
LA DOMINATION EXCESSIVE DU LÉGISLATIF PAR L’EXÉCUTIF,
Pensé pour mettre un terme à la période d’instabilité ministérielle lors de la IVᵉ République (1946-1958), le contournement du pouvoir législatif par le gouvernement permis par la Constitution est de plus en plus contesté, à l’heure de la réforme des retraites.
Voir l’article du Monde (ARTICLE 2) et L’Editorial du même journal
1 ÉDITORIAL
« Face à la crise, les limites du claquement de doigts »
Publié le 23 mars 2023 LE MONDE
Posture offensive, main tendue à la droite et invitation lancée aux partenaires sociaux pour qu’ils s’emparent des sujets liés au travail, Emmanuel Macron fait comme si la crise des retraites était derrière lui, au risque d’attiser la colère de ses opposants.
Confronté aux risques d’une crise sociale, politique et démocratique après le passage au forceps de la réforme des retraites par la voie du 49.3, Emmanuel Macron s’est expliqué devant les Français, mercredi 22 mars, sans pour autant ménager les syndicats. A partir du moment où il était acquis qu’il n’annoncerait pas le retrait du projet de retraite à 64 ans, sa décision de parler au « 13 heures » de TF1 et de France 2, à la veille de la neuvième journée de mobilisation, ne pouvait être perçue par ces derniers que comme une provocation. Parmi les plus sévères, Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, a accusé le chef de l’Etat de « déni et de mensonge », après s’être vu reprocher de n’avoir pas su proposer de compromis sur la réforme.
Les syndicats sont furieux, la rue menace de s’embraser chaque nuit, le président résiste. A la façon de Nicolas Sarkozy, qui, en période de tensions, cherchait d’abord à souder son électorat, Emmanuel Macron a opté pour une posture offensive mais risquée. Il a défendu sa décision de faire travailler les Français plus longtemps en tentant de transformer en force ce qui fait la faiblesse de son second mandat. Faute de pouvoir se représenter en 2027, seuls comptent l’intérêt général et le temps long. Ainsi a-t-il plaidé, assumant l’impopularité de la réforme, mais concédant regretter de n’avoir pas réussi à en faire partager la nécessité.
Tout paraît bancal et fragile
En adoptant cette position de surplomb, le réélu de 2022 s’est transformé en procureur des blocages français, qu’il a mis sur le compte d’un manque de « lucidité collective », d’une difficulté à « partager les contraintes » et du jeu de défausse pratiqué par les oppositions. Dans la foulée, Emmanuel Macron a tenté d’élargir sa base en courtisant l’électorat libéral de droite. Alors que le Rassemblement national devient de plus en plus menaçant, il a placé la fin du quinquennat sous le signe du plein-emploi, de la lutte contre l’assistanat et de l’ordre républicain.
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Dans un contexte où tous les acteurs publics souffrent d’un déficit de légitimité et où les oppositions, virulentes, sont incapables de construire une majorité alternative, le pari de la cohérence offre une toute petite capacité de rebond. Encore faut-il que les conditions de l’atterrissage soient bien négociées. Or, à ce stade, tout paraît bancal et éminemment fragile : aucune alliance ne se dessine avec des élus Les Républicains, divisés et rétifs à monter dans la galère. La première ministre, Elisabeth Borne, en sursis, dispose d’un petit mois pour tenter d’élargir la majorité et de rebâtir un agenda susceptible de décrisper l’atmosphère.
2 ARTICLE
Le « parlementarisme rationalisé », cet outil de la Vᵉ République qui vise à renforcer l’exécutif, est de moins en moins toléré
A la tribune de l’Assemblée nationale, la première ministre, Elisabeth Borne, manifeste sa stupéfaction, mardi 21 mars. « Le 49.3 n’est pas l’invention d’un dictateur », affirme-t-elle pour justifier le choix de son gouvernement de recourir à cet article de la Constitution et de faire adopter « en force » la réforme des retraites. Celle-ci aura « un vice démocratique si elle passe par le 49.3 », avait pourtant alerté le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, dont la centrale a fait un casus belli du passage de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Selon le syndicaliste, son utilisation marquerait « une triple défaite : populaire, morale et politique » pour l’exécutif.
