
Rapprocher la démocratie des citoyens avec notamment les « corners » de la démocratie
Entrepreneur du Web et spécialiste de démocratie participative avec sa société Bluenove, Frank Escoubès ne manque pas d’idées pour rapprocher la démocratie des citoyens.
ENTRETIEN
Plaidoyer pour la « pop démocratie », un appel à innover
Ouest-France Philippe BOISSONNAT. Publié le 19/03/2023
Vous comparez la démocratie à un convive qui se retrouverait à un dîner entre amis et se montrerait « teigneux, hautain rabat-joie et dont la plupart des autres participants finiraient par se tenir à distance ». C’est sévère, non ?
Le sujet de la démocratie est devenu, par essence, conflictuel et toxique. On l’a encore vu récemment avec les débats à l’Assemblée nationale : on s’invective, on s’insulte, on s’indigne… Nous l’avons tous vécu au cours d’un repas de famille. D’ailleurs, chaque année avant Noël, on trouve dans des magazines, « les dix sujets à ne pas aborder pour éviter de gâcher la fête ».
Vous considérez que les médias ne sont pas étrangers à cette dégradation.
Nous fabriquons notre représentation du monde essentiellement au travers de ce que les médias nous en disent. Comme nous n’avons pas d’expérience directe de 80 % des problèmes qui font l’actualité politique (grande précarité, mal-logement, accueil des migrants, etc.), nous ne connaissons ces réalités que par l’intermédiaire de ceux qui nous en parlent – médias, réseaux sociaux – eux-mêmes dans une recherche frénétique d’audience et de sensationnalisme.
Quelle est la solution ?
Je pense qu’il incombe aux médias de réagir vite en révisant complètement la manière dont l’information est restituée. Le vrai problème n’est pas les fake news, phénomène extrême, mais la « mésinformation » au quotidien : cette mauvaise hiérarchie de l’information qui ne permet pas au citoyen de comprendre les tenants et les aboutissants d’un problème d’intérêt général, faute de le resituer dans toute sa complexité et avec toute la mise en perspective requise. Par ailleurs, les rédactions devront trouver le moyen d’associer davantage les citoyens à la désignation des sujets dont elles vont s’emparer (« Il ou elle mérite d’être dans le journal »).
La crise démocratique, ce sont aussi des institutions trop distantes des gens ?
Les institutions sont des objets froids, techniques, procéduriers et bavards. On a besoin de retrouver une forme de simplicité et de spontanéité. Pour cela, il faut croiser la démocratie beaucoup plus souvent dans nos vies. Tous les cinq ans, à l’occasion de l’élection présidentielle, est un rythme très insuffisant. C’est à la démocratie d’aller vers les citoyens et non l’inverse. D’où cette idée d’identifier les lieux où cette rencontre serait possible, au service d’une pluralité d’avis, d’un désir d’agir. J’appelle ces lieux des « corners ». Ils se situent là où les gens vivent, se déplacent, travaillent et consomment. Je liste dans mon livre une dizaine de catégories de corners.
Mais avoir accès à des espaces d’ultra-proximité pour faire vivre la démocratie ne suffira pas, il faudra aussi donner envie aux gens de s’y arrêter.
C’est de mon point de vue le rôle de la « pop culture », cette culture populaire aimée et comprise par le plus grand nombre : les séries télé, le cinéma, la bande dessinée, l’humour, la musique évidemment. La « pop culture » est un outil qui prépare à la politique et à la démocratie. Un tube de rock ou de rap, une fiction Netflix, une série télé, un roman graphique, tout cela contribue à sensibiliser les citoyens que nous sommes sur des problèmes que nous ignorons ou sous-estimons, ou sur des situations que nous vivons et qui dépassent nos ressentis personnels. Songez qu’il aura fallu « MeToo » pour que les agressions sexuelles deviennent un problème de politique générale.
Vous plaidez, par exemple, pour le « tiers-cinéma », de quoi s’agit-il ?
C’est une pratique née en Amérique latine dans les années 1980. Dans un contexte d’émancipation des populations, on allait au cinéma pour voir un film mais aussi – et surtout – pour en débattre après. Est-ce que ce n’est pas l’une des meilleures manières de rendre collective cette expérience culturelle singulière qui consiste à être touché par un film ? Et l’une des meilleures manières de recréer de l’attention politique ?
Avec ma société Bluenove, nous sommes en train de lancer une opération nationale en ce sens. Nous l’avons baptisée « Pop démocratie 2027 ». Elle vise à préparer cette prochaine échéance électorale en « expérimentant » concrètement ces fameux « corners » de la démocratie et leurs formats respectifs. Les cinémas multiplexes en font bien sûr partie.
Quels sont les autres lieux que vous visez ?
Les centres commerciaux, les gares, les parcs urbains, les places publiques, les cafés, les librairies, les tiers-lieux et les 2 000 maisons France Services qui permettent aux citoyens d’effectuer leurs démarches administratives au quotidien. On regardera aussi du côté des marchés, des maisons de retraite, des clubs de sport et des festivals…
Mais qui animerait ces débats ?
Des « dialogueurs », bénévoles le plus souvent. Nous l’avons expérimenté à différentes échelles : lorsque vous permettez à des gens de bonne volonté, des étudiants ou des citoyens motivés, d’animer des micro-débats, des échanges en atelier, des séances de co-écriture d’un futur souhaitable, le résultat est souvent enthousiasmant ! Il suffit pour cela d’avoir accès à un minimum d’outils d’animation et de formation (via un support numérique notamment). Pendant des années, les militants de l’éducation populaire ont développé ce type de pratiques, qu’il faut moderniser pour les rendre plus conviviales et ludiques.
On vous sent un peu nostalgique.
Certaines formes d’expression citoyenne se sont perdues. Je fais par exemple référence aux radios pirates des années 1970. Il y avait là un désir joyeux et décomplexé de s’exprimer sans entrave. Les premières heures d’Internet ont aussi été une période de foisonnement. Et puis, tout cela s’est institutionnalisé. Les radios pirates sont devenues libres puis commerciales et se sont concentrées pour devenir des aspirateurs à musique. Internet s’est structuré autour des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et est devenu un aspirateur à commentaires.
On doit pouvoir retrouver ce désir profond de participer à quelque chose de plus grand que soi – la démocratie — sur un format moins culpabilisant que stimulant, à la fois festif et populaire.
Repères
1967. Naissance à Lyon, où il suit notamment des études de management.
1992. Consultant en stratégie (territoires, politiques publiques, croissance de PME) au sein du cabinet Algoé.
2000. Arrive au Québec, où il va travailler au sein du cabinet de conseil en stratégie Deloitte.
2012. Fonde à Montréal « Imagination for people », plateforme Web collaborative et multilingue dédiée à l’innovation sociale et à la créativité citoyenne.
2014. Co-fonde à Paris Bluenove, société de technologie et de conseil spécialisée en « intelligence collective massive ». La société veut contribuer à développer l’intelligence collective dans le secteur privé, le secteur public et dans le monde de la participation citoyenne. Parmi ses clients : Caisse des Dépôts, Crédit Agricole, Crédit Mutuel, Decathlon, Veolia, Engie, SNCF, Total, les ministères de la Transition écologique, de la Justice, Office français de la biodiversité, le Conseil économique, social et environnemental, la Commission européenne, l’Unesco.
2021. Publie La démocratie autrement – L’art de gouverner avec le citoyen avec Gilles Proriol, aux éditions de l’Observatoire.
2023. Publie Pop démocratie. La démocratie est (aussi) une fête aux Éditions de l’Aube.