
CLAUDE MOSSÉ A CONSTITUÉ LE BAGAGE DE L’HISTORIEN DE L’ANTIQUITÉ
Par la rigueur de sa méthode et sa connaissance exceptionnelle des sources littéraires, elle constitua le bagage de l’historien de l’antiquité grecque pour plusieurs générations. Elle s’est éteinte le 12 décembre à l’âge de 97 ans.
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ARTICLE
L’helléniste Claude Mossé …
Par Philippe-Jean Catinchi Publié le 13 décembre 2022 LE MONDE
Historienne du politique dont l’apport scientifique sur la Grèce antique est capital, par la rigueur de sa méthode et sa connaissance exceptionnelle des sources littéraires, Claude Mossé est morte à Draveil (Essonne), le 12 décembre, à quelques jours de son 98e anniversaire.
Si tout semble destiner la jeune Claude, qui naît à Paris dans un 16e arrondissement cossu le 24 décembre 1924, à une vocation littéraire, rien ne dit qu’elle consacrera sa vie à l’histoire grecque et aux leçons d’Athènes. Son père, rescapé de la Grande Guerre, n’a pas pu reprendre ses études au sortir du conflit mais, devenu agent commercial d’un négociant en vins, il a inculqué à ses trois filles la passion des livres. « Dans ma famille, on lisait énormément ; il y avait des livres partout », se souviendra-t-elle en dialoguant avec Hélène Monsacré en annexe d’Athènes et le politique (Albin Michel),le beau volume d’études « dans le sillage de Claude Mossé » que Pauline Schmitt-Pantel et François de Polignac réunirent en 2007.
Mais si son père, Roger Mossé, l’oriente sur le champ politique et historique – issu d’une gauche modérée, il lui conseille Jules Romains et Anatole France –, c’est au lycée Jules-Ferry que la jeune fille rencontre la Grèce antique. Et c’est par Démosthène et ses Philippiques, étudiées un jour d’hiver 1941, que la vision politique de la lycéenne est bouleversée. Cet orateur qui harangue le peuple au nom de la démocratie et fait l’éloge de la liberté s’entend comme la voix à faire sienne quand les soldats allemands patrouillent et que la famille vit dans la crainte de la délation.
Car la famille Mossé est d’ascendance juive et si elle se tient pour « assimilée »,selon l’expression consacrée, laïque, républicaine et de gauche, elle ne peut se soustraire à la discrimination nazie, même si, non fonctionnaire, le père a pu conserver son emploi. Parties à Nantes dès la déclaration de guerre en septembre 1939, par crainte des bombardements allemands, les jeunes filles n’ont pas connu l’exode en juin 1940 et ont réintégré la capitale dès l’automne. Mais l’avenir s’assombrit quand Claude qui entendait préparer le concours de l’Ecole normale supérieure doit y renoncer, la fonction publique étant interdite aux juifs. Elle peut toutefois s’inscrire en Sorbonne, bénéficiant du numerus clausus y autorisant 3 % d’étudiants juifs s’ils pouvaient attester appartenir à une famille établie en France depuis au moins cinq générations.
Originaires du comtat Venaissin, au nombre des « juifs du pape » comme les Vidal-Naquet, les Mossé obtiennent l’attestation nécessaire, mais l’horizon reste sombre, même si deux « miracles » assurent leur salut. Un commissaire de police qui détruit la lettre de dénonciation visant le père pour des déplacements urbains en dehors des heures licites, une rafle qui échoue quand la famille au complet s’est absentée. Des solidarités et des bienveillances précieuses font le reste. Le médiéviste Philippe Wolff, élève de Marc Bloch, alerte les étudiants : « Ne venez pas demain, on sait que la police sera là… »,tandis que Démosthène galvanise la jeune étudiante.
Emancipation du marxisme
Si Claude décroche sa licence au sortir de la guerre, elle hésite encore sur sa spécialisation. Si elle est un temps séduite par le communisme et l’horizon soviétique, elle se défie du dogmatisme et, malgré son admiration pour le grand historien de la Révolution française Georges Lefebvre (1874-1959) dont elle suit les cours – elle fait son diplôme d’études supérieures sur la vente des biens nationaux à Paris –, elle se ménage une autre voie, consacrant son diplôme annexe à l’Economique, de Xénophon. Son excellente note en histoire ancienne, lorsqu’elle présente l’agrégation d’histoire en 1947 (Claude Mossé est reçue première), décide de sa recherche de doctorante.
Lire aussi : L’helléniste Claude Mossé a fondé une anthropologie du politique
Ce sera Athènes et les aspects sociaux et politiques du déclin de la cité grecque au IVe siècle, sous la direction d’André Aymard (1900-1964), qu’elle a rencontré en Sorbonne. Elle enseigne à Rennes, premier poste de la « cacique » au lycée de jeunes filles, avant, très vite, d’exercer en faculté, chargée de cours (1950), puis assistante. Elle boucle sa thèse grâce à deux années supplémentaires au CNRS (1956-1958) et la soutient, en mars 1959, avant de mettre le cap sur Clermont-Ferrand et la faculté des lettres (1959-1968).
