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QUELES LÉGITIMITÉS, DE QUELLES VIOLENCES ? « La fulgurance sublime de l’Abbé Pierre »

« Un rapport infantile à la légitimité »

EXTRAITS DE L’ARTICLE DONT LA LECTURE NOUS EST PROPOSÉE PAR A. BRUNET :

« Dans le camp présidentiel, les justifications sont imperturbables : « Nous avons été élus, nous sommes légitimes à passer nos réformes ! » ; « Le 49.3 figure dans la constitution, il est par conséquent démocratique ! » ; « Ici c’est un état de droit, les violences sont inacceptables en République ! »

« Ainsi apprenons-nous qu’à l’Élysée, le journal L’Opinion s’entend expliquer que : « Le seul scénario où [le Président de la République] lâchera, c’est si Paris est en feu, s’il y a un problème aigu de maintien de l’ordre (…), un mort dans une manifestation ou un attentat. » — On lit cela et l’on se dit incrédule que ça n’est pas possible. Qu’un individu placé à ce niveau de responsabilité ne peut pas être à ce point insensé, irresponsable. »

ARTICLE

Non, nous ne condamnerons pas ces violences

Alexis DAYON. Professeur de philosophie. BILLET DE BLOG MEDIAPART 30 MARS 2023

Des êtres sensés ne recourent pas de gaieté de cœur à la violence. On s’y esquinte. On s’y traumatise. Mais lorsqu’un ordre en place lui-même violent ne laisse pas d’autre choix que de s’insurger ou d’être écrasé, l’alternative n’est plus entre la violence et la paix, mais entre la violence et la violence. La question mérite un peu de sérieux.

Au fond, l’essentiel de ce qu’il y a de sérieux à dire au sujet de la violence a été dit en une fulgurance sublime par l’Abbé Pierre, avec des mots devenus immensément célèbres et pourtant aussi ignorés que s’ils n’avaient jamais été prononcés :

Le pyromane réclame son tribut

Rarement aura été confirmé de façon aussi limpide que par le Président Macron l’adage d’après lequel, dans l’histoire : « Ce sont les dominants qui fixent le niveau de la violence. »

— Adage somme toute aisément démontrable : les dominés n’étant par définition pas en mesure d’acter la décision politique qui pourrait mettre fin au conflit, ils n’ont d’autre recours, dans le cas où ceux qui dominent refusent d’écouter, que de hausser cran par cran le niveau du conflit jusqu’à ce qu’il représente pour la domination un coût inabordable.

Et la domination, de son côté, avance les pions de ses intérêts et de son assise aussi longtemps qu’elle ne rencontre pas face à elle de contre-force capable de lui résister et d’arrêter son mouvement. « Il est dans la nature de l’homme d’opprimer ceux qui cèdent et de respecter ceux qui résistent », écrivait Thucydide.

Ainsi apprenons-nous qu’à l’Élysée, le journal L’Opinion s’entend expliquer que : « Le seul scénario où [le Président de la République] lâchera, c’est si Paris est en feu, s’il y a un problème aigu de maintien de l’ordre (…), un mort dans une manifestation ou un attentat. » — On lit cela et l’on se dit incrédule que ça n’est pas possible. Qu’un individu placé à ce niveau de responsabilité ne peut pas être à ce point insensé, irresponsable. Mais si.

Le pyromane, après plus de deux mois passés à recevoir par un dédain souverain des pics de grèves et de manifestations historiques tenus de façon pacifique par une intersyndicale soudée dont l’exemplarité a été saluée par ses propres ministres… le pyromane, donc, réclame son tribut de feu, de sang et de destruction pour daigner prêter l’oreille au rejet massif de sa réforme par la population.

