
Un procès surréaliste 9 ans après, sur fond d’omerta bien ordonnancée par les responsables
Alors que la SNCF est jugée au tribunal correctionnel d’Evry, neuf ans après le déraillement d’un train qui avait coûté la vie à sept personnes, «Libération» a recueilli le témoignage de Pierre Serne, vice-président en charge des Transports à la région Ile-de-France au moment de la catastrophe. Il pointe le vieillissement du matériel et les travaux sans cesse repoussés par l’entreprise.
D’autres commentaires et analyses conduisent à penser que tout à été fait par les dirigeants de la SNCF et les politiques et administratifs de l’Etat en charge de son contrôle pour cacher les responsabilités et couvrir d’opacité des chaînes de décisions déjà surréalistes.
Ici le témoignage recueilli par Libération, non seulement éclaircit le dossier, mais montre que des personnes peuvent sortir du silence organisé pour témoigner et prendre leur responsabilité, même tardive.
Article
«Je ne pouvais plus me taire»: à l’occasion du procès de l’accident de Brétigny-sur-Orge, un témoin négligé sort de l’ombre
publié le 24 mai 2022 Libération Franck Bouaziz et Marie Piquemal
Voilà un mois que le procès du déraillement de train de Brétigny-sur-Orge, qui avait fait sept morts et des centaines de blessés à l’été 2013, a commencé. Il devrait se terminer le 17 juin et le délibéré interviendra plusieurs semaines plus tard. Pour l’instant, tout se déroule exactement comme l’ont prévu les avocats de la SNCF. Peu de gros titres dans les médias : le calendrier, en pleines législatives, joue. Les débats, ultra-techniques, aussi. Dans ce procès, pourtant historique, de l’une des pires catastrophes ferroviaires françaises, rien ne vient entacher l’image de l’entreprise publique. Même les écoutes téléphoniques révélant ce qui pourrait s’apparenter à des tentatives de subornation de témoin des dirigeants de la SNCF n’ont provoqué que peu d’émoi.
Sauf que voilà : un responsable de l’époque – qui n’a pas été entendu dans le cadre de l’enquête – a décidé de parler. Pierre Serne, alors vice-président de la région Ile-de-France en charge des transports, n’avait pas prévu de déballer. Surtout ainsi, par voie de presse. Il est le premier à dire tout haut ce qu’un certain nombre de cadres de la SNCF savent, mais qu’aucun n’assume publiquement. Parmi eux, certains acceptent quand même des rendez-vous secrets, dans l’anonymat des cafés, la mallette remplie de documents, «pour que la presse explique ce qui se joue vraiment, mais surtout, ne citez rien…»
Devant la tournure du procès se mélangent un sentiment de trouille face à l’Etat et de gêne : un seul agent de la SNCF est sur le banc des accusés, il avait 24 ans au moment de l’accident et venait d’être nommé sur l’un des plus gros nœuds ferroviaires d’Ile-de-France, où se croisent RER, Intercités et trains de marchandise. C’est la seule personne physique mise en cause. «C’est d’une telle injustice, dénonce Pierre Serne, aujourd’hui magistrat financier et conseiller municipal EE-LV à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Je ne pouvais plus me taire. Entendre la SNCF soutenir que l’accident est lié à un simple problème métallurgique. Je devais rapporter ce que j’ai entendu de la part des dirigeants, dans les réunions. Ils savaient l’état du réseau, et les dysfonctionnements structurels. Ils l’ont écrit, tout de suite après Brétigny.» Le 2 mai, il contacte l’avocat du «lampiste jeté en pâture par la SNCF», proposant de témoigner à la barre. Fin de non-recevoir. Le conseil mandaté par la SNCF décline, sans même l’écouter. «Mon client n’est aucunement concerné par les sujets évoqués par ce monsieur et ne saurait être instrumentalisé par qui que ce soit. Nous nous défendons sur une partie très spécifique et circonscrite de cette dramatique affaire et nous ne souhaitons aucunement déborder après sept années d’instruction», indique à Libération Me Philippe Valent.