Ces deux adresses l’aident à s’émanciper du marxisme, si peu conforme à sa vision aiguë et scrupuleuse qui s’accommode mal des œillères doctrinales. Après Rennes, et ses cercles « sympathiques, voire un peu bizarres (…), pas très “Colonel Fabien” »,Clermont, où le doyen Jacques Droz réunit des gens compétents. Claude Mossé y côtoie Michel Foucault et Michel Serres, l’archéologue Georges Vallet, futur directeur de l’Ecole française de Rome et, seul communiste du lot, Albert Soboul. C’est là qu’elle milite contre la guerre d’Algérie, là qu’elle voit Mai-68 dans une faculté qui arbore en façade le drapeau noir comme le drapeau rouge, quand la cité Michelin ne connaît ni mouvement ni grève. Selon la méthode socratique, elle débat, dialogue, défend un élitisme républicain, seul rempart contre le triomphe de l’argent ou des recommandations frauduleuses.
Grande humilité
Du coup, Claude Mossé s’engage dès l’automne 1968 dans le projet universitaire expérimental de Vincennes. Au fil des années – elle y fera le reste de sa carrière d’enseignante jusqu’à l’éméritat – son enthousiasme s’émousse : son combat pour un « questionnement utile » qui déjoue les impasses du systématisme desséchant – une ligne qu’elle emprunte à Moses I. Finley (1912-1986) et Arnaldo Momigliano (1908-1987) – n’aide pas à décrocher les concours. Mais elle reste invariablement attachée à l’étude scrupuleuse des sources, textes littéraires essentiellement dont elle nourrit les synthèses lumineuses qu’elle propose aux étudiants en réponse aux sollicitations des éditeurs.
Car la commande lui tient lieu de pacte, de nécessaire apport aux chercheurs de demain. D’une humilité suffocante, Claude Mossé n’aura de cesse de repérer les qualités de celles et ceux qui dans son sillage dépassent ses conclusions, prolongent ses perspectives, quand bien même ces apports rendraient obsolètes certains des siens. Ainsi se fit-elle, au jury du Prix du livre d’histoire du Sénat, le plus ardent soutien de Vincent Azoulay dont le Périclès (Armand Colin, 2010) à ses yeux éclipsait le sien (Payot, 2005). Mettant son immense savoir au service du lecteur, celle dont la plume est aussi mesurée qu’élégante accepta même de jouer le jeu du roman policier (Meurtres sur l’agora, Calmann-Lévy, 1995), divertissement brillant où Démosthène est naturellement présent.
Mais c’est sans doute au sein du centre Louis-Gernet, centre de recherches comparées des sociétés anciennes créé en 1964, deux ans après la disparition de l’immense savant qui effaçait les frontières disciplinaires pour comprendre le monde grec par l’anthropologie historique, que la singularité de la pensée de Claude Mossé a rayonné. Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet ne s’y trompaient pas, qui la voyaient comme la pierre angulaire de l’institution.
Saber Mansouri : « Claude Mossé est l’initiatrice de mon histoire française »
Né en 1971 en Tunisie, Saber Mansouri est arrivé en France en 1995 pour accomplir ses études d’histoire. Helléniste et arabisant, il est l’auteur de plusieurs essais remarqués dont La France est à refaire (Passés composés, 2020) et Un printemps sans le peuple (Passés composés, 224 pages, 20 euros). Il explique le rôle joué par Claude Mossé dans son parcours.
« Au printemps 1995, Claude Mossé donne à l’université de Sfax (Tunisie) deux conférences sur l’histoire des femmes en Grèce ancienne et les révolutions oligarchiques à Athènes au Ve siècle avant J.-C. Je lui expose alors mon projet de faire un DEA et une thèse à Paris. Une semaine plus tard, elle m’envoie une lettre d’accueil qui me permet d’obtenir un visa d’études. Ainsi Claude Mossé est l’initiatrice de mon histoire française. Ce que j’estime le plus chez elle, ce sont sa bonté et sa grâce intellectuelles ; elle restitue le passé grec et athénien tel un artisan tissant son tapis, elle veille sur ses sources, sa chronologie et son sujet sans encombrer son écriture de concepts et de théories. Elle nous restitue le passé sans le penser, sans le faire sien, car, comme le dit justement Julien Gracq, la pensée tue tout ce qu’elle touche. Claude Mossé n’est pas une intellectuelle, voilà sans doute son originalité, la source de sa grâce et de sa bonté. C’est par ses livres qu’on entre à Athènes comme en Grèce ancienne. »
Claude Mossé en quelques dates
24 décembre 1924 Naissance à Paris
1959-1968 Enseigne à la faculté de Clermont-Ferrand
1962 «La Fin de la démocratie athénienne »
1964 Création du centre Louis-Gernet
1968 Participe à la fondation du centre universitaire de Vincennes
1969 « La Tyrannie dans la Grèce antique »
1971 « Histoire d’une démocratie : Athènes »
1994 «Démosthène ou les ambiguïtés de la politique »
2007 «D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques »
12 décembre 2022 Mort à Draveil (Essonne)
Philippe-Jean Catinchi