Le pyromane réclame, et la population l’entend. Paris a été en feu ; il n’a toujours pas lâché. Il y a eu – gentille façon de le dire – plus que quelques « problèmes aigus de maintien de l’ordre » ; il n’a toujours pas lâché. De ce que l’on sait de l’état du jeune homme dont le crâne a été fracassé par une grenade à Sainte-Soline, on a des raisons de craindre qu’un mort dans une manifestation ne soit un cap bientôt franchi, voire un cap déjà franchi si l’on impute l’arrêt cardiaque d’un manifestant sexagénaire aux tirs de grenades et de lacrymogènes qu’il venait de subir ; l’autre n’a toujours pas lâché. On jette un œil anxieux sur le terme suivant de la gradation proposée à L’Opinion par les conseillers de l’Élysée… et l’on se dit qu’il serait vraiment temps qu’il lâche.

Parce que nous, que ce soit dit, nous ne lâcherons pas

Il en va de quelque chose de trop impérieux pour la classe travailleuse de ce pays. Nous avons trop jeté dans cette bataille, trop sacrifié. Une défaite nous est inconcevable. Elle ne se produira pas.

Et si par impossible elle se produisait, le Président de la République doit comprendre (mais s’en soucie-t-il seulement ?) qu’elle précipiterait le grand nombre des travailleurs dans un état de démoralisation et de ressentiment qui empoisonnerait le pays pour des décennies, et amènerait probablement à sa suite ce qu’amène en politique la macération d’une haine rentrée : un désastre fasciste.

Ça n’est pas seulement que nous ayons besoin de cette victoire. Le pays, dont nous sommes la chair vive, a besoin de cette victoire. Il en va du sentiment fondamental que nous avons de notre dignité. Nous avons été admirables dans nos grèves, dans nos cortèges et dans notre solidarité. Nous avons battu à plusieurs reprises des records historiques de mobilisation. Nous avons affiché un front pacifique et uni. Nous avons recueilli l’assentiment d’une majorité écrasante de l’opinion, et la presque unanimité des actifs. Il n’est pas possible pour un dirigeant sensé de faire face à un tel front et de répondre à la population : « Vu. »

Sans doute le Président de la République croit-il que, s’il broie une contestation d’une telle ampleur et qu’il en sort vainqueur, il aura fait à la population la démonstration que rien ne sert de se débattre, qu’il faut se laisser faire. Sans doute se représente-t-il que l’état de démoralisation qui en résulterait produirait à son tour une résignation et une passivité dont il tirerait profit pour poursuivre son œuvre de sape sociale pour les quatre années à venir. Peut-être même se figure-t-il qu’être le dirigeant qui aurait fait face au mouvement social le plus massif du siècle sans lui avoir cédé un pouce serait une gloire à léguer à la postérité. De quelle autre manière s’expliquer un entêtement aussi forcené ?

Mais il reste qu’on ne dit pas si effrontément à un peuple que sa voix ne compte pour rien sans s’exposer à susciter chez lui un sursaut d’orgueil. Ayons quelque peu le sentiment de notre grandeur : à aucune des étapes jusqu’ici nous n’avons reculé !

Nous avons fait connaître notre refus de façon pacifique et résolue, nous avons formé une intersyndicale unie et des mobilisations historiques ; ils ont répondu par un mur de surdité et de mépris. Nous avons recommencé ; ils ont joué le pourrissement. Mais notre mobilisation n’a pas pourri : elle a duré, et nous avons élargi.

À renfort de grévistes déterminés, d’économistes scrupuleux et de parlementaires d’opposition besogneux, nous avons emporté de façon terrassante la bataille de l’opinion, et démontré de quels mensonges était jalonnée la communication gouvernementale. Le fiasco de la promotion de la réforme fut si complet qu’il ne s’est plus trouvé de majorité parlementaire pour voter le texte. Ils sont passés en force par 49.3.

Et là, tout a basculé. La révolte est sortie de ses gonds, elle a commencé à embraser les rues. Ils ont envoyé la milice noyer tout cela dans un torrent d’arrestations arbitraires et de brutalités policières, histoire de bien faire comprendre à la population qu’il était temps de rentrer à la niche, qu’aller manifester n’était plus sûr. Nous ne sommes pas rentrés à la niche. Nous avons continué de déferler par millions, avec toujours l’approbation écrasante de l’opinion, dans un pays au bord de l’insurrection.

