
« Le réconfort n’est jamais sur mesure » : pourquoi il faut lire « Inconsolable » d’Adèle van Reeth »
Titre Ouest France – Aurélie Marcireau pour Lire Magazine Littéraire.Publié le 01/02/2023
Extrait : « Dans son dernier ouvrage, « Inconsolable », la philosophe se livre et raconte l’année de la mort de son père. Un texte sensible et percutant sur le deuil.
« « L’intranquillité a ses vertus mais pas quand on est à bout de souffle. » Dans Inconsolable, l’intranquille Adèle Van Reeth, raconte comment elle cherche à reprendre son souffle au moment où son père s’éteint. « Je voudrais retenir le temps pour maintenir mon père en vie et l’accélérer pour pouvoir respirer à nouveau. Mon souffle contre le sien que je refuse de perdre, le mien que je ne trouve plus. » La vie n’est au fond qu’une histoire de respiration.
« En 2020, dans son précédent ouvrage, la philosophe se demandait que faire de « la vie ordinaire » – titre de son livre. De cette enquête philosophique, elle arrivait à la conclusion que c’est « du côté de la philosophie que se trouve la réponse et notamment l’écriture […] dont la vie ordinaire est le moteur premier », nous confiait-elle alors. Les dernières pages étaient consacrées au père adoré et malade. Les mots ordinaires échangés avec « ce géant »admiré, lui semblaient « si doux ». Elle venait d’avoir son premier enfant et expliquait : « Il y a peu d’expériences dans la vie qui peuvent changer notre rapport au monde, celui de la grossesse en particulier car il implique un autre individu que soi. »
« Le livre qu’elle publie en ce début d’année, trois ans plus tard, raconte une autre expérience qui change le rapport au monde : le deuil. L’actuelle patronne de France Interdécrit les derniers jours de son père et la façon dont elle y survit jusqu’à ce qu’elle puisse faire sans. « Je découvre qu’on n’écrit pas bien quand on est vraiment triste », note Adèle Van Reeth. C’est faux. Son écriture est haletante et nerveuse, toujours sur le fil, au gré… »
…//….

ARTICLE EXTRAIT
Adèle Van Reeth et la consolation impossible
Jean-Marie Durand publié le 13 janvier 2023 PHILOSOPHE MAGAZINE
Comment survivre au deuil d’un père ? À travers le récit de son chagrin, Adèle Van Reeth se détache de la tradition philosophique faisant de la consolation un exercice actif de la pensée. Se disant « inconsolable », elle fait pourtant le choix de la vie, sans nier la perte, honorant le manque.
« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé » : à ce célèbre vers de Lamartine, la plupart des êtres endeuillés ou abandonnés répondent par la confiance qu’ils accordent aux mots, aux livres, à tout ce qui vibre en-dehors d’eux pour apaiser le chagrin et repeupler leurs vies. On s’accroche au récit d’un autre qui pleure, on vibre à l’écoute d’une chanson mélodieuse, on accueille la parole réconfortante d’un ami : dans la perte, face au vide infini et aux silences éternels qu’elle impose, chacun se fraie à sa manière un chemin vers la consolation, en faisant le pari que le temps fera son travail et que la vie reprendra un jour le dessus, après la nuit, après la tristesse.
Un besoin impossible à rassasier
Il est aussi envisageable que rien de tout cela ne soit possible, que la tristesse n’ait aucun horizon devant elle autre que la certitude qu’elle ne s’évaporera jamais. C’est cette expérience de « perdante » qu’Adèle Van Reeth met à nu dans son nouveau récit, Inconsolable, à la manière d’un journal de deuil, non pas de sa mère comme chez Roland Barthes, mais de son père. De sa maladie, de son hospitalisation à sept cents kilomètres de chez elle, sans visites possibles à cause du Covid, puis de sa mort au cœur de l’hiver, elle prend soin de tout dire, moins par impudeur que par souci de préciser au contraire qu’elle ne s’en remettra pas. Que tout est dépeuplé en elle par l’absence de ce père aimé. Comme le formulait Stig Dagerman, son « besoin de consolation est impossible à rassasier ». « Je sais que les mots ne pourront rien, qu’ils n’auront aucune action sur mon chagrin », écrit-elle. « La littérature ne console pas […] je suis seule », confesse-t-elle, aussi désespérée que lucide face à ce chagrin dont elle affirme d’emblée qu’aucun traité ne pourra l’en détourner. Tel André Comte-Sponville dans son essaiL’Inconsolable et autres impromptus (PUF, 2018), la sagesse ne l’aide en rien. Pour Van Reeth, l’écriture échoue toujours lorsqu’elle se donne comme objectif de conjurer l’inconsolable, « ce sentiment de perte qui persiste, la certitude qu’il manque quelque chose à notre vie, comme si nous n’étions pas complets ». Aucune « élévation », aucune « échappée » ne s’offrent à elle lorsqu’elle écrit, affirme l’essayiste. « Les mots n’apaisent pas le chagrin, ils le rendent palpable, vivant à son tour, au mépris du travail du deuil. » Écrire n’est pas une consolation, c’est même « une trahison » : une trahison au sens où les mots, tels un pansement anesthésiant, seraient censés mettre de la distance entre l’endeuillé et l’amour perdu.