«Les dirigeants ont compris d’emblée»
Le 12 juillet 2013, quand l’Intercités en direction de Limoges déraille à 30 kilomètres de Paris, Pierre Serne se retrouve en première ligne, au sein de l’équipe du socialiste Jean-Paul Huchon à la région. La collectivité est en effet compétente en matière de transport depuis 2005, notamment via le syndicat des transports francilien (Stif). En lien continu avec la cellule de crise de la SNCF, il court d’un plateau télé à l’autre.
Il se souvient avec précision des échanges dans les heures qui suivent l’accident. «La SNCF a écarté tout de suite la thèse de l’acte de malveillance, raconte-t-il. Les dirigeants ont compris d’emblée. Nous aussi d’ailleurs, tout comme les conducteurs de train… Tout le monde a su dans la seconde, parce que, hélas, Brétigny, c’était un nœud dur. Le plus fréquenté et le plus vétuste de la région. Je vivais avec la trouille permanente qu’il y ait un accident grave. Brétigny faisait partie des points d’inquiétude.»
Neuf ans après, Pierre Serne l’affirme : «Le drame de Brétigny n’est pas un hasard. Cela n’aurait pas dû arriver.» Ulcéré par le storytelling de la SNCF, il déplore que la mémoire collective s’étiole si rapidement : «Tout le monde semble l’avoir oublié, mais les travaux de rénovation du nœud ferroviaire de Brétigny étaient attendus depuis longtemps.» A l’époque, raconte-t-il, la région Ile-de-France faisait pression pour que les financements soient réellement utilisés et les travaux effectués.
Pour preuve, ce mail interne aux services de la région et datant de novembre 2012, soit quelques mois avant l’accident, pour préparer une réunion à venir avec Réseau ferré de France (RFF, devenu en 2015 SNCF Réseau), responsable des voies ferrées. Parmi les points listés dans ce document de travail, apparaît en effet : «Nœud de Brétigny (calendrier de l’opération à faire préciser par RFF).» «On relançait sans cesse RFF pour qu’ils avancent le calendrier des travaux. Brétigny faisait partie des priorités identifiées», précise Pierre Serne. Ce que confirme un ancien dirigeant, sous couvert d’anonymat : «Oui, les travaux ont été repoussés plusieurs fois. C’est un fait, qui a été établi par plusieurs rapports. Brétigny était un point de fragilité connu et sous surveillance. La vitesse était considérée sous contrôle.»
Dans les mois qui suivent le drame, les élus franciliens interpellent, avec colère, la SNCF, et donc l’Etat : «Comment un nœud ferroviaire aussi stratégique, et en particulier son système de postes d’aiguillages vieux de soixante-dix ans, a-t-il pu échapper à la programmation de modernisation de la SNCF ?» questionnent-ils, dans un compte rendu confidentiel du conseil d’administration du syndicat des transports d’Ile-de-France du 6 novembre 2013, consulté par Libération. La SNCF dit aujourd’hui ne pas avoir trouvé trace de cet échange.
Lien entre vétusté et risque pour la sécurité
Dans leur réponse à l’époque, les dirigeants de la SNCF et RFF, Guillaume Pepy et Jacques Rapoport, admettent que «la politique de renouvellement a été faite au fur et à mesure, avec une anticipation insuffisante de la croissance de la demande. Ce défaut d’anticipation a été amplifié par un déficit d’approche patrimoniale et un référentiel de maintenance peu adapté à l’Ile-de-France». Pierre Serne y lit, entre les lignes, la reconnaissance du lien entre retard de modernisation et risque accru pour la sécurité. Bien que dans la phrase d’après, les dirigeants tempèrent : «Le poste de Brétigny est certes ancien mais il dispose d’un équipement à la fiabilité éprouvée.» A leurs yeux, ce serait même «cette robustesse technique [qui] a pu masquer longtemps ses fragilités, qui sont celles d’une grande rigidité d’exploitation.» Ambigu.
C’est la question clé, au cœur du procès aujourd’hui : les travaux de rénovation des appareils de voies de Brétigny auraient-ils permis d’éviter l’accident ? Entendu comme témoin, l’ancien patron de la SNCF Guillaume Pepy a reconnu devant le tribunal correctionnel d’Evry,les larmes aux yeux, «la responsabilité morale infinie de la SNCF» dans l’accident. Avant d’écarter «le vieillissement du réseau» de «l’arbre des causes robustes et scientifiques» du déraillement. «En matière ferroviaire, le vieillissement ne veut pas dire dangerosité», a-t-il martelé. Pierre Serne a bondi devant une telle assertion.