Ils sont venus pour essayer de briser nos grèves, de nous réquisitionner, de nous mettre au travail forcé. Nous leur avons répondu par un front solidaire, soudé, plein du sentiment orgueilleux de notre force et de notre justice. Et plusieurs fois nous avons vu la milice reculer.

Maintenant quoi, Monsieur le Président ? Jusqu’où allez-vous continuer cette folie ? Allez-vous accentuer la répression policière jusqu’à semer des cadavres dans les rues ? Nous répondrions par l’émeute. Allez-vous décréter l’état d’urgence, le couvre-feu, déclencher l’article 16, nous envoyer l’armée ? Alors oui, peut-être, si les rangs ne se rompent pas et que personne dans la chaîne de commandement n’a l’idée de vous arrêter, vous finiriez par avoir gain de cause. Une population désarmée, quand on jouit des armes qu’offre le XXIème siècle, ça se mate. Mais ce faisant, qu’auriez-vous légué à la postérité ? Le souvenir d’un tyran ?

Il faut retrouver la raison tant qu’il est temps, et que vous reculiez.


Un rapport infantile à la légitimité

Dans le camp présidentiel, les justifications sont imperturbables : « Nous avons été élus, nous sommes légitimes à passer nos réformes ! » ; « Le 49.3 figure dans la constitution, il est par conséquent démocratique ! » ; « Ici c’est un état de droit, les violences sont inacceptables en République ! »

Peu importe qu’on leur rappelle à foison qu’ils n’ont pas été élus pour leur programmemais contre une fasciste par des gens opposés à leur programme (et que le Président Macron l’avait lui-même admis au soir de sa réélection). Peu importe que l’assimilation de la démocratie à la seule légalité permette en principe de qualifier de démocratique n’importe quel régime autoritaire. Peu importe qu’on leur rappelle que la République est née dans la violence, baptisée par son feu, et que l’histoire des conquêtes sociales de ce pays en est émaillée.

Ils ne sont pas là pour penser, et ils ne portent aucun intérêt à la vérité. Ils sont là pour dérouler une communication machinale et veule, en restant sourds à toute objection rationnelle.

Il semble réellement, néanmoins, y avoir quelque chose de ce légalisme obtus qui sous-tend leur conception de la démocratie. Tel un enfant qui, jouant à un jeu de société, s’écrierait : « J’ai le droit, c’est marqué dans la notice, j’ai le droit ! », nos dirigeants paraissent convaincus que gouverner une société démocratique revient à parvenir à ses fins via les textes de lois comme s’il s’agissait d’autant de règles du jeu. Que l’autorité politique ne s’étende qu’aussi loin que s’étend le consentement à son autorité, cela semble avoir déserté leurs pensées.

Si l’on en croit la multiplication récente de leurs appels à renouer le dialogue avec l’intersyndicale toutefois (après lui avoir craché dans la main avec tant d’assurance et de morgue), il semblerait qu’ils reviennent un tout petit peu de leur bêtise en voyant la situation dans laquelle ils ont jeté le pays. Qu’ils commencent à réaliser que, lorsqu’on parle traditionnellement en politique de « respecter les corps intermédiaires », ça n’est pas simplement pour faire de jolies phrases d’énarques, mais parce qu’une société humaine est un équilibre instable de forces, et qu’à ne tenir aucun compte ni n’avoir aucun égard pour les corps en lesquels ces forces se constituent, on s’expose à voir le torrent déborder de son lit.

Plus encore, ce qu’il leur reste à réaliser, c’est qu’en matière politique, la légitimité réside seulement là où le grand nombre est prêt à croire qu’elle réside. La légitimité démocratique ne se trouve pas dans le suffrage comme le jaune est dans l’œuf. Le suffrage n’est qu’un des moyens par lesquels peut s’agréger la croyance collective dans la légitimité de l’élu — laquelle croyance institue sa légitimité, est la substance même dont est faite sa légitimité.

Mais là où le grand nombre ne croit plus qu’il se trouve de légitimité, l’élu pourra bien trépigner en rappelant son élection, le fait est que sa légitimité est effondrée et que plus personne ne croit un traître mot de ce qu’il raconte. Et s’il se maintient (lorsqu’il se maintient), ça n’est plus par le droit, mais par la force du cordon policier qui le sépare des gens.