La consolation : une tradition philosophique
En posant ainsi des mots sur la couche de défiance qu’elle leur porte, le récit d’Adèle Van Reeth n’est pas sans paradoxe. Pourquoi écrire si l’on pose comme postulat la vacuité de ce geste ? Mais le pari du livre tient à cet exercice impossible de ne pas se satisfaire d’une consolation promise à tout-va – par la tradition philosophique elle-même et par l’esprit d’un temps résilient et positif à tout crin. Il s’agit ici d’écrire contre la raison philosophique, pour affirmer un état limite : inconsolable. Dès son origine, la philosophie fut liée à la consolation ; « elle est née de la mort de Socrate et du fait que Platon a eu le souci de nous en consoler », rappelait Michaël Fœssel dans Le Temps de la consolation (Seuil, 2015). Cette tradition se déploie dès les stoïciens (Boèce et sa Consolation de Philosophie, dans laquelle la déesse Philosophie en personne vient apaiser les angoisses d’un homme condamné à mort). Comme le rappelait aussi Vincent Delecroixdans son essai, Consolation philosophique(Bibliothèque Rivages, 2020), le stoïcisme et l’épicurisme invitaient à apaiser nos tensions avec le réel, à pousser la consolation jusqu’à l’absence d’affectation. Surmonter le négatif (Hegel), faire de l’art et de l’exaltation esthétique un facilitateur de vie, se prêter à un « Amor fati », un grand oui à la vie (Nietzsche)… : le meilleur de la modernité philosophique vise aussi à renouer avec l’ivresse de la guérison, la « victoire sur l’hiver », comme l’exprimait Nietzsche. Mais Delecroix précise bien que « la consolation ne comble pas la brèche ouverte par la perte ».Selon lui, « elle assure au contraire un statut ontologique à ce qui manque, en maintenant cette brèche ouverte ». C’est bien cette brèche ouverte que Van Reeth cherche à honorer dans son livre. Elle écrit tout en sachant que cela ne sert à rien, comme si sa souffrance n’était pas négociable, que les mots glissaient dessus. Mais cette inutilité revendiquée n’efface pas pour autant la vitalité de son récit, dont l’écho a pour effet de susciter la réflexion sur ce concept d’inconsolable. Par-delà la perte irréparable de son père, l’essayiste rappelle que « l’inconsolable est notre condition d’êtres mortels » et qu’il « désigne le fait que rien ne dure, et que si de l’éphémère nous pouvons nous accommoder, de la fin définitive, jamais ». L’inconsolable s’affirme de ce point de vue comme un concept général qui désigne le savoir de notre mort comme fin ultime.
Inconsolée plus qu’inconsolable ?
Van Reeth déplace en réalité le concept d’inconsolable, en partant précisément de son expérience : « Le spectacle de la mort de mon père change le concept en adjectif : je suis inconsolable. » Et de préciser : « L’inconsolable originaire me paraissait viable et source de créativité ; le fait que le concept se soit incarné dans ma propre expérience en dénature la portée, puisque ce n’est pas ma mort que je pleure, c’est celle de mon père, qui vient s’ajouter au savoir premier de ma propre finitude. »Attentive à ses affects, aux détails mineurs de sa vie (un nouveau chat, les enfants qui grandissent…), l’autrice se laisse moins écraser par la tristesse qu’elle ne la recouvre par la nécessité de continuer à vivre. Quelque chose de neuf affleure, qui n’est pas sans rapport avec l’enfant qu’elle porte durant le deuil. « Je porte la vie en moi, mais je porte aussi la mort, pas de la même façon, mais de manière tout aussi indubitable. » Elle est « un corps qui encaisse et qui pleure, qui couve et qui grossit », faisant cohabiter la tristesse et la joie sous la même chair. Un premier cri s’ajoute à un dernier souffle, et plutôt que de l’occulter, ce cri offre à ce souffle un autre relief. D’un hiver à l’autre, les sentiments d’Adèle Van Reeth se transforment autant qu’ils restent fidèles à une perte que rien ne comblera mais que tout pourra adoucir. C’est ici qu’elle reconnaît à l’écriture sa caractéristique : la « possibilité de ne pas oublier » qu’elle forme, en offrant une « consignation subjective de l’innommable ». En perdant son père, Van Reeth mesure que rien ne change vraiment, sauf que le monde n’est plus le même. Il faut apprendre à vivre avec la tristesse. Cet apprentissage lui donne même envie de s’adresser à son propre conjoint, pour lui prodiguer quelque conseils, parfois assez drôles : « Tu verras combien la tristesse terrasse, mais comme elle déchire le voile qui recouvre le réel aussi. Tu verras la force qu’elle te donnera. Elle te fera ralentir, elle te calmera, elle te fera sourire quand auparavant tu t’énervais, elle te fera rentrer plus tôt, parfois en courant, par plaisir de retrouver ta maison […], laisse le Moi de côté, tu n’en as pas besoin, règle tes comptes avec ton Surmoi afin qu’il ne t’empêche pas de créer […]. »
En ne restant pas figée dans son deuil, Adèle Van Reeth s’avère moins inconsolable qu’inconsolée, pour reprendre une distinction proposée par Fœssel. Si elle sait bien qu’elle ne retrouvera pas l’objet de sa perte, l’inconsolée a l’énergie de revivre, mais sans nier cette perte. Constituée par elle, reconnaissant un manque irréparable, elle s’ouvre à l’avenir à partir de cette absence. Inconsolée mais vivante….
…//…