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Ne désire-t-on l’ailleurs que là où l’ici s’affirme? Vivre en poíēsis avec Yves BONNEFOY

Yves Bonnefoy,

né à Tours le 24 juin 1923 et mort à Paris le 1er juillet 2016, est un poète, critique d’art et traducteur français. Il est considéré comme un poète majeur de la seconde moitié du xxe et du début du xxie siècle. Vous trouverez ses poésies chez Galimard, la publication des œuvres complètes étant en chanter. Il avait pu y contribuer avant sa mort à 93 ans. Vous trouverez également dans la presse de forts beaux entretiens et des films poignants sur YouTube notamment.

Il a également travaillé sur l’histoire de la peinture, la relation des arts à la poésie, l’histoire de la poésie et son interprétation, la philosophie de l’œuvre et de l’acte poétiques. Il a réalisé des traductions grandioses, des travaux critiques et historiques.

Yves Bonnefoy publie en 1953, au Mercure de France qui restera son éditeur, son premier recueil de poèmes Du mouvement et de l’immobilité de Douve.

Sonia Zannad a écrit dans The Conversation:

« Pour commencer, Yves Bonnefoy a fait l’expérience poétique de la mort, autrement dite Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953). Bonnefoy pratique une poésie expérimentale qui est l’inverse, voire le contrepoison, de la poésie expérimentale comme recherche sur le langage. Lui fait d’abord l’expérience du réel. Le recueil inaugural et fondateur du poète pourrait s’intituler Rerum natura. Car il ne s’y agit pas comme chez Lucrèce de discuter de la nature des choses, mais de la faire directement sortir de terre, de la révéler concrètement en la rejoignant là où elle se cache, dans la mort. »

« Bonnefoy paraît s’être fixé l’objectif de Rimbaud qui se dit dans Une saison en enfer : « rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! ». Et tel le paysan de la fable, il demande à ses enfants – ses lecteurs – de creuser la terre à sa suite : y cherchant un trésor, ils y trouveront celui qu’ils auront fait pousser par leur labourage. L’un des poèmes de Ce qui fut sans lumière s’intitule « La charrue ». Le trésor est un autre, pourrait-on dire en paraphrasant Rimbaud que Bonnefoy a tant aimé, or il n’en est pas moins nécessaire de le déterrer. »

Les trois volumes de poèmes des années suivantes, Hier régnant désert (1958), Pierre écrite (1965), Dans le leurre du seuil (1975), ont été rassemblés, avec Du mouvement et de l’immobilité de Douve, dans un livre intitulé Poèmes en 1978. Puis ce seront Ce qui fut sans lumière en 1987, Début et fin de la neige en 1991, La Vie errante en 1993, Les Planches courbes en 2001 (inscrit au programme du baccalauréat littéraire en 2006 et 2007), La Longue Chaîne de l’ancre en 2008, Raturer outre en 2010.

Après L’Arrière-pays, de 1972, qui – œuvre grandiose – est un récit autobiographique dont le fil directeur est la tension entre la séduction exercée par le désir d’un ailleurs, suggéré par les œuvres de la peinture et le retour à l’ici et à la finitude, Yves Bonnefoy écrira aussi des poèmes en prose, avec Rue Traversière (1977), qui inaugure les rassemblements ultérieurs de Récits en rêve.

Extraits de « l’Arrière-pays »:

J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu.

L’obsession du point de partage entre deux régions, deux influx, m’a marqué dès l’enfance et à jamais. Et certes, parce qu’il s’agissait d’un espace mythique plus que terrestre, à l’articulation d’une transcendance.

Est-il vrai que l’on ne désire l’ailleurs que là où l’ici s’affirme ? Eh bien, voici comment un art de l’affirmation, une civilisation du lieu assumé peuvent se prêter, activement presque, à l’imagination d’un lieu autre, à la rêverie d’un art inconnu ; se prêter à l’insatisfaction, à la nostalgie, aider à la dépréciation de cela même dont ils disaient la valeur.

Partout où le regard pouvait suivre le ras du ciel dans les pierres, un prince a fait courir la muraille, qui, de ce fait, ne retient pas ce qu’il possédait, mais le visible. Un lieu et l’évidence ont été identifiés l’un à l’autre, l’ici et l’ailleurs ne s’opposent plus, et je ne puis douter que ce fut là l’ambition première puisque, n’embrassant que des pierres, de maigres arbres, quelques maisons, un fond de torrent, ce n’est pas la profusion vide des essences que ce trait de couleur légère cerne, comme l’enclos japonais, mais la présence, le fait du sol, dans son recourbement sur soi qui produit un lieu.

Il définit la poésie comme étant une « articulation entre une existence et une parole ».

