
Repenser l’être comme ouverture à tous et à tout
« La Communauté terrestre », nouvel essai du philosophe camerounais, propose de repenser l’être comme ouverture à tous et à tout, en puisant en particulier dans les métaphysiques africaines animistes.
ENTRETIEN
Achille Mbembe : « Réinventer la démocratie à partir du vivant »
Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux 05 mars 2023 LE MONDE
Redéfinissant les limites du vivant et de la technologie à l’ère d’un dérèglement climatique qui engendre peur de l’effondrement et repli sur soi, le philosophe camerounais Achille Mbembe propose, dans La Communauté terrestre, de penser au-delà des frontières. Appréhendée dans son unité comme un corps organique, mais aussi social et politique qui accueille la vie, toutes les vies, humaines et autres qu’humaines, la Terre serait, selon lui, la « dernière utopie » à réaliser.
Qu’est-ce qui caractérise l’ère de l’« anthropo-technocène » dans laquelle, dites-vous, nous sommes entrés ?
La technosphère et la biosphère sont désormais inséparables. Elles se relaient et se nourrissent l’une de l’autre. Pour rendre compte de cette inséparabilité, nous avons besoin d’une conception élargie de la vie, de la communauté et du soin qui intégrerait non seulement les événements typiquement écologiques, mais aussi les phénomènes technologiques. Cela suppose que soient réconciliées deux grandes familles de pensée qui, trop souvent, tendent à s’ignorer, celle de la critique écologique et celle de la critique de la technologie et des objets.
C’est à cette condition que l’on surmontera l’opposition entre le vivant et l’artificiel. D’où l’importance accordée dans mon livre à des auteurs comme le préhistorien André Leroi-Gourhan [1911-1986] pour ses réflexions sur les continuités qui existent entre la création des symboles et la création des outils, ou encore sur la technique comme prolongement du corps. D’où aussi, et surtout, le recours aux pensées animistes africaines, qui servent de soubassement à mon approche du vivant. Cela permet de comprendre que l’une des caractéristiques majeures de l’anthropo-technocène est la proximité radicale entre les êtres, les personnes et les objets.
Serions-nous face à une nouvelle rupture ontologique ?
C’est ce que je suggère. Dans tous les cas, une faille s’est ouverte, et il n’est plus possible de la recouvrir d’un épais voile d’indifférence. Les humains ont toujours été un peu plus que des humains. Même chose pour les objets, qui ont toujours été un peu plus que des outils. C’est ce que nous ont toujours appris les pensées animistes africaines. Leroi-Gourhan montre, de son côté, que chaque innovation technologique a un potentiel de transformation des humains en autre chose que ce qu’ils étaient auparavant. L’humain d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir, par exemple, avec celui de la préhistoire ou de l’âge des Lumières. Cette transformation ontologique de l’humain, mais aussi des objets, explique les différentes sortes de crise – de la démocratie, de la représentation, du sujet… –, auxquelles nous faisons face.
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Sommes-nous entrés dans un âge transhumaniste ?
J’évite soigneusement ce terme, car il ferme tout de suite le débat. L’idée est, au contraire, de l’ouvrir le plus largement, en recourant à des archives généralement méprisées. Nous sommes à un moment de dédoublement aussi bien des humains que des objets, voire des mondes. Aux cerveaux naturels sont en train de se superposer des cerveaux de plus en plus artificiels, une mémoire individuelle et sociale de plus en plus extériorisée. Peut-être plus qu’à toute autre période de l’histoire de l’humanité, les humains et les objets sont liés neurologiquement. Il est, pour le moment, très difficile de nommer avec précision ces nouvelles populations d’existants. La tâche de nomination fait partie justement du travail critique et politique qu’il nous faut faire, et que le terme de transhumanisme cherche à clore prématurément.
Certains de ces objets sont devenus vivants, dites-vous. Que serait alors le propre du vivant ?
Dans les systèmes africains de pensée, le propre du vivant était son indétermination, c’est-à-dire sa capacité de prolifération, de métamorphose permanente et de résonance avec tout l’existant ou encore les forces du cosmos. D’autre part, les objets d’aujourd’hui sont d’autant plus vivants qu’ils ne cessent d’ouvrir des possibilités cérébrales nouvelles. En réalité, plus que jamais auparavant, la technologie se situe désormais dans le prolongement du développement général des espèces. On le voit bien à la façon dont elle change constamment de forme et de fonction. Nous sommes à un moment de l’histoire du vivant où le nombre de ces objets mutants ne cesse de s’accroître, alors qu’ils se miniaturisent toujours un peu plus, deviennent portables, flexibles et que leur présence sature les surfaces de nos existences. C’est dans ce grand mouvement que résident les nouvelles interrogations sur le vivant et ses limites.
