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L’incertitude empêche la projection vers l’avenir

Clair Michalon, consultant en « interculturalités ».

Clair Michalon : « Plus on est confronté à l’incertitude, moins on se projette dans l’avenir »

A une époque de profondes mutations, le rapport au temps est chamboulé. Nous avons invité des personnalités et des anonymes de tous horizons à se confier sur ce vaste sujet. Cette semaine, Clair Michalon, spécialiste de l’interculturalité. Propos recueillis par Anne-Sophie Novel 

L’essentiel pour Clair Michalon, agronome de formation et consultant spécialisé dans les relations interculturelles, est d’arriver à « lire les interactions entre les cultures pour en tirer un maximum d’effets bénéfiques en termes de rapprochement des hommes et de la créativité ». 

Une approche utile pour cerner les éléments qui déterminent notre rapport au temps.

Notre conception du temps diffère-t-elle vraiment d’une culture à l’autre ?

Quand on étudie l’interculturalité [l’ensemble des processus psychiques, relationnels, groupaux, institutionnels, engendrés par les interactions de cultures], on essaie de comprendre le comportement des hommes face à une réalité identifiée : il faut bien cerner l’ensemble des solutions imaginées. En ce qui concerne le rapport au temps, plus on est confronté à l’incertitude, moins on se projette dans l’avenir. C’est d’ailleurs une thérapie extrêmement classique en cas de dépression : on conseille de prendre les problèmes un à un, de ne plus tenter de tout penser en termes d’avenir car le cerveau n’est plus en mesure de gérer un trop grand nombre d’incertitudes. A l’inverse, le fait de maîtriser les incertitudes permet de se projeter dans l’avenir. On passe du temps cyclique au temps linéaire lorsqu’on passe de la précarité vers la sécurité.

L’incertitude est-elle pour vous la seule grille de lecture du temps ?

Je le pense, oui. C’est le vecteur premier qui détermine notre rapport au temps et notre capacité à maîtriser le futur. Au XVIe siècle, pour exprimer un futur, on disait « j’ai à faire ». Sur décision du groupe des poètes de la Pléiade, qui cherchait à enrichir la langue française, l’auxiliaire avoir s’est retrouvé après le verbe, ce qui donnait « je faire ai », puis « je ferrai ». On a donc créé un futur en utilisant le verbe avoir, la possession, contrairement au futur latin formé avec le verbe être. Cela est très significatif ! D’autant que nous avons inscrit le futur dans le mode indicatif, mais qu’il est grammaticalement proche du conditionnel : on ne sait jamais s’il y a un « s » lorsque « je » parle, et notre interlocuteur peut y entendre un conditionnel. On fait donc du futur une incertitude là où il devrait être perçu comme naturel.

Ces mécanismes sont puissants, et on les observe facilement dans des contextes très incertains : les gens ne sont pas ponctuels, alors que dans un système extrêmement contrôlé tout le monde est à l’heure, anticipe…

Cela n’est-il pas finalement lié à notre rapport à la mort ?

Les deux sont liés : le temps linéaire, c’est le temps de la mort occultée : la possibilité de se projeter loin repousse sans cesse l’éventualité de la mort. Dans un temps cyclique, le temps de la mort est assumé, il n’y a pas de démarche collective systématique menant à l’idée de repousser la mort car elle est là et fait partie du quotidien. Si elle doit arriver, elle arrive.

Et cette mort assumée est le pendant du temps cyclique non maîtrisable. C’est bien pour cela que les outils de précarité et de sécurité sont un champs d’application aussi vaste, parce qu’ils traitent de notre rapport à la mort. Plus je contrôle les incertitudes plus je pense que je peux maîtriser la mort… Les transhumanistes ne font que chercher des outils pour repousser la mort, jusqu’à l’effacer complètement, ce qui est sur le plan éthique mais aussi philosophique une aberration absolue !

Pourquoi a-t-on l’impression que le temps s’accélère ?

Le seul temps qu’on apprécie est celui qu’on ne compte pas. Or il se fait de plus en plus rare. C’est l’accroissement de la productivité qui nous donne ce sentiment d’accélération permanente du temps. Selon un dicton congolais, « ce qui se compte n’a pas de valeur »… A partir du moment où on compte le temps, il perd toute valeur et file à toute vitesse.

Notre rapport au temps de travail ne pâtit-il pas aussi d’une notion de temps biaisée ?

En France, notre vision du travail est moins univoque que dans le reste du monde. En Allemagne, le terme « Arbeit » signifie au XIIIe siècle « acte glorieux qui fonde la qualité de chevalier ». Il est perçu comme quelque chose de positif qui donne accès au pouvoir : du haut en bas de l’échelle, tout le monde accepte cette vision. Le mot « travail » vient du latin tripalium, nom d’un instrument de torture réservé aux esclaves… Cette vision domine jusqu’à la Révolution française, quand le travail devient un moyen d’accéder au pouvoir. Depuis, ces deux perceptions s’affrontent au point d’expliquer une bonne partie des différends entre syndicats et patronat… Sans parler du système hiérarchique ultra vertical mis en place pour vérifier que chacun travaille bien, et la manière dont on comptabilise le travail après 18 heures, critère sur lequel se fonde la définition du cadre à haut potentiel. En Allemagne, si après 17 heures on est encore au boulot, on estime que c’est parce que l’on travaille mal.

Ces nuances de rapport au temps se retrouvent-elles dans les rapports intergénérationnels ?

Bien sûr ! En situation précaire les gens sont très respectueux de la personne âgée, qui montre par sa survie qu’elle ne s’est pas « trompée », car sans cela elle serait morte. Dans ce contexte, les plus âgés sont perçus comme de vieux sages. Dans les contextes moins précaires, on peut se tromper sans risquer sa vie, les erreurs ne sont pas synonymes de mort et la vieillesse n’est pas synonyme de sagesse… et je dirai même que la notion de « vieux con » est un concept de contexte sûr !

Le monde est-il de plus incertain aujourd’hui ?

Durant les trois derniers siècles, dans les sociétés occidentales, il y a eu une cohérence globale entre les progrès de la science et l’élévation du niveau de certitude des gens. Les progrès agricoles et scientifiques ont permis de régler des problèmes alimentaires et de repousser l’âge de la mort. A la fin des Trente glorieuses, la société part dans deux directions opposées : une part gère de mieux en mieux les incertitudes par le biais d’innovations techniques et scientifiques de plus en plus élevées, mais une partie croissante souffre des gains de productivité et se trouve éjectée vers plus de précarité. On observe une divergence des groupes sociaux et nos sociétés se trouvent à gérer des situations complexes de précarité qui étaient jusque-là réservées au tiers-monde.

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