, façon Hongrie, inquiète.
Mais la démocratie résiste sur le sol européen.
On pense d’abord évidemment au combat impressionnant des Ukrainiens face à l’occupant, à leur soif de liberté, leur détermination à rejoindre l’Europe.
On pense aussi aux alternances politiques, de bons indicateurs de la vigueur démocratique. Les pays européens en ont connu plusieurs l’an dernier : en Slovénie, en Suède, en Italie.
Ajoutons des scrutins sans incident, en France, au Portugal.
À réécouter : Le sort de l’Europe va se jouer dimanche dans les urnes… aussi en Slovénie !
Il ne devrait pas en aller différemment avec les élections prévues cette année, en Finlande, en Grèce, en Espagne. Même en Pologne, où une alternance est d’ailleurs possible.
Si on élargit à l’Occident au-delà de l’Europe, l’Australie possède enfin un gouvernement qui se soucie de la question climatique.
Et aux États-Unis, les élections de mi-mandat de la fin 2022 ont sanctionné les candidats qui persistaient à nier le résultat de la dernière présidentielle, bref les « bébés Trump ».
Quant à Trump lui-même, il démarre 2023 dans les cordes, au bord d’une inculpation.
Là encore, il y a une forme de sursaut démocratique.
Alternances en Amérique Latine, suspense en Turquie
C’est vrai aussi, en dehors de l’Occident, c’est quand même pas terrible.
Le pire, c’est le Proche et le Moyen-Orient (même en Israël, seule démocratie de la région, le nouveau gouvernement aux accents ultra-religieux est inquiétant pour l’État de Droit).
En Asie, ça se dégrade aussi, y compris dans la grande démocratie indienne rongée par le nationalisme hindouiste.
Mais je préfère regarder le verre à moitié plein.
Ce n’est pas si mal en Afrique.
Le Kenya vient de connaitre une alternance. La démocratie tient au Sénégal, au Ghana, en Namibie. Certains droits progressent. Par exemple, 3 pays africains supplémentaires ont aboli la peine de mort l’an dernier.
On surveillera fin février les élections au Nigeria, pays le plus peuplé du continent.
À réécouter : La gauche, favorite dimanche en Colombie, conquiert peu à peu toute l’Amérique Latine
Et puis il y a l’Amérique Latine.
Cas emblématique le Brésil, où Lula a donc été investi hier, malgré les tentations putschistes du président sortant d’extrême droite Bolsonaro.
Alternance aussi, et sans précédent, en Colombie. Au Honduras. Démocratie solidifiée presque partout ailleurs.
L’Amérique Latine, c’est également le continent où les droits des femmes et des LGBT progressent le plus.
À réécouter : L’Amérique Latine est à la pointe du combat féministe
Donc la démocratie n’a pas dit son dernier mot.
Et si on doit retenir un scrutin test en 2023, c’est la Turquie, élections générales prévues le 18 juin.
Erdogan, après 20 ans au pouvoir, fait tout pour y rester et museler ses adversaires.
Mais l’opposition a une chance : une alternance politique en Turquie serait le signe d’une vitalité démocratique retrouvée.
Et un signal comparable aux succès de Lula en 2022 ou de Biden en 2020.