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Qu’est-ce qui vous fait dire que la « race » et la « colonialité » sont les matrices de notre monde politique, mais aussi écologique ?
L’ère moderne s’ouvre par une mise en ordre raciale de la Terre qui s’apparente à un long procès de capture, de mastication et de digestion, lequel aboutit à reléguer une masse donnée de corps que l’on exploite comme de la matière première, mais que l’on peut par ailleurs gaspiller lorsqu’il le faut. La colonialité participe de cette volonté quasi prométhéenne non pas seulement de tout maîtriser, mais de tout mettre au service du calcul. Or, ce qui permet ce calcul, c’est la race, qui fait du corps humain une ressource naturelle. Dans le cas des personnes d’origine africaine, ce rapport entre corps humain et corps naturel est évident puisque ce sont des corps qui ont fait l’objet de marchandisation. Il ne peut donc pas y avoir de critique écologique sans critique de la race et du colonialisme.
Vous puisez dans les métaphysiques africaines animistes de quoi penser une « écologie générale » où le vivant se situe en dehors du quantifiable et du calculable. Les solutions à la crise écologique actuelle viendront-elles des sociétés autochtones ?
On ne peut pas honnêtement reconstruire le monde ou la Terre en s’appuyant uniquement sur une seule des nombreuses archives de l’humanité. Il faut retrouver, là où cela existe, d’autres ressources qui permettent de refonder le politique, de réinventer la démocratie et de proposer d’autres imaginaires de l’en-commun. L’idée n’est pas de liquider complètement l’héritage de la philosophie moderne, mais de faire droit à un pluralisme épistémique à la mesure du pluralisme de la planète elle-même, si nous voulons renouveler tous les territoires de vie. Les philosophies africaines, ou des mondes autochtones, ont développé des pensées de l’être, du sujet et de la relation nettement plus riches que celles fondées sur le calcul, le profit et le contrat.
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La Terre comme unité globale reste une utopie, dites-vous. Mais pour qui ? Dans d’autres cosmologies, cette entité globale existe bel et bien…
La Terre comme unité politique et assemblée des vivants, gouvernée à parts égales par la totalité des existants, est une utopie. C’est notamment le cas à l’heure où, les particularismes aidant, le désir de séparation est si virulent. La surenchère nationaliste, la lèpre raciste, la remontée des idéologies de la différence et la volonté de partition et de ségrégation ont cours, alors même que les questions auxquelles nous faisons face ne sont plus passibles de solutions uniquement locales.
Face à cela, on ne peut pas sous-estimer la radicalité de l’utopie d’une communauté terrestre qui inclurait tout le monde – et je ne parle pas seulement des humains. Pour imaginer quelque chose au-delà d’un cosmopolitisme mou, d’un universalisme desséché et confondu avec l’unique dans la lignée des théologies monothéistes, il faudra sans doute regarder ailleurs et prendre le risque de nouveaux voyages de la pensée. Les philosophies amazoniennes, chinoises ou africaines constituent, de ce point de vue, d’insondables gisements, à condition que s’aiguise notre intelligence et que nous sortions de notre soif d’exotisme.
Comment concrètement faire communauté avec des entités non humaines ?
Dans le cas des mythes africains que j’ai étudiés, l’idée n’est pas, par exemple, d’octroyer aux montagnes et aux autres entités comme les forêts, l’eau ou les génies, les mêmes droits que ceux des humains. Mais de reconnaître la grande diversité des êtres, leur multiplicité et, par conséquent, de faire place à chacun d’eux dans sa singularité et son originalité, c’est-à-dire de créer des conditions telles qu’ils soient, chacun, pourvus du simple nécessaire, cela qui leur permet de se maintenir en vie et d’être en résonance avec le reste. Il s’agit ensuite de reconnaître que le vivant est par définition incalculable et inappropriable.
Ces deux modalités de la reconnaissance n’entraînent pas nécessairement des droits. La clé de la réfection du monde et de sa durabilité se trouve dans la reconnaissance d’une dette de vie qui nous lie à l’ensemble de la création et dans l’effort de construction collective et jamais achevée des capacités à le partager avec d’autres. Dans cette perspective, le juridique n’a de sens que s’il vient confirmer, ratifier et asseoir un monde sans clôtures ni frontières, qui se caractériserait par une ouverture inconditionnelle à l’existant et qui ferait place à un autre que soi-même.