Au cours des dernières semaines, nous avons vu des tracteurs bretons charger des fourgons de police ; nous avons vu des manifestants rennais danser sous les canons à eau ; nous avons vu des cégétistes faire reculer la milice venue réquisitionner des travailleurs en grève. Le grand nombre a vu cela, et ces gens ont été notre joie et notre orgueil ! Ils nous ont rendu une fierté que nous croyions perdue depuis des décennies !

Nous avons vu la rue s’embraser, et pourtant les deux tiers de la population non seulement continuent de soutenir, mais désirent voir le mouvement se durcir. La chose vaut démonstration suffisante : la croyance collective dans la légitimité n’est plus agrégée aujourd’hui autour du gouvernement, mais autour du mouvement social et du retrait de la réforme. La légitimité officielle est d’ores et déjà effondrée.

Si elle souhaite se rebâtir, reculer serait un bon début. 

Monopole de la débilitance légitime

Un autre refrain qui fleurit par gerbes entières sur les lèvres de l’ordre et de ses affidés, c’est le fameux « monopole de la violence légitime », dont ils ont détroussé ce pauvre Max Weber pour lui faire dire n’importe quoi.

Ainsi, dernier arrivage, Dominique Reynié explique qu’il n’y a pas de comparaison possible entre la violence policière et celle des manifestants, car enfin : « La violence policière, c’est la violence légitime. C’est quand même l’État ! » (Roulez des yeux avec sévérité.)

— Ici l’on retrouve, dans sa pureté, le syllogisme de la débilité officielle qu’avait savoureusement résumé Frédéric Lordon : « L’État détient le monopole de la violence légitime. Il s’ensuit 1) que toute autre violence est illégitime et 2) que la violence d’État n’est jamais illégitime — puisqu’elle est légitime. On en est là de la réflexion… Alors il ne peut pas y avoir de « violence policière », puisque la police est l’État et que la violence d’État est légitime. Voilà le fond de casserole incrusté, qui sert de pensée à ces individus. »

À quoi il faut répondre, pour redresser l’argument.

Weber ne dit pas que la violence de l’État est légitime parce qu’elle est la violence de l’État. Il dit que l’État est l’État parce que sa violence est reconnue comme légitime. L’implication politique est à peu près tout l’inverse : il ne s’agit pas du tout de dire, comme le propose Dominique Reynié dans une rhétorique morbide, qu’être l’État vaut blanc-seing pour estropier les gens impunément ! Il s’agit de dire que l’État ne reste l’État qu’aussi longtemps que la population continue à le reconnaître comme digne dépositaire d’une violence autorisée par la collectivité.

Que l’État fasse de cette violence un usage répréhensible : il entame la croyance collective dans sa légitimité, et il se sape comme État. S’il s’est suffisamment sapé pour que le gros de la population ne croie plus à sa légitimité, il ne continue de porter le nom d’État que par un mélange d’usurpation et d’inertie, et n’apparaît en réalité plus que comme une faction d’hommes en armes imposant ses volontés par la force.

Ce qui en découle, c’est que la violence de l’État doit être rigoureusement justifiée, limitée au strict nécessaire, proportionnée et réglementée. Pas qu’elle puisse s’abattre indistinctement et sans discernement en revendiquant de n’avoir de comptes à rendre à personne.

Mais il est très bien que le débat public s’agrège de plus en plus autour des violences policières. Au niveau d’exacerbation où nous sommes rendus, ça n’est même plus tant les retraites qui sont en cause, mais le glissement autoritaire du pouvoir en place.


Plus rien de tout cela n’est une situation démocratique normale

Pour des millions de gens dans le pays, le coup le plus rude porté contre la mystification des libertés démocratiquesoffertes par la démocratie libérale, aura sans doute été porté par le spectacle des travailleurs réquisitionnés. Des éboueurs et des raffineurs arrachés de leur maison au petit matin sous les yeux angoissés de leurs gosses, informés par des forces de police armées que leur grève est suspendue par décret de l’État, et qu’ils iront au travail ou qu’ils iront en prison.

