Présentation
Brice Couturier, dans le tour du monde des idées, reste d’actualité. (France Culture – janvier 2018)
« Lorsque la démocratie se réduit à devoir choisir entre des technocrates dépolitisés, ne rendant aucun compte et des populistes braillards, incapables de produire les résultats qu’ils promettent… ». Comment expliquer cette fatigue et y a-t-il des remèdes ? Divers phénomènes sonts à relever : électeurs consommateurs, demande d’ efficacité politique, de pragmatisme…
Ce que nous appelons l’efficience, dans notre projet METAHODOS, ne doit pas en effet venir en contradiction avec la vie démocratique.
« Ce n’est pas le régime de Parti unique, la police politique et les camps de concentration qui menacent les démocraties, à notre époque, mais des politiciens d’un nouveau type : des hommes dont le cynisme entre en résonance avec celui de nos peuples sceptiques et blasés. Leur but n’est pas d’abolir la démocratie, mais de la mettre au service de leurs ambitions », conclut Brice Couturier.
LA « FATIGUE DEMOCRATIQUE » Comment l’expliquer ? Comment peut-on y remédier ?
« Il y a des explications conjoncturelles : les démocraties libérales occidentales ont fait preuve d’arrogance. Dans les années trente, on les jugeait dépassées, trop affaiblies par leurs contradictions internes pour lutter à armes égales contre la mobilisation totale des totalitarismes. Et pourtant, elles ont vaincu le nazisme – au prix de très grands sacrifices humains. Et à la fin des années 1980, le communisme – sans verser une goutte de sang. Du coup, à la fin du XX° siècle, la principale d’entre ces démocraties, les Etats-Unis d’Amérique, s’est crue, portée par l’histoire, et autorisée à exporter sa démocratie à coups de bombardements aériens. Erreur que nous avons commise nous-mêmes, autrefois, en cherchant à exporter notre Révolution en Europe. Avec les mêmes résultats : un fantastique retour de manivelle. Comme le dit Edward Luce, les guerres d’Irak et d’Afghanistan, comme l’intervention franco-britannique en Libye, « ont causé de graves dommages à la marque démocratie».
Depuis, Russes et Chinois, qui disputent aux médias occidentaux leur ancien monopole sur l’information mondiale, distillent le même message : la démocratie occidentale est un leurre, un rideau de fumée. En interne, elle dissimule le pouvoir exercé en sous-main par des élites sociales qui se moquent de la volonté du peuple ; et à l’extérieur, l’expansion de la démocratie est le dernier prétexte inventé par le néo-impérialisme pour imposer ses intérêts.
Mais il y a aussi des raisons structurelles. Une « entropie de la démocratie », selon l’expression de Jan Werner Müller, un des meilleurs théoriciens actuels du populisme. Cela fait quelques années que certains politologues portent, sur nos démocraties un regard désenchanté. On a beaucoup commenté, le livre de Peter Mair, Ruling the Void : The Hollowing of Western Democracy (Diriger le Vide, l’évidement de la démocratie occidentale »). Mair, qui est décédé juste avant la parution de son livre, en 2013, était un spécialiste irlandais de politique comparée. Dans ce livre, il relevait quelques faits préoccupants.
La fin de l’âge de la démocratie de partis. La majorité des électeurs ne s’identifient plus avec une idéologie, un camp, comme le faisaient leurs parents, généralement fidèles au même parti tout au long de leur existence. Non, l’électeur aujourd’hui se comporte en consommateur de programmes. Il se décide, souvent au dernier moment, en fonction de ce qu’il perçoit comme son intérêt personnel.
Or, pour s’adapter à cette demande d’efficacité, les politiques se sont recentrés sur le pragmatisme gestionnaire – « what matters is what works », disait Tony Blair. Ce qui compte, c’est ce qui marche. D’où une dépolitisation du processus de décision. Et un rapprochement inévitable entre des partis, en concurrence pour le pouvoir, mais d’accord sur presque tout. Le politologue britannique Colin Crouch, créateur du concept de « post-démocratie » définit celle-ci comme un régime dans lequel « on peut changer de dirigeants, mais pas de politique ». Frustration de l’électorat
Du coup, prétend Jan Werner Müller, les électeurs se sentent condamnés à choisir entre des gouvernements d’experts dépolitisés qui rechignent à rendre des comptes à leurs mandants et des populistes braillards, qui cachent leur incapacité à produire des résultats en proférant des slogans creux… Exemple des premiers, l’Union européenne, et des seconds, Donald Trump
Y a-t-il un risque que le populisme débouche sur la « démocratie illibérale » ?
Un certain nombre d’intellectuels de gauche américains en sont persuadés. Timothy Snyder, le grand historien de l’Europe de l’Est, vient ainsi de publier, chez Gallimard, une sorte de manuel de résistance, intitulé De la tyrannie. Vingt leçons du XX° siècle. Autant on ne peut qu’être impressionné par les grandes fresques historiques auxquelles nous a habitués Snyder, avec Terres de Sang. L’Europe entre Hitler et Staline et plus récemment, La reconstruction des nations. Pologne, Ukraine, Lituanie, Biélorussie, autant ce petit essai m’a laissé sceptique.
Les leçons de l’histoire invoquées par Snyder sont toutes tirées de la profonde connaissance qu’il a des deux grands totalitarismes et des méthodes mises en œuvre par les dissidents pour tenter de leur résister. Mais elles ne sauraient être d’aucune utilité face à un personnage tel que Trump. Timothy Snyder compare les élections de 2016 à celles qui, en 1932, ont porté Hitler au pouvoir. Il paraît persuadé que le but poursuivi par Trump est « d’abattre la démocratie », de mettre fin aux élections, en « exploitant notamment – je cite – « des attentats, bien réels, douteux ou simulés ». Il voit l’amorce de milices paramilitaires dans les services de sécurité privés embauchés pour ses meetings. Il est persuadé que le président, « comme les chefs des régimes autoritaires », est décidé à « étouffer la liberté d’expression par des lois qui empêcheraient la critique ». Et il appelle à « rester calme quand survient l’impensable ».
Si cette dramatisation outrancière de la situation politique démontre quelque chose, c’est bien la profonde incompréhension d’une partie importante de la gauche intellectuelle américaine face au phénomène populiste contemporain. Nous ne sommes pas dans les années trente et quarante. L’anachronisme est mauvais conseiller. Ce n’est pas le régime de Parti unique, la police politique et les camps de concentration qui menacent les démocraties, à notre époque, mais des politiciens d’un nouveau type : des hommes dont le cynisme entre en résonance avec celui de nos peuples sceptiques et blasés. Leur but n’est pas d’abolir la démocratie, mais de la mettre au service de leurs ambitions. »