Est-ce cela, une démocratie du vivant ?
Il existe aujourd’hui un discrédit, voire une haine, de la démocratie. Pour moi, l’autre nom d’une démocratie véritable de nos jours, c’est le vivant, et le propre du vivant, d’un point de vue organique, c’est de respirer. La démocratie et le vivant constituent aujourd’hui les deux points d’entrée principaux pour ceux et celles qui désirent construire un monde habitable par tous et respirable pour tous. Il est possible – du moins, je le pense – de réinventer la démocratie à partir de l’idée du vivant en tant qu’indétermination constitutive, capacité de métamorphose, de prolifération, d’ouverture radicale sur la multiplicité. De plus, dans la mesure où la Terre est notre demeure à tous, cela signifie qu’habiter, c’est nécessairement cohabiter et qu’il y a un droit à l’hospitalité et un droit à la respiration, pour tous, absolument fondamentaux.
Cela invite à un dépassement de l’humanisme, non pas pour plonger dans je ne sais quel antihumanisme ou dans le transhumanisme, mais pour ouvrir la porte à une politique qui ferait place évidemment à l’humain et plus largement à la totalité du vivant. Une politique de la multiplicité et de l’ouvert, comme nous l’apprennent les systèmes africains de pensée, et notamment les pensées de la relation et de la résonance.
Vous pensez le « droit à la respiration » sur plusieurs plans, d’un point de vue écologique mais aussi politique, en rappelant la mort de George FLoyd, en 2020, à Minneapolis [Etats-Unis], interpellé dans des conditions extrêmement violentes par la police et lâchant dans un dernier souffle : « I can’t breathe » [« Je ne peux pas respirer »]…
Absolument. La respiration est le point de départ de tout le reste. On le voit bien dans le discours, pas seulement des Africains-Américains, mais de tous ceux qui ont fait, pendant une longue durée, l’expérience de l’étouffement et de l’abjection. C’est vrai aussi dans les pensées animistes africaines, pour lesquelles tout respire. Et parce que tout respire, tout est animé ou susceptible de l’être. Tout est susceptible d’abriter non seulement des énergies, mais aussi du geste, de la parole, du rythme.
Dans ce contexte, l’outil est un ustensile de la vie, au service de la réfection du monde, de sa respiration. Celle-ci ne se limite pas à la respiration organique. Il y a aussi une respiration qui passe par les gestes, la parole et le verbe, le corps, toutes ces formes d’expression qui permettent de souffler, de se reposer, de reprendre des énergies pour se relancer, se projeter au loin, mais toujours dans la relation. Il y a là une théorie de la respiration qui, partant de son aspect purement somatique, débouche nettement sur sa dimension communautaire, et donc politique.
L’utopie Terre
Penser la communauté au-delà de l’identité et de l’état, à une époque où se renouvellent les pulsions de repli sur soi : tel est l’objet du nouvel essai d’Achille Mbembe. Dans la lignée de ses ouvrages précédents, notamment Brutalisme (La Découverte, 2020), « La Communauté terrestre, écrit l’auteur, reprend, presque brique par brique, nombre d’intuitions fondamentales » et les enrichit d’une réflexion dense sur le vivant et le technologique, brouillant les frontières entre sujet et objet, vivant et artificiel.
L’enseignant-chercheur à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, renouvelle une question qui l’obsède depuis De la postcolonie (Karthala, 2000) : comment faire humanité après la grande partition coloniale et esclavagiste de la Modernité ? La question est d’autant plus urgente à l’« âge de la combustion du monde », qui oblige à repenser en profondeur nos manières d’habiter celui-ci, le rôle dévolu à la technologie et les limites de la raison.
A partir de différentes métaphysiques africaines animistes, Achille Mbembe dessine une « écologie générale » où l’humain entre en communauté avec l’ensemble du vivant. Penser la Terre comme notre demeure à toutes et à tous l’amène à proposer une « communauté terrestre » qui serait la « dernière utopie ». Une utopie pour laquelle habiter le monde, c’est nécessairement cohabiter et faire place à d’autres que soi (humains et non-humains) ; ce qui suppose un droit à la vie et à l’hospitalité absolument premier et fondamental.
Signalons, du même auteur, la parution en poche de « Brutalisme », La Découverte, « Poche », 256 p., 12 €.
Séverine Kodjo-Grandvaux