Toute œuvre poétique est le fruit d’une existence. Il y a continuité entre l’être du poète, de la poétesse, et sa poésie. La parole se distingue du langage, qui est un système ; elle est une présence, par laquelle se manifeste cette existence. La parole a un caractère vivant, car elle est indissociable de l’être qui la prononce.

« La poésie n’est nullement un genre au sein de la littérature, mais une expérience distincte de celle-ci, autonome, établie au plus originel et au plus intime de notre conscience du monde et de l’existence. », dans « le Graal sans la légende ».

Extraits de « Rimbaud »:

Vouloir changer la vie, c’est exercer l’universel, témoigner, se porter au devant de la conscience commune. Mais qui renonce à changer la vie s’enferme dans un destin et a droit que l’on en respecte le caractère privé. Je trouve indécent qu’on s’acharne à suivre les traces de qui a fait retour à l’existence anonyme. Ne lisons pas les lettres de Rimbaud africain à sa famille ; ne cherchons pas à savoir si celui qui voulut un jour voler le feu a vendu ceci plutôt que cela.

L’aliénation la plus grande est aussi ce qui peut conduire, si quelque barrière cède, à la plus extrême poésie.

Nous vous proposons:

  • 1. Une présentation du recueil Les planches courbes qui rassemble un certain nombre de textes;
  • 2. Celle du récit qui figure dans le recueil à qui il donne son nom;
  • 3. Un dossier sur Yves BOBNNEFOY présenté sur la base du site de l’Académie de Versailles
  • 4. Une synthèse de ses travaux historiques et critiques, de traduction, d’enseignement et de recherche.

1. Le recueil « Les Planches courbes » 

est un recueil de poésies d’Yves Bonnefoy publié en 2001 aux éditions du Mercure de France. Ce titre étrange est donné au volume qui regroupe un ensemble de sept recueils et emprunte au cinquième recueil son intitulé de pierre.

Ce titre peut être perçu comme un oxymore:

« Planches » a une dimension linéaire dont la rigidité s’oppose à « courbes », à la dimension circulaire (qui donne l’idée d’un mouvement). Ce mouvement est celui de l’écriture poétique : adapte sa forme, vers, prose, varie le rythme et la longueur – « rebord disloqué de la parole » (Dans le leurre des mots)

Ce titre a aussi un lien de parenté avec le personnage de Douve dont le nom évoque entre autres les planches courbes d’un tonneau, qui, comme elle, sont à la fois en mouvement et immobiles (Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953). Peut-être que Douve, la planche courbe, comme la barque du poëme, « n’apparaît que pour disparaître » ? Les planches courbes… une barque ? Le thème de Charon dans sa barque faisant traverser le Styx aux morts revient à plusieurs reprises dans le recueil.

Celui-ci contient sept parties : La Pluie d’été, La Voix lointaine, Dans le leurre des mots, La Maison natale, Les Planches courbes, L’Encore aveugle et Jeter des pierres. Il s’agit d’un regroupement de textes aux formes poétiques variées : le vers libre y côtoie la prose poétique, de longs poèmes sont entrecoupés d’autres très courts. L’ordre dans lequel les différents récits des Planches Courbes se succèdent ne correspond nullement à l’ordre de parution propre à chaque récit. La chronologie de parution des récits séparés est en effet la suivante :

les deux poèmes Jeter des pierres : 1996

L’Encore aveugle : 1997

Les Planches courbes : 1998

La Pluie d’été : 1999

A Même rive : 2000

La Voix lointaine : 2001

Thèmes principaux

De nombreux thèmes sont récurrents à travers l’œuvre : Bonnefoy écrit à l’aube d’une époque qui est celle de la mort de Dieu (annoncée par Nietzsche), de la crise de l’humanisme (conséquence des totalitarismes[En quoi ?]), de la crise du lyrisme (annoncée par Theodor W. Adorno); en d’autres termes: Bonnefoy est un écrivain de la mort des Idéaux (Dieu, l’Homme et l’Art). Le rôle du poète pour Yves Bonnefoy est d’être le gardien du cimetière des Idéaux, d’esquisser un mouvement de retour à la croyance, à l’enfance, sans jamais pouvoir retourner au monde préverbal.[réf. nécessaire]
Les différentes problématiques développées ici par Yves Bonnefoy se rattachent à la post-modernité.

Bonnefoy évoque en outre le passage de l’enfance à l’âge adulte. Pour lui, l’enfance est synonyme de sagesse, en effet, il préfère les sensations à la parole; tel que son étymologie le montre, l’infans est celui qui ne parle pas.


2.« Les Planches Courbes » désigne également un récit en prose poétique qui fait partie intégrante du recueil.

