
PRESENTATION
« L’embolie administrative explique en partie le mécontentement des Français: ils ont l’impression que leur vie ne change plus et que les promesses ne sont jamais tenues » « Vous pouvez recruter tous les enfants d’ouvriers que vous voulez à l’ENA : une fois qu’ils seront conseillers d’Etat, ils auront les mêmes comportements que les autres. Le problème, c’est la culture de la haute administration »
indique CHLOÉ MORIN dans un entretien que nous reprenons ici. elle a été conseillère opinion auprès des Premiers ministres Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls, de 2012 à 2017. Elle travaille comme experte associée à la Fondation Jean-Jaurès.
EXTRAITS:
« Le plus important, c’est que les gens se saisissent du débat. Le pire, ce serait qu’on dise : c’est un sujet complexe, laissons-le à ceux qui savent… donc aux hauts fonctionnaires.
« ‘Le politique se fait balader par l’administration car il ne connaît pas suffisamment son sujet pour pouvoir dire, à un moment donné : « Stop, on ne fait pas comme ça ».
« L’embolie vient par exemple de ce que, lorsque vous êtes haut fonctionnaire, vous n’avez jamais intérêt à prendre de risque.
« On attend beaucoup trop de l’Etat qui est devenu une machine extrêmement lourde, un paquebot difficile à piloter. Ce qui est frappant dans cette crise, c’est l’impression qu’on n’arrive jamais à remonter les chaînes de responsabilités. Dans n’importe quelle entreprise, on serait capable de dire qui est responsable de la destruction massive des masques, par exemple. Là, non.
« Il y a plein d’autres raisons qui expliquent l’embolie administrative, dont une majeure : la centralisation excessive. Dans toutes les administrations centrales, il y a un micromanagement depuis Paris. On n’adapte pas les choses aux réalités du terrain, on est déconnecté de la vie réelle.
« On pourrait supprimer les grands corps pour les fondre dans un seul bloc où les règles de promotion et d’affectation seraient beaucoup plus dépendantes du mérite de chacun. Les carrières ne dépendraient plus d’un diplôme obtenu à 22 ans, et le groupe serait plus large, on ne serait pas dans une forme de copinage et d’entre-soi. Je pense aussi qu’il faut supprimer le plafond de verre : un fonctionnaire peut être extrêmement méritant, grimper les échelons, mais il n’accédera jamais aux postes au sommet réservés aux hauts fonctionnaires.
ENTRETIEN
« Une culture de l’homogénéité et de la ressemblance »
oct. 7, 2020 l’Opinion
« L’embolie administrative explique en partie le mécontentement des Français: ils ont l’impression que leur vie ne change plus et que les promesses ne sont jamais tenues » « Vous pouvez recruter tous les enfants d’ouvriers que vous voulez à l’ENA : une fois qu’ils seront conseillers d’Etat, ils auront les mêmes comportements que les autres. Le problème, c’est la culture de la haute administration »
CHLOÉ MORIN a été conseillère opinion auprès des Premiers ministres Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls, de 2012 à 2017. Elle travaille comme experte associée à la Fondation Jean-Jaurès.
La crise sanitaire a mis en lumière à la fois l’omniprésence de l’Etat dans l’organisation de la société (attestations de déplacement, multiplication des interdictions…) et l’inefficacité de ce même Etat (masques, tests…). Comment peut-on avoir un Etat en même temps omnipotent et dysfonctionnel ?
En lui confiant sans doute trop de responsabilités. On attend beaucoup trop de l’Etat qui est devenu une machine extrêmement lourde, un paquebot difficile à piloter. Ce qui est frappant dans cette crise, c’est l’impression qu’on n’arrive jamais à remonter les chaînes de responsabilités. Dans n’importe quelle entreprise, on serait capable de dire qui est responsable de la destruction massive des masques, par exemple. Là, non. Les têtes de pont, c’est-à-dire les ministres, ont été jugées responsables des défaillances, mais on a l’impression qu’eux-mêmes ne savent pas d’où viennent les dysfonctionnements internes.
A quoi est due « l’embolie administrative » que vous décrivez ?
C’est un ensemble de causes, et c’est la raison pour laquelle je parle de « système ». L’immense majorité de la haute administration, et de l’administration au sens large, est composée de gens de bonne volonté, plutôt compétents, qui ont le sens de l’Etat ; il n’y a pas de volonté individuelle de nuire. Mais pour autant, la façon dont l’administration – et plus encore la haute administration – est organisée crée des dysfonctionnements majeurs. L’embolie vient par exemple de ce que, lorsque vous êtes haut fonctionnaire, vous n’avez jamais intérêt à prendre de risque.