Un ancien haut responsable, en fonction en 2013, aussi. «Sur des appareils de voies de cette complexité, il fallait renforcer la surveillance et donner les moyens suffisants à la maintenance, en termes de conditions et de délais.» Et d’ajouter, à propos de l’agent sur le banc des accusés : «On n’aurait pas dû le mettre dans une situation où il n’aurait jamais dû se trouver. Les cadres rédigent des cahiers des charges énormes dans leur bureau. Les techniciens partent sur les voies, avec leur énorme classeur sous le bras, de nuit, en plein vent ou sous la pluie, sans avoir le temps et les moyens. On leur demande l’impossible.»
Lors du conseil d’administration de SNCF Réseau du 18 juin 2015, l’une des représentantes du ministère des Transports, Marie-Anne Bacot, n’hésite pas à établir directement le lien entre vétusté et risque pour la sécurité : «Si les résultats de sécurité sont plutôt favorables par rapport à d’autres pays, le risque persiste néanmoins en raison de la dégradation de l’état du réseau», peut-on lire dans le procès-verbal consulté par Libération. «Cette réflexion émanait d’un représentant de l’Etat, se défend aujourd’hui la SNCF. «Le président [de SNCF Réseau] lui avait alors répondu en réaffirmant le bon niveau de sécurité ferroviaire français au regard des résultats de ses homologues européens.»Au cours de ce même conseil d’administration, le président avait cependant aussi fait remarquer que «le sujet de la maintenance et des travaux [méritait] une attention particulière car il s’agit de la seule activité de l’ensemble du groupe ferroviaire dont les indicateurs de sécurité ne sont pas encore au niveau attendu.»
«Le personnel n’est pas extensible à ce point»
Il y a aussi cette note, rédigée par des cadres de SNCF Réseau, en réponse à un rapport de l’Inspection générale des finances et des ponts et chaussées, quelques années après l’accident de Brétigny. Un document interne très parlant, qui démontre deux choses. D’abord, que les responsables cheminots ont parfaitement conscience des enjeux d’entretien des voies pour la sécurité, contrairement à la thèse soutenue à l’audience. Ensuite, la note interpelle aussi sur la position de la tutelle, donc de l’Etat. Les cadres de la SNCF écrivent ainsi que «la mission [menée par l’Inspection des finances, ndlr] sous-estime drastiquement les enjeux liés à la vétusté du patrimoine», en considérant que «le vieillissement du réseau est sans incidence visible sur la sécurité et la qualité de service». Acerbes, ils jugent que «ce diagnostic lénifiant est doublement biaisé», car «il ignore le risque de survenance d’un accident grave» et «néglige les difficultés propres à l’Ile-de-France». Aujourd’hui, la SNCF commente sobrement : «Ce document traduit la volonté de l’entreprise d’insister auprès de l’Etat pour avoir les moyens nécessaires pour le renouvellement de réseau.»
Les différents documents que Libérationa pu consulter ont tous un point commun : ils illustrent à quel point les dirigeants de la SNCF sont pris en étau par les injonctions contradictoires de l’Etat. Qui d’un côté affirme donner la priorité à l’entretien du réseau existant et de l’autre, est en permanence tenté de lancer toujours plus de lignes TGV. «Au moment de l’accident de Brétigny, il y avait quatre chantiers de lignes à grande vitesse en même temps, afin de répondre aux demandes de l’Elysée», confie un ancien haut responsable de l’entreprise publique, lui aussi sous couvert d’anonymat. Avec des conséquences très concrètes, explique-t-il : «Il a pu arriver que l’on sorte des agents du fonctionnement courant [c’est-à-dire de la maintenance] pour les mobiliser sur les chantiers de lignes à grande vitesse.»L’entourage de François Hollande, président de la République au moment de la catastrophe, décline toute responsabilité dans cette priorité donnée au TGV : «Ce n’est pas l’Elysée qui décide de ce budget, la présidence était favorable au TGV Poitiers-Limoges mais pas au prix de restrictions sur l’entretien. Le président de la République n’est pas le président de la SNCF.»