Il s’agit de l’histoire d’un enfant qui traverse une rivière sur la barque du Passeur, ce dernier finissant par le prendre sur ses épaules, l’esquif commençant à sombrer…

« Les Planches courbes » d’Yves Bonnefoy [extrait]


L’homme était grand, très grand, qui se tenait sur la rive, près de la barque. La clarté de la lune était derrière lui, posée sur l’eau du fleuve. A un léger bruit l’enfant qui s’approchait, lui tout à fait silencieusement, comprenait que la barque bougeait, contre son appontement ou une pierre. Il tenait serrée dans sa main la petite pièce de cuivre.

« Bonjour, monsieur », dit-il d’une voix claire mais qui tremblait parce qu’il craignait d’attirer trop fort l’attention de l’homme, du géant, qui était là, immobile.

Mais le passeur, absent de soi comme il semblait l’être, l’avait déjà aperçu, sous les roseaux. « Bonjour, mon petit, répondit-il. Qui es-tu ?

– Oh, je ne sais pas, dit l’enfant.

– Comment, tu ne sais pas ! Est-ce que tu n’as pas de nom ? »

L’enfant essaya de comprendre ce que pouvait être un nom.

« Je ne sais pas », dit-il à nouveau assez vite.

« Tu ne sais pas ! Mais tu sais bien ce que tu entends quand on te fait signe, quand on t’appelle ?

– On ne m’appelle pas.

– On ne t’appelle pas quand il faut rentrer à la maison ? Quand tu as joué dehors et que c’est l’heure pour ton repas, pour dormir ? N’as-tu pas un père, une mère ? Où est ta maison, dis-moi ».

Et l’enfant de se demander maintenant ce que c’est qu’un père, une mère ; ou une maison.
« Un père, dit-il, qu’est-ce que c’est ? »

Le passeur s’assit sur une pierre, près de sa barque. Sa voix vint de moins loin dans la nuit. Mais il avait eu d’abord une sorte de petit rire.

« Un père ? Eh bien, celui qui te prend sur ses genoux quand tu pleures, et qui s’assied près de toi le soir lorsque tu as peur de t’endormir, pour te raconter une histoire. »

L’enfant ne répondit pas.

« Souvent on n’a pas eu de père, c’est vrai, reprit le géant comme après quelque réflexion. Mais alors il y a ces jeunes et douces femmes, dit-on, qui allument le feu, qui vous assoient près de lui, qui vous chantent une chanson. Et quand elles s’éloignent, c’est pour faire cuire les plats, on sent l’odeur de l’huile qui chauffe dans la marmite.

– Je ne me souviens pas de cela non plus », dit l’enfant de sa légère voix cristalline. Il s’était approché du passeur qui maintenant se taisait, il entendait sa respiration égale, lente. « Je dois passer le fleuve, dit-il. J’ai de quoi payer le passage. »

Le géant se pencha, le prit dans ses vastes mains, le plaça sur ses épaules, se redressa et descendit dans sa barque, qui céda un peu sous son poids. « Allons, dit-il. Tiens-toi bien fort à mon cou ! » D’une main, il retenait l’enfant par une jambe, de l’autre il planta la perche dans l’eau. L’enfant se cramponna à son cou d’un mouvement brusque, avec un soupir. Le passeur put prendre alors la perche à deux mains, il la retira de la boue, la barque quitta la rive, le bruit de l’eau s’élargit sous les reflets, dans les ombres.

Et un instant après un doigt toucha son oreille. « Ecoute, dit l’enfant, veux-tu être mon père ? » Mais il s’interrompit aussitôt, la voix brisée par les larmes.

« Ton père ! Mais je ne suis que le passeur ! Je ne m’éloigne jamais d’un bord ou de l’autre du fleuve.

– Mais je resterais avec toi, au bord du fleuve.

– Pour être un père, il faut avoir une maison, ne comprends-tu pas ? Je n’ai pas de maison, je vis dans les joncs de la rive.

– Je resterais si volontiers auprès de toi sur la rive !

– Non, dit le passeur, ce n’est pas possible. Et vois, d’ailleurs ! »

Ce qu’il faut voir, c’est que la barque semble fléchir de plus en plus sous le poids de l’homme et de l’enfant, qui s’accroît à chaque seconde. Le passeur peine à la pousser en avant, l’eau arrive à hauteur du bord, elle le franchit, elle emplit la coque de ses courants, elle atteint le haut de ces grandes jambes qui sentent se dérober tout appui dans les planches courbes. L’esquif ne coule pas, cependant, c’est plutôt comme s’il se dissipait, dans la nuit, et l’homme nage, maintenant, le petit garçon toujours agrippé à son cou. « N’aie pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large, nous arriverons bientôt.

– Oh, s’il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison !

– Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots. »

Il a repris dans sa main la petite jambe, qui est immense déjà, et de son bras libre il nage dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles.