Il vaut toujours mieux ne pas prendre de décision que risquer se tromper, laisser pourrir un sujet qu’être celui qui a osé trancher ou qui a alerté. On n’a pas la culture du risque. L’autre raison, c’est qu’il y a assez peu de culture du résultat : si elle existait, la moitié des fonctionnaires de Bercy serait déjà virée puisque leur boulot, c’est de maîtriser les comptes publics. Or on n’a jamais eu autant de dettes. Donc leur job n’est pas attaché, de fait, à une obligation de résultat, mais à une obligation de moyens. Il y a plein d’autres raisons qui expliquent l’embolie administrative, dont une majeure : la centralisation excessive. Dans toutes les administrations centrales, il y a un micromanagement depuis Paris. On n’adapte pas les choses aux réalités du terrain, on est déconnecté de la vie réelle.
Pourquoi le politique est-il si impuissant face à l’administration ?
Le politique se fait balader par l’administration car il ne connaît pas suffisamment son sujet pour pouvoir dire, à un moment donné : « Stop, on ne fait pas comme ça ». Il y a une légitimité de compétence. Mais il y a aussi une question de légitimité politique : quand vous êtes ministre ou secrétaire d’Etat, votre durée de vie est d’un ou deux ans, vous n’avez pas assez de poids politique ni assez de temps pour tordre le bras à votre administration. C’est un sujet bien identifié, sur lequel on se casse les dents depuis des décennies.
Le spoil system, promis par Emmanuel Macron mais jamais mis en oeuvre, est-il la solution ?
Je suis réservée sur le spoil system – le fait de remplacer les directeurs d’administration quand un nouvel exécutif s’installe – car cela veut dire une porosité extrêmement forte avec le monde du privé. Donc cela a ses inconvénients. On a quand même une fonction publique fortement associée au sens de l’Etat et au service de l’intérêt général. Il faut, certes, pouvoir la faire respirer et promouvoir des parcours différenciés, mais on sait, avec le jeu du pantouflage et du rétro-pantouflage, qu’il y a des conflits d’intérêts majeurs. Trop de hauts fonctionnaires passent leur vie dans des grandes banques ou des grands groupes et reviennent ensuite dans leur administration. Vous ne pouvez évidemment pas dire aux gens, dans le cadre du spoil system, qu’ils seront virés à chaque nouveau pouvoir politique mais qu’ils n’auront pas le droit d’aller travailler dans le privé.
Après la crise des Gilets jaunes, le Président proposait de supprimer l’ENA. Le recrutement est-il le problème ?
Non, je pense que c’est un faux problème. Il y a eu des progrès sur le sujet, davantage de femmes et d’enfants d’ouvriers ont été admis. Mais à l’issue de l’école, les gens se trouvent dans un environnement qui n’incite ni à être différent, ni à être original, et encore moins à s’opposer. Vous êtes dans un grand corps, votre promotion dépend des autres membres, donc vous avez intérêt à ne fâcher personne. Vous êtes dans une culture de la ressemblance et de l’homogénéité. Vous pouvez recruter tous les enfants d’ouvriers que vous voulez à l’ENA : une fois qu’ils seront conseillers d’Etat, ils auront les mêmes incitations que les autres, et donc les mêmes comportements que les autres. Le problème, c’est la culture de la haute administration.
Que proposez-vous ?
Le plus important, c’est que les gens se saisissent du débat. Le pire, ce serait qu’on dise : c’est un sujet complexe, laissons-le à ceux qui savent… donc aux hauts fonctionnaires. Je ne crois pas qu’ils sont capables de se réformer eux mêmes. On pourrait supprimer les grands corps pour les fondre dans un seul bloc où les règles de promotion et d’affectation seraient beaucoup plus dépendantes du mérite de chacun. Les carrières ne dépendraient plus d’un diplôme obtenu à 22 ans, et le groupe serait plus large, on ne serait pas dans une forme de copinage et d’entre-soi. Je pense aussi qu’il faut supprimer le plafond de verre : un fonctionnaire peut être extrêmement méritant, grimper les échelons, mais il n’accédera jamais aux postes au sommet réservés aux hauts fonctionnaires.
Cela n’est pas normal, il faut promouvoir la méritocratie – ce qui répondra en partie au problème de la déconnexion. Une autre solution serait d’interdire aux hauts fonctionnaires d’aller dans le privé plus de cinq ou dix ans dans une carrière, ou d’aller en cabinet. Car la situation actuelle affaiblit la démocratie. L’embolie administrative explique en partie le mécontentement des Français : ils ont l’impression que leur vie ne change plus et que les promesses ne sont jamais tenues.
L’administration est la courroie de transmission de l’action publique et elle dysfonctionne. Il est urgent de régler cette affaire.