Les plus conciliants objecteront que certes, le droit de grève est constitutionnel, mais que l’obligation des autorités d’assurer la continuité du service public l’est également, et qu’à un moment il faut bien faire des arbitrages ! — À quoi l’on répondra volontiers que lorsqu’une situation de blocage arrive à un point tel qu’il n’est plus possible d’assumer l’obligation constitutionnelle d’assurer la continuité du service public sans violer le droit constitutionnel à la grève, l’option empruntée par des démocrates dignes de ce nom serait peut-être de reculer pour que la situation se débloque, plutôt que de chercher à enfoncer le blocage en allant réquisitionner comme des brutes.

Le travail forcé et la trique : voilà à quoi revient la démocratie bourgeoise lorsque les libertés démocratiques qu’elle octroie cessent d’être inoffensives et commencent à importuner l’ordre bourgeois. Le masque avantageux de la démocratie libérale s’effrite pour dévoiler le visage hideux d’une oligarchie illibérale, en quoi consiste la domination de la bourgeoisie.

Et bien vite l’on trouve un quelconque dominant à l’arrogance hargneuse pour nous clamer que : « Le droit de grève n’est ni absolu, ni sacré. La liberté de mouvement des citoyens est essentielle. » — Traduisez : « Mon droit à jouir de tes services prime ton droit à disposer de ta propre personne. »

Mais c’est bien, tout cela ! On en revient à l’os, on dit la vérité un peu. Les droits, idéalement, devraient être une dignité absolue inhérente à la personne humaine. Les droits, dans les faits, sont une dignité sociale suspendue au statut. De là, inévitablement : les droits des dominants dominent les droits des autres, et les droits des subordonnés sont des droits subordonnés.

L’Internationale le chante depuis un siècle et demi en un langage lumineux : « L’État comprime et la loi triche, l’impôt saigne le malheureux. Nul devoir ne s’impose au riche, le droit du pauvre est un mot creux. »

Mais allons : l’Internationale, ça ne saurait parler à la bourgeoisie centriste, convaincue (pour ainsi dire par principe) que nous-vivons-en-démocratie-tout-de-même et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes (puisque, somme toute, tout se passe encore relativement bien dans le leur, et que ça n’est pas demain la veille qu’ils verront la police les réquisitionner au petit matin, eux).

— « Et puis, si nous n’étions pas en démocratie, cher Monsieur, comment écririez-vous cet article, hein ? » Mimons donc de ne pas comprendre que dictature et démocratie sont des idéaux-types entre lesquels les régimes réels évoluent et aux qualités desquels ils empruntent en proportions variables. Et qu’ainsi, il n’est pas besoin d’être rendu aux profondeurs répressives de l’Iran ni de la Chine pour se préoccuper que son pays dégringole la pente des régimes autoritaires.

Enfin, il est vrai que la démocratie bourgeoise s’accommode plutôt bien de la liberté d’expression (la plupart du temps), dans la mesure où celle-ci reste assez inoffensive pour se voir adresser le : « cause toujours, tu m’intéresses » de rigueur. Mais la liberté de réunion, en voilà une qu’elle a rapidement plus de peine à tolérer. Et là, il faudra toiser notre bourgeoisie centriste, dans ses fractions les plus modérées, les plus humanistes et attachées aux principes de la démocratie libérale, et lui exposer quelques faits qui, s’il lui reste un peu d’intégrité, se doivent de la faire frémir :