3.DOSSIER: YVES BONNEFOY dans la poésie MODERNE ET CELLE d’après 1945

Sommaire:

  • I. Yves Bonnefoy et la modernité poétique
    • L’héritage de la poésie moderne de la deuxième moitié du XIXème siècle
    • L’héritage de la poésie surréaliste
    • Influences et distances : l’élaboration de la poétique de Bonnefoy
  • II. Yves Bonnefoy et la poésie d’après 1945
    • La poésie du réel
    • Les poètes de l’Ephémère contre le choix du langage comme fin
    • Les planches courbes et le renouveau du lyrisme
  • Conclusion

I. Yves Bonnefoy et la modernité poétique

L’héritage de la poésie moderne de la deuxième moitié du XIXème siècle

La poésie d’après 1945 est l’héritière des grandes interrogations soulevées par la poésie moderne de la deuxième moitié du XIXème siècle : la question de la représentation, la question du sujet poétique et du lyrisme, la question du langage poétique. La position des poètes du XXème siècle se définit selon ces trois axes indissociables.

Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé opèrent la rupture de l’illusion mimétique attachée à l’évocation poétique. Baudelaire définit la poésie en termes de « sorcellerie évocatoire ». Le « Je est un autre » de Rimbaud rend l’identité du sujet poétique est indécidable ou énigmatique. La poésie ne consiste plus dans l’expression immédiate de l’âme du poète comme chez Romantiques. Dans les Illuminations, les visions poétiques se fondent sur l’alliance des contraires, le choix de l’art, et la vision se donne comme mystérieuse et fugitive. Hugo Friedrich parle d’ « irréalité sensible » chez Rimbaud (Structure de la poésie moderne). Chez Mallarmé, le langage poétique doit se quintessencier en une suggestion de l’idée.

L’héritage de la poésie surréaliste

La poétique surréaliste de l’image constitue une interprétation de la modernité : elle donne un sens psychanalytique au « je est un autre », et l’image comme « rencontre inopinée » épaissit le mystère des êtres et des choses, du rapport au monde.

Yves Bonnefoy intègre l’intuition radicalement anti-rationnelle du surréalisme : il la découvre dans la Petite anthologie du surréalisme de Georges Hugnet en 1941. Son premier recueil Le cœur-espace relève de l’esthétique surréaliste. La figure maternelle est déjà présente déformée par le prisme du fantasme oedipien. A son arrivée à Paris, Yves Bonnefoy fonde une revue surréaliste, La Révolution la Nuit, il rencontre Breton en 1946. Mais il reste à distance du groupe. Il rejette le goût pour la magie qui est la marque du surréalisme de cette époque. A veille de l’exposition de 1947, il refuse de signer le manifeste Rupture inaugurale. Il rejette la notion de surréel au profit du réel, comme il rejette tout ce qui éloigne le monde.

Influences et distances : l’élaboration de la poétique de Bonnefoy

Contre ce qui éloigne le monde dans une relation obscure et inconsciente à lui et qui s’exprimerait sans contrôle, Bonnefoy élabore une poétique de la présence

Il rejette ce qui éloigne le monde dans une relation obscure et inconsciente à lui et qui s’exprimerait sans contrôle. Dans les Entretiens sur la poésie (p. 73-74), il associe la poésie à une « intensification de la conscience et de la parole ». Cette formule répond à une exigence de clarté. N’oublions pas qu’Yves Bonnefoy a d’abord reçu une formation mathématique et philosophique. En 1941, il passe un baccalauréat de mathématiques et de philosophie au Lycée Descartes à Tours. Il entre ensuite en classe de mathématiques supérieures au lycée Descartes.

Yves Bonnefoy interprète comme une dévalorisation du monde réel la manière dont le surréalisme investit les choses et les êtres d’un mystère irrationnel. Dans les Entretiens sur la poésie (« Entretien avec John E. Jackson » p. 73-74), il écrit :

« Je dirais maintenant qu’il n’y a pas de réel et de surréel, l’un que structure et que surestime la science, et l’autre qui la déborde de ses caractères irrationnels, seulement perceptibles par l’œil sauvage – cela reviendrait à mépriser la table sur laquelle j’écris, la pierre informe dans les ravins, au profit du ménure-lyre – mais de la présence, parfois, face aux signifiés transitoires de la pensée conceptuelle. »

Il élabore la notion de « présence » et vise une poésie capable de retisser dans le langage une intuition de la présence immédiate des êtres et des choses. La poésie doit restaurer un sentiment d’unité.

