
Un lecteur, au vu de l’actualité de la Russie, en particulier, nous a proposé de reproduire cet entretien. Nous le faisons bien volontiers.
ENTRETIEN
Raphaël Glucksmann: « L’Occident souffre d’une immense fatigue éthique et politique »
SIMON BRUNFAUT 13 septembre 2020 L’Echo
Écrivain et essayiste, ancien conseiller de l’ancien président georgien Mikheïl Saakachvili, Raphaël Glucksmann a lancé en 2018 le mouvement « Place Publique », qui visait à rassembler la gauche française. Élu aux élections européennes de 2019, il nous parle de son combat pour les Ouïghours, population opprimée en Chine, mais aussi de la place actuelle de l’Europe sur l’échiquier politique mondial.
Vous avez pris position au sujet du génocide des Ouïghours qui a lieu actuellement en Chine. Comment expliquez-vous le silence de la communauté internationale?
Les grands crimes ont toujours besoin de grands silences. Et le silence qui accompagne la déportation des Ouïghours depuis des années est assourdissant. C’est à la fois le silence des pays musulmans — certains soutiennent même officiellement la répression chinoise — et le silence des pays dits des droits de l’homme, les nations européennes en premier lieu.
Les politiques européens pensent que cette tragédie est lointaine et qu’il n’y a pas de bénéficie électoral à en tirer, donc ils s’en moquent.
Mais, en réalité, ce phénomène n’est pas lointain: nos t-shirts et nos téléphones, par exemple, sont souvent fabriqués en Chine par des esclaves ouïghours. Les grandes marques internationales utilisent le travail forcé des Ouïghours et nous rendent, dans notre quotidien, complices indirects de crimes contre l’humanité.
L’autre raison du silence, chez nous, c’est le fatalisme ambiant face à la superpuissance chinoise, l’idée qu’on ne peut rien y faire, que nous sommes trop dépendants de la Chine. Mais cette impuissance est construite. Ce sont nos décisions politiques qui ont créé notre dépendance. La globalisation, qu’on nous a vendue dans les années 1990-2000 comme l’extension universelle de la démocratie libérale, finit par rendre les démocraties dépendantes des dictatures qu’elles ont cru transformer impunément en ateliers. À travers la défense des Ouïghours, en plus des droits humains, se pose donc aussi la question de notre souveraineté, de notre autonomie politique.
Ce lundi 14 septembre, les leaders européens rencontreront Xi Jinping lors d’un sommet UE-Chine. Nous verrons quelle place ils décideront d’avoir dans l’Histoire: celle de complices ou de spectateurs d’un génocide, ou celle de représentants dignes des principes qui sont à la base même de nos démocraties et de la construction européenne. Oseront-ils affirmer la puissance européenne et les idéaux qui la sous-tendent ou sommes-nous condamnés à n’être que des courtisans en quête de contrats? » Nous ne pouvons nous limiter à être un continent de consommateurs. Nous devons être aussi des citoyens et des producteurs. Il faut donc d’urgence relocaliser.
Relocaliser l’économie est la solution pour éviter cette dépendance à l’égard de la Chine ?
Pendant le confinement, on s’est rendu compte que l’Europe, principale puissance commerciale au monde, était incapable de produire des masques, des tests ou des molécules aussi simples que du paracétamol. Cette dépendance à l’égard des pays producteurs, au premier rang desquels la Chine a été vécue comme une humiliation par les citoyens européens. Nous ne pouvons nous limiter à être un continent de consommateurs. Nous devons être aussi des citoyens et des producteurs. Il faut donc d’urgence relocaliser, en particulier dans certains secteurs stratégiques. C’est le rôle du politique de définir ces secteurs et de mettre en place les outils de la relocalisation.
Il y a deux façons de rompre avec l’idéologie du libre échange absolue qui a dominée les politiques européennes durant les années 90. Premièrement: il faut une dose de protectionnisme intelligent et écologique, qui passe par l’instauration de taxes à l’entrée en Europe. Mais cela ne suffira pas, car les coûts de production sont très différents. L’autre versant d’une politique de relocalisation, c’est de mettre fin à l’irresponsabilité des multinationales. Aujourd’hui, avec l’éclatement des chaînes de production, des entreprises comme Zara ou Nike peuvent avoir des fournisseurs chinois qui emploient une main d’oeuvre forcée et cependant ne pas être tenues responsables. La règle de droit doit suivre l’éclatement de la production.
L’externalisation de l’économie doit être accompagnée d’une externalisation de la norme: une multinationale doit être responsable de l’ensemble de sa chaîne de production. Des droits humains ou environnementaux sont violés pour produire une chaussure Nike? Alors Nike doit en répondre, même s’il s’agit de ses producteurs et filiales. Cela s’appelle le devoir de vigilance et nous travaillons sur une législation européenne à ce propos qui changera l’architecture de la globalisation. L’heure est venue de rétablir la souveraineté du politique sur l’économique.
En Biélorussie, le mouvement de contestation s’amplifie de jour en jour. Mais Loukachencko ne semble pas prêt à lâcher le pouvoir. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de réitérer l’erreur faite en Ukraine en laissant Poutine prendre la main ?
