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La citoyenneté ne se divise pas

INTRODUCTION

Une citoyenneté « universelle », condition d’une démocratie vivante et apaisée

Face au risque de réserver le plein exercice de la citoyenneté à une partie de la population et, dès lors, de créer ce que l’on redoute, c’est-à-dire les conditions d’un séparatisme mortifère, il nous faut défendre un type d’universalisme qui ne soit pas aveugle à la diversité de la communauté nationale. » écrit Alain POLICAR? chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof) .

Nous vous proposons ici une TRIBUNE d’Alain POLICAR. (Nous avons publié avant-hier – à l’intérieur de notre publication – un article très complet relatif au parlementarisme : https://metahodos.fr/2020/12/09/les-pistes-de-metahodos-les-entretiens-de-la-methode-pour-reequilibrer-nos-institutions/

TRIBUNE

La citoyenneté ne se divise pas

Alain Policar, — 22 octobre 2020 – LIBERATION

Le seul réconfort devant le crime odieux dont a été victime Samuel Paty est l’attitude extrêmement ferme des responsables du culte musulman. Certes, elle ne doit pas conduire à oublier l’action menée contre la France et les principes de la République par les associations jihadistes. Face à elle, l’arsenal répressif doit continuer à être utilisé sans vergogne. Néanmoins, sauf à essentialiser l’islam, il convient de redire que le lien entre les terroristes islamistes et les préceptes de cette religion est plus que ténu. En outre, ce serait tomber dans le piège tendu par les islamistes que de vouloir séparer les citoyens musulmans de l’ensemble de la communauté nationale.

Il faut y insister : il ne s’agit pas ici d’évoquer «notre» rapport à l’islam, car nous aurions alors posé l’islam et, bien évidemment, ceux qui en sont les fidèles, en position d’extériorité. Il y aurait, comme certains n’hésitent pas à l’écrire indignement, d’un côté la «civilisation française» et de l’autre l’islam, comme si l’histoire de la France n’était pas aussi celle de ses colonies. L’ignorer, c’est fabriquer une question sans le moindre fondement, celle de la compatibilité entre la citoyenneté et la foi musulmane. On présuppose ainsi une exception et on se propose d’aller chercher ses causes dans la nature de l’islam. Celui-ci serait, selon nombre de commentateurs, incapable de se séculariser. Cette hypothèse, qui fait écho au fameux «choc des civilisations», repose largement sur un cliché, celui d’un islam monolithique et rétrograde, comme si le fondamentalisme se limitait au salafisme et ne concernait pas également les néoconservateurs protestants ou catholiques, les ultraorthodoxes juifs ou encore les bouddhistes intégristes.

En outre, de nombreuses études montrent que les pratiques religieuses au sein des diasporas tendent à se rapprocher de celles du reste de la population, et que les musulmans, quoi qu’en disent des sondages scientifiquement douteux, sont majoritairement loyaux aux principes de leur pays de résidence (1). Il est en outre infondé, malgré la vulgate selon laquelle le Prophète n’est que le transmetteur passif de paroles divines incréées, de présenter l’islam comme étant, par nature, littéraliste. Ce serait oublier que, comme tous les textes religieux, le Coran n’a jamais cessé d’être interprété, d’abord parce que l’arabe, comme toutes les langues, évolue, et aussi parce que les musulmans du monde ont des langues et des cultures différentes et qu’il a bien fallu se livrer à l’interprétation pour établir des dénominateurs communs (2).

Le référent islamique semble hélas aujourd’hui agir comme un marqueur identitaire irréductible qui dessine une sorte de ligne de fracture virtuelle entre «Eux» et «Nous». Outil de désignation de la différence, l’islam fonctionne comme «un modèle de contre-identification collectif pourvoyeur d’une altérité à l’identité française (3)». Bien entendu, redisons-le, cette hypothèse ne revient nullement à ignorer, ou à sous-estimer, la volonté de l’islam politique d’investir la vie publique et celle d’un terrorisme jihadiste d’attaquer les institutions démocratiques.

Une interprétation de l’exigence de laïcité comme indissociable du combat contre la religion constitue un argument implicite pour ostraciser la pratique de l’islam. Cette interprétation est le signe d’une culturalisation des valeurs républicaines, c’est-à-dire du devoir d’allégeance à une culture spécifique, «la culture catho-laïque», pour reprendre la suggestive expression de Cécile Laborde, culture prescriptrice des comportements publics et privés. Il faut comprendre, comme le souligne Jean-Yves Pranchère dans un texte fondamental, la nécessité de l’existence «d’un espace profane, laïque, qui doit être l’espace d’entente entre croyants et incroyants, l’espace de la raison publique ». 

Dès lors, «ni le voile ne constitue une saturation de l’espace public par l’expression religieuse, ni les blasphèmes de Charlie ne constituent une négation (ou un envahissement) de l’espace religieux par l’espace profane. […]. Le « laïque » qui se sent agressé par la seule vue d’une femme voilée et demande en conséquence l’interdiction du voile, parce que la signification religieuse de celui-ci lui déplaît ou parce qu’il estime qu’il y a là une sorte de refus de la liberté sexuelle, raisonne d’une manière qui ressemble beaucoup à celle de l’intégriste qui se sent agressé par la vue d’une femme non voilée et demande en conséquence l’interdiction des têtes nues féminines parce que leur signification impie lui déplaît ou qu’il y voit une provocation sexuelle ou à celui qui se sent offensé par un dessin qu’il a pourtant la liberté de ne pas regarder (4)».

Face au risque de réserver le plein exercice de la citoyenneté à une partie de la population et, dès lors, de créer ce que l’on redoute, c’est-à-dire les conditions d’un séparatisme mortifère, il nous faut défendre un type d’universalisme qui ne soit pas aveugle à la diversité de la communauté nationale. Le modèle peut en être trouvé dans ce que Kwame Appiah nomme «l’art de la conversation». Car la conversation transcende les frontières identitaires et elle remplit son rôle «en aidant simplement les êtres humains à s’habituer les uns aux autres (5)». Elle permet ainsi une éthique de la coexistence, laquelle n’exige pas que nous nous comprenions mais seulement que nous nous entendions. Ce qui doit donc être poursuivi, ce n’est pas la préservation des «cultures» mais l’égalité civique. Nous ne nous dissimulons pas la difficulté de la tâche.

(1) Par exemple, Corinne Torrekens, l’Islam à Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 2009.

(2) Voir le Coran des historiens, Ali Amir-Moezzi (dir.), Cerf, 2019 et le Coran, une histoire plurielle, de François Déroche Seuil, 2019.

(3) «L’Islam comme contre-identification française : trois moments», de Françoise Lorcerie, l’Année du Maghreb 2005-2006, Paris, CNRS Editions, 2007, pp. 509-536.

(4) «Tourmentes laïques», de Jean-Yves Pranchère – https://inrer.org/2019/11/tourmentes-laiques /

Article repris partiellement dans Esprit, janvier-février 2019.

(5) Pour un nouveau cosmopolitisme, de Kwame Appiah (2006), trad. fr., Paris, Odile Jacob, 2008, pp. 134.

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