Contre ce qui éloigne le monde dans l’art, dans un jeu de langage qui soit pure magie verbale, Bonnefoy élabore une poétique ontologique

Yves Bonnefoy rejette ce qui éloigne le monde dans l’art, dans un jeu de langage qui soit pure magie verbale comme les Illuminations. Dans son livre sur Rimbaud de 1961 (Seuil), il évoque la « soif ontologique » de Rimbaud, que manifeste sa révolte contre le langage bourgeois des « assis », des bien-pensants et des bigots. A la formule de l’ « alchimie verbale », Yves Bonnefoy préfère les poèmes de 1872, leur travail sur le vers impair et certains thèmes comme la soif d’une eau régénératrice : « Larme » (dernière strophe) :

« L’eau des bois se perdait sur des sables viergesLe vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares…Or tel qu’un pêcheur d’or ou de coquillages,Dire que je n’ai pas eu souci de boire ! »

Le vers impair (ici hendécasyllabe, comme le début de « Dans le leurre des mots) crée dans l’alexandrin une faille où une vérité humaine comme celle de la finitude peut se dire, et une musicalité qui ne repose pas sur la régularité classique.

Contre ce qui éloigne le monde dans la détresse, Bonnefoy élabore une poétique de l’espérance qui se fonde sur une présence concrète au monde : importance de la « terre », de la mort et de la finitude comme « être-au-monde »

Yves Bonnefoy rejette ce qui éloigne le monde dans la détresse (le mot apparaît à la p. 35 des Planches courbes) : cette espérance relève de la foi (dimension spirituelle non religieuse) et s’établit sur fond de désarroi. L’expérience première est celle de l’éloignement de l’être dans le discours conceptuel abstrait, dans l’art et le sentiment de la fragilité, la finitude. Les premiers recueils, Anti-Platon (1947), Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) et Hier régnant désert (1958), expriment la désolation qui résulte d’un langage déserté par la présence concrète du monde, déploient le théâtre du monde réel comme monde de la finitude. Mais ils dessinent l’horizon d’un « vrai lieu » toujours nommé « terre », « terre des salamandres » dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve, « Terre d’aube » dans Hier régnant désert. La « terre » est toujours la promesse de la poésie dans les Planches courbes, le mot apparaît dans « Dans le leurre des mots » au début du poème et à la page 78. Yves Bonnefoy partage avec Baudelaire intuition fondatrice de la mort comme vérité de notre être-au-monde, Baudelaire qui est d’après lui est l’inventeur de la mort en poésie. Il partage les intuitions fondamentales de Mallarmé mais rejette sa quête d’un absolu idéal émanant d’un pur système verbal excluant le hasard. Le hasard chez Yves Bonnefoy est précisément la manifestation de la finitude, la vérité de notre être au monde, qu’il faut exprimer. L’exclure reviendrait à abolir tout espoir de faire surgir le lien à l’autre dans les mots.

II. Yves Bonnefoy et la poésie d’après 1945

Certes le langage poétique n’a pas de pouvoir immédiatement mimétique mais il peut renouer un lien avec le monde qui ait du sens. Telle est la visée transitive du langage poétique selon Yves Bonnefoy. Cette définition peut être confrontée à quelques grandes tendances de la poésie française après 1945.

La poésie du réel

Le « nouveau réalisme poétique » (formule de Gaëtan Picon, 1947) s’enracine dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale comme tentative pour sauver un monde en destruction. Il s’agit de retourner à la réalité la plus humble et la plus élémentaire. Cette poésie est née d’une défiance à l’égard des rêves surréalistes d’enchantement poétique du monde, qui se sont révélés vains.

A partir des années 40 et l’Ecole de Rochefort

A partir des années 40 et l’Ecole de Rochefort (fondée en 1941), chez Jean Follain (Usage du temps, 1943), Guillevic, (Terraqué, 1942), « le réel est traqué » (formule de Jean-Marie Gleize) : le poème est un instantané où les choses, le monde dans sa dimension concrète émergent tout à coup dans les mots. Cette poésie se caractérise par le refus des images et du lyrisme, la simplicité de la syntaxe et l’éloignement du sens : elle se tourne vers le silence des choses. C’est une poésie à la fois contemplative, nominative et sensorielle.


Comparaison avec Yves Bonnefoy : son attention se porte également vers le monde naturel et les choses de la vie quotidienne et il tente de restaurer un rapport simple au monde éprouvé dans l’enfance (c’est particulièrement vrai de la section « La pluie d’été »). Mais sa poésie ne met pas en œuvre une disparition élocutoire dans les choses : la fusion avec le réel fait naître le vertige d’un non-sens, tandis que la poésie d’Yves Bonnefoy est en quête d’un sens partageable. Elle cherche une syntaxe du sens dans ces signes et les images. Elle interroge le sens de notre rapport au monde, à travers de grands pôles d’évidence dans l’élémentaire : l’arbre, la pierre,… mais aussi : la fragilité du réel. Le réel n’est pas donné comme présent, la présence est l’horizon du langage poétique. Dans Pierre écrite (1965), la parole poétique se définit comme épitaphe. On en retrouve la trace dans les poèmes « Une pierre » des Planches courbes. C’est dans cette perspective que le rêve d’intimité se déploie, dans les images de plénitude, de vie simple et sensuelle, dont on trouve quelques échos dans « La pluie d’été ».