  1. Des arrestations arbitraires se sont multipliées par centaines lors des semaines passées. Les autorités interdisent en masse les manifestations qui les indisposent, et font procéder à des arrestations préventives et à des verbalisations illégales pour empêcher des rassemblements de se former. — L’entrave à la liberté de rassemblement, ça n’est pas une situation démocratique normale.
  2. Des journalistes sont empêchés de filmer des gens que la police force à s’agenouiller par dizaines les mains derrière la tête dans des mises en scène sordides réminiscentes d’exécutions. En France des journalistes peuvent être frappés, embarqués, leur matériel confisqué. — L’entrave à la liberté de la presse, ça n’est pas une situation démocratique normale.
  3. Le ministre Darmanin invente des délits qui n’existent pas (puisque rien dans la loi n’interdit de prendre part à des manifestations spontanées), et le préfet Nuñez affirme lors d’un entretien télévisé « assumer » de ne pas tenir compte de l’arrêté du Conseil d’État du 10 juin 2021 déclarant l’illégalité des nasses. — Des autorités qui ne se sentent pas tenues de respecter la loi, ça n’est pas une situation démocratique normale.
  4. Les enregistrements abondent qui documentent ce qui est aujourd’hui devenu une banalité de la brutalité policière. La défenseure des droits et la Ligue des droits de l’Homme alertent. Le Conseil de l’Europe rappelle la France à l’ordre. Le rapporteur de l’ONU sur le droit à la liberté de réunion se dit préoccupé. Le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France dénoncent une instrumentalisation de la justice à des fins de répression politique. Des ONG de premier plan, Human Rights Watch ou Amnesty International, dénoncent publiquement la violation du droit de manifestation par les autorités françaises. — Que la France soit condamnée par toutes les instances nationales et internationales de veille des droits humains, ça n’est pas une situation démocratique normale.
  5. Le ministre Darmanin ment à peu près chaque fois qu’il prend la parole. Il affirme qu’aucune arme de guerre n’a été utilisée sur les manifestants à Sainte-Soline, alors que l’usage massif d’armes tombant sous cette catégorie a été documenté sur place. Il assure qu’aucun tir de LBD n’a été pratiqué depuis les quads utilisés par les forces de gendarmerie, alors qu’une vidéo démontre le contraire. Il se dit formel quant au fait que les secours n’ont pas été empêchés par les autorités de venir en aide aux blessés graves, et voici qu’un enregistrement relayé par Le Monde et Mediapart atteste qu’ils l’ont été. — Un ministre de l’Intérieur qui ment comme il respire, et dont les mensonges ne sont jamais suivis d’effet, ça n’est pas une situation démocratique normale.
  6. L’utilisation massive de gaz lacrymogènes, au lieu de demeurer un outil de dernier recours dans les schémas de maintien de l’ordre, est devenue avec les années une norme : à tout propos, n’importe qui, sans motif, se voit suffoqué en manifestation par des gaz qui brûlent les yeux, le nez, la bouche, parfois jusqu’à la peau ; on voit régulièrement de petits enfants hurler de douleur sans comprendre ce qui leur arrive, et on se fait à cela comme si c’était une banalité. — La molestation ordinaire des citoyens par les autorités, ça n’est pas une situation démocratique normale.
  7. Il est devenu banal, en France, de dire à ses proches : « Fais attention à toi en manif ! » tant il est vrai que tout manifestant régulier a pris l’habitude – notamment dans les grandes métropoles, et de façon plus systématique que ponctuelle – de voir des policiers dans leurs amures se transformer en fléaux humains, briser les cortèges, fondre sur les gens de façon arbitraire, hurler des injures, frapper comme des brutes, pousser quelquefois des mugissements de joie vainqueurs tandis qu’ils frappent. Nous en avons vu fendre le crâne de vieillards. Nous avons vu un policier tirer dans les parties génitales d’un manifestant, puis lui hurler : « Ramasse tes couilles, enculé ! » ; un autre arracher les habits d’un homme pour le laisser nu au milieu de la rue ; un autre traiter une personne sans domicile de « gros lard » et de « sac à merde » ; un autre encore rouler sciemment à moto sur un jeune homme à terre. — Une population civile terrorisée par la police de son pays, une police qui n’est manifestement plus là pour protéger la population mais pour protéger la classe dirigeante contre la population, bref, une police devenue garde prétorienne du pouvoir, ça n’est pas une situation démocratique normale.

Quand ils n’ont pas fait sécession avec le réel au point d’affirmer purement et simplement que rien de cela n’existe, les plus fanatisés des macronistes redoublent d’arguments spécieux pour expliquer que rien de cela n’est grave. Que le véritable problème, ce sont les jeunes-vêtus-de-noir-qui viennent-pour-tout-casser !