De sa place d’élu, Pierre Serne a mis longtemps à le comprendre. «Au début de mon mandat, je pensais que les retards de maintenance se résoudraient en ouvrant le carnet de chèques», admet-il. Après l’accident de Brétigny, le budget annuel pour la rénovation du réseau francilien est passé de 200 à 800 millions d’euros, sur les 2,5 milliards d’euros dédiés à l’entretien des 30 000 kilomètres de voies dans l’Hexagone. Une hausse importante, même si «la France investit sensiblement moins sur son réseau que la moyenne européenne», selon un audit sur l’état de notre réseau ferré, datant de mars 2018, lui aussi consulté par Libération. Serne poursuit : «Ce n’est qu’au fur et à mesure, en les écoutant parler en interne, que j’ai compris que le problème allait au-delà de l’argent.»
Louvoiement permanent
Remettre le réseau en l’état suppose en effet de supporter le coût politique et économique d’usagers mécontents par les arrêts répétés de circulation. Mais aussi, d’avoir du personnel qualifié, en nombre suffisant. Et donc de faire des choix. «On ne peut pas mener de front de nouveaux chantiers et l’entretien de l’existant, le personnel n’est pas extensible à ce point», explique comme une évidence l’un des anciens responsables interrogés. Un autre très haut cadre acquiesce. Au-delà du budget de masse salariale, former les ouvriers prend du temps et nécessite «un tuilage», dit-il, par les anciens, notamment pour être capable d’intervenir sur des technologies de cent ans d’âge.
Dans ce contexte, le recours à la sous-traitance a ses limites. L’ancien président de RFF, Jacques Rapoport, l’expose de façon claire, lors d’un conseil d’administration de septembre 2015. Mobiliser des sous-traitants «implique que ces derniers soient bien formés et puissent être correctement encadrés. […] Cette contrainte industrielle, en termes de ressources, ne permet pas de planifier une augmentation très significative des travaux d’une année sur l’autre, la montée en charge doit être progressive».
Pierre Serne raconte aussi ce conseil d’administration «hallucinant», pendant lequel il recevait des textos envoyés en cachette par un cadre de la SNCF, pour démonter en direct le double discours de sa direction. «Bonjour Pierre, […] Tu peux rester très inquiet sur les arbitrages des effectifs, c’est même pas ce qu’il faut pour l’Ile-de-France si on veut respecter nos engagements… !!» Le budget de SNCF Réseau de 2016 prévoyait au départ 350 créations de postes pour la maintenance sur toute la France, alors que les besoins, rien qu’en Ile-de-France, étaient à eux seuls supérieurs à ce chiffre selon les estimations faites en interne.
Et aujourd’hui, qu’en est-il ? La question plane tout au long de ce procès. Stéphane Beaudet, le successeur de Pierre Serne, chargé des transports à la région Ile-de-France, se veut d’abord plus positif : «Les choses avancent : on n’a jamais autant investi qu’aujourd’hui dans l’entretien des voies.» Avant d’ajouter : «Mais bon, la SNCF est toujours dans cette schizophrénie permanente, incapable de prioriser. Il ne devrait même pas y avoir de débat quand on sait que les transports du quotidien représentent 9,3 millions de déplacements en Ile-de-France. C’est énorme. On continue pourtant à imposer de nouveaux chantiers pour des raisons politiques alors qu’il faut entretenir l’existant.»
Emmanuel Macron incarne ce louvoiement permanent. En juillet 2017, fraîchement élu pour son premier mandat, le locataire de l’Elysée jure «ne pas relancer de grands projets nouveaux mais s’engager à financer tous les renouvellements d’infrastructures…» Le mois précédant sa réélection, en mars, l’ancien Premier ministre Jean Castex réactive le coûteux projet de 14 milliards d’euros des lignes grande vitesse Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax. Sans parler des liaisons Montpellier-Béziers et Marseille-Nice, qui coûtent à l’Etat 800 millions et 1,4 milliard d’euros. Dans un soupir, un ancien dirigeant commente : «L’Etat n’a absolument pas conscience des conséquences de ses injonctions. Tout se décide à Bercy, qui ne se rend pas compte des risques sécuritaires de ses positions technocratiques.» Une voix qu’il aurait été capital d’entendre à l’audience.
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