La poésie des choses et du monde naturel

La poésie des choses et du monde naturels s’inscrit dans perspective philosophique existentielle et ontologique, qui élargit les matériaux de la poésie au mythe et à l’imaginaire archétypal. Bonnefoy a été un étudiant de Bachelard. La question ontologique sous-tend l’interrogation de l’ici : Yves Bonnefoy se situe dans le sillage de Saint-John Perse (1887-1975) (Eloges, 1907 publié en 1911), René Char (1907-1988), André Frénaud (1907-1993).

La poésie des choses et du monde naturel : Saint-John Perse

Citons Saint-John Perse (« Allocution au banquet Nobel du 10 décembre 1960 », qui se trouve dans l’édition de Amers en poésie / Gallimard). La poésie a une visée transitive : « si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même ». La poésie est « mode de connaissance ». Le refus de la pure recherche esthétique est lié à une dimension humaniste : Saint-John Perse évoque la « Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique… Fidèle à son office, qui est l’approfondissement du mystère de l’homme, la poésie moderne s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique ». Il s’agit de « hausser devant l’esprit un miroir plus sensible à ses chances spirituelles » : la poésie engage la question du salut. Le texte de Saint-John Perse témoigne d’une conscience de la détresse de l’humanité occidentale contemporaine prisonnière des sociétés mercantiles et des idéologies : « par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Etre ».


Comparaison avec Yves Bonnefoy : La poésie d’Yves Bonnefoy est proche de celle de Saint-John Perse : l’écriture qui vise l’Etre est une écriture matérielle, cosmique, et mythique. Yves Bonnefoy lui rend hommage dans l’essai « L’illumination et l’éloge », 1965, repris dans La Vérité de parole et autres essais. Mais chez Yves Bonnefoy, le mot « leurre » manifeste une plus grande méfiance vis-à-vis du langage. La poésie d’Yves Bonnefoy pose toujours en même temps son déni. Elle est toujours en quête, dans l’inachevé. Le flot épique de Saint-John Perse en est absent, de même que la forme ample du verset. La forme ample du poème de Dans le leurre du seuil 1972 se développe sur un mode plus heurté. Et ce recueil fait apparaître deux motifs majeurs dans la poésie d’Yves Bonnefoy : la figure de Charon et le fleuve. Ces motifs cristallisent la méditation sur la traversée d’un seuil, obstacle du langage, de nos craintes, du temps vécu comme pure destruction. « Dans le leurre des mots » poursuit cette méditation.

La poésie des choses et du monde naturel : René Char

René Char : Yves Bonnefoy partage avec lui l’exigence éthique, le choix de l’ici et de la réalité : Dans le poème du recueil Les matinaux, « Qu’il vive ! » (1950), René Char écrit : « Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains ». On peut rapprocher cette phrase d’Anti-Platon (1947) : « Toutes choses d’ici, pays de l’osier, de la robe, de la pierre : c’est-à-dire : pays de l’eau sur les osiers et les pierres, pays des robes tachées ». René Char rompt avec le surréalisme dans les années 30, qu’il accuse de méconnaître la réalité. La poésie, lorsqu’elle se réalise, est aphorisme fulgurant de l’expérience du « grand réel ». Comme Yves Bonnefoy, René Char est attaché à la beauté d’un monde modeste, souvent naturel, vers lequel la poésie accomplit un « retour amont » (1966) qui est une quête, un dépouillement vers l’essentiel. Citons En trente-trois morceaux (1956) : « Laisse-moi me convaincre de l’éphémère qui enchantait hier ses yeux ».


Comparaison avec Yves Bonnefoy : la poésie d’Yves Bonnefoy n’est pas généralement quête dans la fulgurance mais déploiement sans cesse répété, sous forme de variations et de modulations des mêmes thèmes, d’une trajectoire. Les formes sont plus amples. Le rapport extatique à l’Un est posé comme impossible chez Yves Bonnefoy, même dans la fulgurance aphoristique : s’il existe bien chez Yves Bonnefoy un régime « théologico-poétique », il relève de ce que lui-même appelle une « théologie négative ». La référence commune à Heidegger n’a donc pas le même sens : la fonction de la poésie est de donner à l’homme d’ « habiter en poète » (Hölderlin). Mais chez Yves Bonnefoy la réalité de la finitude éloigne indéfiniment le retour des dieux, et même la présence d’un sacré immanent. Il conteste le fondement immédiat de l’être dans la nomination. Chez Char, la poésie se révèle à elle-même lorsqu’elle s’accomplit en parole épiphanique. La conception d’Yves Bonnefoy est plus proche de l’Ouvert rilkéen, comme avènement non conceptualisable du monde dans une parole en quête d’unité et l’identification de la poésie à l’Ouvert situe le poète sur le seuil de la vie et de la mort. La référence philosophique majeure de Bonnefoy est plutôt Kierkegaard, chez qui il retrouve la valeur de l’Unique, de la contingence et du particulier. Il a préparé sous la direction de Jean Wahl, auteur des Etudes kierkegaardiennes, un diplôme d’études supérieures sur Baudelaire et Kierkegaard.