— Mon expérience vaut ce qu’elle vaut, et sans doute s’en trouve-t-il qui aient des intentions meurtrières contre les policiers, mais de ce que j’ai vécu en manifestation, les jeunes en noir sont ceux qui viennent me demander si je vais bien et me proposer des gouttes de collyre quand j’ai les yeux brûlés par les lacrymogènes. Et c’est bien de la police, pas des jeunes en noir, que j’ai peur lorsque je me déplace dans la rue un jour de manifestation.

Pour tout dire, ces jeunes en noir, quand je les vois qui refusent de reculer devant les brimades, la répression et les grenades, je ne peux m’empêcher de les admirer un peu. Et je ne vois pas en eux des voyous, mais la pointe la plus avancée et la plus courageuse d’entre nous, résistant sans armure aux voyous en armures.


En principe, nous n’aurions rien contre le pacifisme

Si seulement la classe dirigeante ne s’évertuait à ridiculiser les pacifistes ! Pendant des mois nous avons demandé gentiment, les mains ouvertes, des chansons à la bouche, comme des enfants sages, et l’on nous a ri au nez.

Le 49.3 passe. D’un coup nous devenons turbulents, nous nous mettons à exiger plus méchamment, et au bout de quinze jours voilà le pouvoir fébrile comme il n’avait plus été depuis les Gilets jaunes — plus, même, qu’il n’avait été sous les Gilets jaunes.

À quel point cela valide-t-il la stratégie de l’enfant sage ?

Illustration 3
À gauche et au centre : Marine Tondelier offre des fleurs aux forces de l’ordre à Paris, le 23 mars. À droite : Marine Tondelier reçoit des grenades des forces de l’ordre à Sainte-Soline, le 25 mars. 

Le Jeudi 23 mars à Paris, Marine Tondelier, secrétaire nationale d’EELV, rejouait les images les plus ingénues d’un pacifisme libertaire hippie en s’avançant vers les forces de l’ordre pour leur tendre des fleurs.

Pas plus tard que le surlendemain à Sainte-Soline, elle se retrouve au beau milieu d’une manifestation écologiste transformée en théâtre de guerre par une intervention de gendarmerie inouïe de disproportion répressive (deux cents blessés des deux côtés, des mutilés, deux manifestants dans le coma) et incompréhensiblement superflue(si aucune intervention n’avait eu lieu, des écologistes auraient marché dans l’herbe autour d’un bassin vide au milieu d’un champ, la belle affaire).

Marine Tondelier s’interpose, avec plusieurs élus de la NUPES – dont plusieurs députés d’opposition – pour protéger les blessés. Les forces de l’ordre répondent aux fleurs de l’avant-veille en leur jetant des grenades.

Sans trop vouloir se moquer des tulipes et des coquelicots (ce serait bête et cela manquerait de camaraderie), on s’autorise tout de même à croire que Marine Tondelier n’en réoffrira pas de sitôt. Malgré elle, la voilà devenue le symbole, presque la caricature, du sort que le pouvoir réserve aux gentils.

S’il faut la violence, ce sera la violence

Nous n’avons aucun goût pour la violence. Nous préférerions les tulipes et les coquelicots. Nous préférerions la tranquillité. Mais nous avons moins goût encore à nous laisser écraser.

Nous ne voulons pas de cette réforme qui par millions abîmera des corps, tourmentera des âmes et écourtera des vies ! Nous ne voulons plus de ce pouvoir qui nous terrorise dans nos propres rues, nous dit de rentrer à la maison parce qu’il sait mieux que nous ce qui est bon pour nous.

Nous voulons paisiblement avoir voix au chapitre quant à la détermination politique de nos existences, et pas nous choisir tous les cinq ans un maître. Mais s’il faut, le temps d’arracher ce droit, n’être pas paisibles, alors pour un temps nous serons violents. Jusqu’à avoir été entendus.