C’est peu de dire que, pour son centième usage, le 49.3 fait l’objet d’une virulente contestation. Il n’est pourtant qu’un des outils du « parlementarisme rationalisé ». Cette expression englobe tout ce qui permet au gouvernement de faire passer des réformes en se dégageant de l’emprise du Parlement. Parmi ceux-ci figurent, entre autres, le vote bloqué (article 44.3), la procédure d’accélération des débats pour les lois de finances (art. 47-1), la maîtrise de l’ordre du jour du Parlement par l’exécutif (art. 48) modifiée en 2008, l’adoption sans vote (49.3).
Mis en place en 1958 avec la Ve République, voulu par le général de Gaulle et Michel Debré – avec l’aide de parlementaires chevronnés comme Paul Reynaud, ancien président du Conseil sous la IIIe République, Guy Mollet ou Pierre Pflimlin, chefs de file de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et de la démocratie chrétienne, sous la IVe –, le parlementarisme rationalisé a pour but de lutter contre le régime d’Assemblée. De 1946 à 1958, la France a en effet connu une forte instabilité ministérielle. « Les gouvernements tombaient comme des mouches, précise Jean-Louis Debré, ancien président de l’Assemblée nationale et du Conseil constitutionnel. S’il y a un blocage entre le Parlement et le président de la République, ce dernier doit avoir la capacité de régler le conflit. »
Rééquilibrage
Les défenseurs du parlementarisme rationalisé lui voient donc trois fonctions : assurer la prééminence du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif, celle du gouvernement sur le Parlement et enfin de la majorité sur l’opposition. Historiquement, le 49.3 est d’ailleurs une arme au service du gouvernement pour rendre la majorité docile. Raymond Barre, premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, l’a utilisé à huit reprises entre 1976 à 1981 pour discipliner les élus RPR – alors dirigés par Jacques Chirac, qui se posait en rival du président. Michel Rocard a usé du 49.3 à vingt-huit reprises de 1988 à 1991, ne disposant que d’une majorité relative. De même, c’est pour lutter contre les frondeurs de son propre camp que Manuel Valls, premier ministre de François Hollande, y a eu recours à six reprises.
La Ve République assume la verticalité du pouvoir et fait du chef de l’Etat la clé de voûte des institutions. Celle-ci a été renforcée par l’élection du président au suffrage universel direct en 1962. Pourtant, une volonté de rééquilibrage des pouvoirs s’est manifestée, notamment par la réforme de 2008 qui a agi dans trois directions : renforcer les pouvoirs du Parlement, encadrer ceux du président et donner de nouveaux droits aux citoyens. Parmi les mesures-phares figurent le partage de l’ordre du jour entre l’exécutif et le législatif, le renforcement du pouvoir des commissions parlementaires, la limitation du recours à l’article 49.3, restreint à un texte par session parlementaire – sauf pour les projets de loi de finances et de financement de la Sécurité sociale –, et l’instauration d’un référendum d’initiative partagée.
« Une part de brutalité »
Reste qu’aujourd’hui « le parlementarisme rationalisé est un peu démodé », constate Chloë Geynet-Dussauze, maîtresse de conférences en droit public à Sciences Po Lille. Depuis les débats très disputés sur la loi El Khomri en 2016, l’utilisation du 49.3 apparaît comme la marque d’un passage en force. « La culture du compromis fait défaut sous la Ve République, où la délibération est trop souvent oubliée au profit de la décision », précise–t-elle.
« Le parlementarisme rationalisé comporte une part de brutalité qui est désormais datée, alors que la fragmentation du paysage politique devrait pousser au compromis », ajoute Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Ce n’est pas tant le 49.3 seul que son cumul avec d’autres mesures présentes dans la Constitution, qui ont fait souffler un vent de contestation. A cela s’ajoute l’absence de majorité pour l’exécutif depuis les élections législatives de juin 2022, qui l’oblige à rechercher des majorités d’idées à l’Assemblée nationale et au Sénat.
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In fine, dans le parcours de la réforme des retraites, ce sont les droits du Parlement (majorité et opposition confondues) qui ont été restreints par un usage tactique de toutes les techniques du parlementarisme rationalisé. Alors que le 49.3 est censé résoudre un blocage législatif, son utilisation récente a surtout été dictée par l’urgence. Dans une situation similaire,« de Gaulle jouait de la légitimité populaire contre la légitimité parlementaire, en usant du référendum, note Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Paris-Assas. Mais, aujourd’hui, cet héritage est extrêmement lourd à porter ».
Alain Beuve-Méry