Les poètes de l’Ephémère contre le choix du langage comme fin

Bonnefoy est plus proche de certains poétes nés comme lui dans les années 20 : André du Bouchet, Jaccottet, Jules Supervielle, Jean Follain

Yves Bonnefoy est plus proche de certains poètes nés comme lui dans années 20 (Yves Bonnefoy est né en 1923) : André du Bouchet né en 1924, Jaccottet né en 1925, Jacques Dupin né en 1927. Jaccottet appartient au cercle des écrivains de la NRF avec Jules Supervielle et Jean Follain. Leur œuvre est traversée par la conscience aiguë de la faille entre le langage et le réel. Le rapport au langage est toujours ambivalent : la poésie trouée par le silence, la crise de confiance, la mise en suspens. Mais c’est dans la faille que le réel peut advenir, en dehors des réseaux de significations déjà constitués. Cette faille apparaît sous différentes formes chez ces poètes : l’écriture d’André du Bouchet est très ajourée, les mots sont écartés sur la page, (Dans la chaleur vacante, 1959, L’Ajour, 1998), ils sont parfois séparés par des tirets ou des points de suspension. C’est le signe d’un rapport éphémère au monde dans le langage, qui réside essentiellement dans le silence, et d’une possibilité pour les silences de résonner de l’indicible. Comme chez Jaccottet, la marche exprime cette quête d’un monde en fuite. La poésie de Jaccottet vise l’épiphanie du fugitif. Elle se produit dans le paysage naturel, mais la hantise du temps efface les signes. Le poète lui-même s’efface dans un demi-ton, une rhétorique de la simplicité : le titre Paysage avec figures absentes (1970) renvoie au poème lui-même. Le poète est L’Ignorant (1958).

La réaction d’Yves Bonnefoy à la poésie textuelle et expérimentale

Les années 60 voient la création de l’Oulipo (1960), qui instaure la contrainte formelle (et non l’inspiration) comme ressort de la création poétique. Elles voient aussi la fondation de la revue Tel quel. La définition que Jakobson donne de la poésie prédomine : en poésie, l’accent est mise sur la forme de l’énoncé, ses structures syntaxiques, sonores,… C’est la remise en cause de l’expression lyrique, du pouvoir mimétique et transitif du langage. Autour de la personnalité de Ponge, perçu essentiellement comme un poète poéticien, naît un vaste mouvement dans les années 55-60, pour une poésie poéticienne et anti-lyrique, anti-sentimentale (Ponge dénonce le « cancer romantico-lyrique) ». Ponge est associé à la mouvance de Tel Quel (disparue en 1982), qui introduit en France les méthodes d’analyse formelle et structurale. Les personnalités dominantes de cette mouvance sont Denis Roche (« La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas »), Marcelin Pleynet, Jacqueline Risset. Le groupe de poètes réunis dans revue TXT (1969-1993) se rattacha quelques années à l’esprit de Tel Quel, notamment Christian Prigent. La mouvance de la poésie littérale qui se forme dans ces années-là se poursuit jusqu’aujourd’hui.

La revue L’Ephémère (1967-1972) est créée en réaction aux postulats de ces mouvances. Yves Bonnefoy la fonde avec André du Bouchet, Louis-René des Forêts et Gaëtan Picon, rejoints plus tard par Paul Celan, Michel Leiris et Jacques Dupin. La revue reçoit les contributions de Claude Esteban, de Philippe Jaccottet, et de Ponge (« Nioque de l’avant-printemps » de Ponge, dont la poésie vise une récréation du monde dans le langage, une cosmogonie qui permettrait à l’homme de ressaisir les choses dans un code remotivé.). Citons la prière d’insérer rédigée par Bonnefoy pour le premier numéro, où il affirme de manière radicale le caractère transitif de la poésie : « L’EPHEMERE a pour origine le sentiment qu’il existe une approche du réel dont l’œuvre poétique est seulement le moyen. En d’autres mots : il ne faut pas consentir à réduire l’œuvre […] à la nature d’un objet, où cet au-delà se dérobe ». En 1974, la revue Argile animée par Claude Esteban prend le relais de L’Ephémère.