Les femmes – c’est notable – qui dirigent la révolution biélorusse insistent sur ce point: ce n’est pas une révolution contre la Russie, mais une révolution démocratique. L’Europe doit être là en soutien, répondre à leurs demandes. Et annoncer enfin les sanctions contre le régime promises depuis des semaines. Ces sanctions sont bloqués dans les corridors du Conseil européen et cela donne, une fois de plus, l’image d’une grande faiblesse européenne. Cette lenteur et cette faiblesse n’augurent rien de bon car Vladimir Poutine les observe et agira en conséquence. Or une grande part du destin de la Biélorussie réside à Moscou…
Mais justement Poutine n’a pas intérêt à laisser un pouvoir démocratique s’imposer…
Oui. Il faut donc lui montrer qu’une intervention directe en Biélorussie lui coûtera plus cher que l’établissement d’une démocratie. Etablir un rapport de force avec la Russie. Il ne s’agit pas de faire la guerre évidemment, juste de faire de la politique. Mais pour cela, il faut deux choses dont nous manquons: du courage et une cohérence relative…
Et l’empoisonnement de Navalny risque de rendre encore un peu plus tendues les relations avec la Russie..
L’empoisonnement de Navalny est survenu au début la révolution démocratique biélorusse. Pour Poutine, c’était un moyen d’envoyer un signal très clair aux opposants russes: je ne suis pas Loukachenko ou Yanoukovich, je ne laisserai émerger aucune figure qui puisse cristalliser les mécontentements. C’est sa stratégie depuis 1999 et elle fonctionne. Il est extrêmement difficile pour la société civile russe de se fédérer autour de leaders car le régime coupe les têtes qui dépassent assez rapidement. Poutine sait que les révolutions de type biélorusse forment une menace existentielle pour son pouvoir. Il n’apprécie pas spécialement Loukachenko — qui ne l’avait pas soutenu en Ukraine ou en Géorgie par exemple —mais ils partagent tous deux la même vision autoritaire du pouvoir. Ils sont donc condamnés à s’entendre lorsque cette vision est ébranlée par un mouvement démocratique.
ll ne faut pas aller au delà des frontières de l’Europe pour trouver des dictatures : la Hongrie et la Pologne sont aujourd’hui des régimes autocratiques. La réponse de l’Europe est-elle suffisante, selon vous ?
Le respect de l’état de droit doit être une ligne rouge absolue. Cela doit notamment être la condition fondamentale pour avoir accès aux fonds européens. Nous sommes dans un moment de forte relance keynésienne. C’est le moment de montrer qu’on est sérieux sur les principes. Pas de démocratie, pas de fric. Si on ne touche pas au portefeuille, on ne sera pas pris au sérieux par Orban qui se mouche allègrement dans les résolutions du Parlement européen…« Ce qui se passe en Belgique illustre une tendance générale: les pays peuvent fonctionner sans gouvernement. Et c’est une nouvelle désastreuse pour la démocratie. »
Dans cette perspective, le plan de relance représente-t-il une victoire ?
La mutualisation de la dette est une victoire importante de la solidarité européenne, mais de nombreux sacrifices ont été faits, dont pour l’instant la conditionnalité sur l’état de droit que le Parlement doit réimposer contre le Conseil. Je note que notre faiblesse à l’extérieur, vis à vis de Poutine et de Xi Jinping, est corrélée à l’émergence de ces régimes post-démocratiques en Europe et à la faiblesse de nos réponses intérieures. Nous ne croyons plus dans les principes qui sous-tendent nos systèmes politiques. Les fondements de la démocratie libérale font de moins en moins sens à nos propres yeux. Dans ces conditions, comment établir un rapport de force au nom de ces principes? L’Occident souffre d’une immense fatigue éthique et politique. Nous sommes devenus vieux les amis… Alors il va falloir retrouver en nous une forme de jeunesse ou accepter l’effacement.
La théorie de l’appel d’air reste-t-elle l’obstacle principal à l’élaboration d’une politique migratoire commune ?
Je retourne la question à tous les dirigeants que je croise : jusqu’où était-on prêt à aller au nom de la théorie de l’appel d’air ? Pour rendre l’Europe la moins attractive possible, faudra-t-il la transformer en vaste prison? Cette théorie enclenche un processus sans fin de déshumanisation de nos politiques. Aujourd’hui, l’Europe a la frontière la plus meurtrière du monde.
La Belgique peine à se trouver un gouvernement. Quel est votre regard sur cette situation ?
Ce qui se passe en Belgique illustre une tendance générale: les pays peuvent fonctionner sans gouvernement. Et c’est une nouvelle désastreuse pour la démocratie. La question du sens même du politique est posée: une communauté humaine a-t-elle besoin du politique? Si nous répondons par la négative à cette question, nous sombrons dans la barbarie : on se laisse gouverner par des forces qu’on ne contrôle pas, qu’on ne façonne pas, qu’on n’identifie parfois même plus. Aristote définissait l’homme comme un « animal politique ». Laisser le pouvoir ultime à d’autre forces que la cité, c’est tourner pour de bon la page de l’humanisme. Je ne m’y résoudrai jamais. Aussi continuerai-je toute ma vie à dire aux gens: «Faites de la politique! Et si vous n’aimez pas vos représentants, présentez-vous!»
1 réponse »