Là où il faudra, des gens résisteront physiquement aux réquisitions. Là où il faudra, d’autres saboteront l’outil de travail, histoire de leur rappeler là-haut que sans ceux qui font le boulot, qui ont le savoir-faire et qui peuvent tout mettre à l’arrêt, ils ne sont rien. Puis partout où nous le déciderons nous occuperons l’espace public, sans demander la permission, jusqu’à ce qu’il leur vienne à l’esprit de nous demander la nôtre pour toucher à nos vies.

Notre violence ne sera pas un gouffre, car elle est en proportion de la violence qui nous est faite et à laquelle nous répondons.

Même, elle est en proportion bien moindre, puisque leurs matraques s’en prennent à nos corps, leur réforme à notre santé et à nos années de temps libre, alors que dans ses formes aiguës notre violence s’en prend généralement à de simples objets matériels.

(Quant aux formes de violence gratuites mêlées d’affects infects que l’on voit poindre çà et là, elles ne nous intéressent pas : les injures antisémites adressées à Yaël Braun-Pivet sont dégoûtantes, les menaces de mort contre le bébé d’Aurore Bergé sont immondes ; nous ne reconnaissons rien de cela comme nôtre, car rien de cela n’est conforme à l’honneur des travailleurs, ni n’aide notre lutte.)

Mais ceci au moins doit être établi comme principe : aussi loin que le pouvoir poussera, il trouvera notre résistance. Si sa main commence à trembler, c’est bien la moindre des choses. Les gouvernants plus souvent devraient avoir la main tremblante.

Alors non, selon la formule consacrée : nous ne condamnerons pas ces violences. Il faut un peu de sérieux. Nous demande-t-on de condamner l’intolérable radicalité en quoi consiste de casser des vitres ou de monter de petits murets de parpaings devant des portes, pendant qu’en face on nous lacrymogénise, qu’on nous matraque, qu’on nous mutile ? Assez ! Que l’on cesse d’euphémiser toujours la violence d’en haut et de glapir contre celle d’en bas. Nous en avons soupé.

La violence du pouvoir est d’un cynisme absolu. Pendant deux mois ils ont misé que la mobilisation s’essoufflerait parce que les pauvres gens seraient trop pris à la gorge par l’inflation. Maintenant, les voilà qui misent sur la terreur que sèmeront les heurts avec la police pour dissuader la population de descendre dans la rue. Elle est là, « la première violence, provocatrice de toute violence ». Et elle est sordide.

Partout où des contre-forces résistent au sort qu’on veut leur faire et font valoir leur droit à décider de leur propre existence, nous les soutenons, les admirons, souhaitons qu’elles essaiment et soient un phare pour le monde.


Un enregistrement audio de ce billet est disponible ici :

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1 réponse »

  1. Le comportement de nos dirigeants illustre le fait que la démocratie dépend de l’idéal politique que l’on veut en faire.
    De toute évidence, la conception démocratique de l’exécutif est celle de @Joseph Schumpeter. Une conception minimaliste de la démocratie qui ne repose ni sur la souveraineté populaire, ni sur une rationalité citoyenne généralisée et encore moins sur la vertu des gouvernants, puisqu’elle est susceptible d’engendrer des politiques inhumaines.
    L’actuel gouvernement semble oublier qu’au XXIe siècle, les citoyens ne sont pas des moutons de Panurge. En effet, l’époque de la servilité est révolue.
    Désormais les citoyens n’obéissent plus à ce qui leur est imposé sans se poser des questions. Toutes les pratiques politiques doivent être remises en cause. À bas l’autoritarisme… C’est le peuple qui reste souverain.
    La légitimité démocratique ne réside pas uniquement dans les urnes… L’exécutif devrait plutôt s’inspirer de la définition démocratique de @Pierre Rosanvallon. D’après lui, le gouvernement doit s’appuyer sur les partenaires sociaux. En toute concision et clarté, selon @ Rosanvallon, l’expérience démocratique comprend trois piliers : le gouvernement électoral-représentatif qui assure l’assise institutionnelle, la contre-démocratie qui assure une certaine vitalité contestataire, et le travail réflexif du politique qui assure une densité historique et sociale à la démocratie.
    @Anne Brunet

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