Les planches courbes et le renouveau du lyrisme

Bonnefoy et le renouveau du lyrisme

La poésie d’Yves Bonnefoy s’inscrit dans la lignée d’une poésie ontologique pensante : « Que ce monde demeure » « Dans le leurre des mots » et « L’encore aveugle » se situent pleinement dans cette perspective ouverte par la phrase de Hölderlin « L’homme habite poétiquement » commentée par Heidegger dans « Hölderlin et l’essence de la poésie » (1936, repris dans Approche de Hölderlin), première traduction française 1937. Mais cette poésie « pensante » s’allie à une modalité lyrique que le renouveau du lyrisme dans les années 80 en France et les travaux théoriques concomitants permettent de mieux définir. Il s’agit plutôt de poètes nés dans les années 30 : Jude Stéfan, dont la noirceur désespérée s’exprime à travers un travail formel de haute précision, Bernard Noël, Claude Esteban, Lionel Ray. Les trois mouvances définies par Jean-Claude Pinson (Habiter en poète) (poésie littérale, poésie philosophique et poésie lyrique, qui a été mise en sourdine) ne sont plus ressenties contradictoirement depuis les années 80. Olivier Cadiot et Pierre Alferi donnent pour titre au premier numéro de la Revue de littérature générale (mai 1995) : « La mécanique lyrique ». Le sujet fait retour après son évacuation par le structuralisme.

Yves Bonnefoy ne pose explicitement la question du sujet qu’en 1981 dans « La présence et l’image », alors que le « je » est présent depuis le début dans sa poésie (Entretiens sur la poésie p. 186) : « Que faire, autrement dit, pour qu’il y ait quelque sens encore à dire Je […] ? ». La réponse est formulée ainsi : « tout en continuant d’étudier comment vie et dévie sans fin le signifiant dans le signes, il me semble qu’il faut chercher comment cet élan que nous sommes peut, dans la dérive des mots, s’affirmer pourtant comme une origine ». Le « je » s’affirme comme l’origine d’une parole émanant d’un élan de volonté, la volonté de dégager de la présence et de l’unité dans les mots.

Quelques figures du sujet lyrique dans Les Planches courbes

Voici quelques figures du sujet lyrique dans Les Planches courbes :


L’écriture prend acte de la réalité multiple et fuyante du moi, dont les mots aggravent la dispersion. Le lyrisme de l’effusion du « moi » a été évacué de la poésie du XXème siècle. Il n’existe pas sujet lyrique préalable au poème mais celui-ci se crée dans et par le poème, selon des modes de figurabilité et des dispositifs d’énonciation. Il s’agit donc d’abord d’un lyrisme de la dépossession. Ex : « La maison natale ». Les souvenirs échappent ou appartiennent au rêve. La dépossession fonde le projet de constituer le poème en « maison natale » d’un « je » origine de la parole comme élan stable d’une volonté.


L’unité du subjectif et de l’objectif grâce à la dépersonnalisation du « je » : le sujet de l’énonciation insituable ou fluctuant, circulation dans les voix poétiques : le nous, les poèmes « une voix ». Il n’y a pas d’épanchement lyrique notamment dans la première partie. Dans « La pluie d’été », le « nous » du premier poème du diptyque « Les rainettes, le soir » devient « ils » dans le deuxième. Le « je » et le « nous » sont au passé : ils font entendre une voix humaine indéterminée. La voix de la première personne est dépersonnalisée dans les poèmes intitulés « Une pierre » : elle est médiatisée par sa nature d’épitaphe. Ou la nature de souvenir de l’évocation : le lecteur hésite entre un référent diégétique de la première personne et un référent présent. Les deux sont insituables. Noter la modalité dépersonnalisée de la célébration de ce qui est : elle se fonde sur un effacement du moi qui rejoint l’expérience de la finitude. C’était déjà le cas dans Début et fin de la neige : La neige est le grand signe de cet effacement qui fait l’unité comme la neige couvre d’une couleur unie le monde. Dans « Le tout, le rien » : « Une façon de prendre, qui serait / de cesser d’être soi dans l’acte de prendre, / Une façon de dire, qui ferait / Qu’on ne serait plus seul dans le langage ». p. 140. De même, dans un poème de la première partie des Planches courbes p. 37 : « Un même effacement, / Désirer, prendre, / Presque de même poids / Etre, ne pas être ».

L’unité de l’être au monde du je et du tu : le mouvement du don du poème est le gage de la générosité lyrique. Le destinataire lyrique, rôle de la place du Tu dans l’économie lyrique, a poésie lyrique comme adresse et comme don ont été analysés dans ce que Martine Broda nomme « la relation lyrique ». Mais dans cette relation chez Yves Bonnefoy, le « je » reste indispensable car il doit assumer seul son engagement dans les mots, il doit affronter seul le néant du monde dans les mots où il cherche à faire advenir l’être. Mais la relation au tu dans la parole est indispensable car le « tu » est l’origine de l’être. Voir « Une voix », p. 33.

L’unité du langage et de l’expérience : nécessité d’enraciner la parole dans l’épaisseur d’une existence vécue, dans principe rilkéen de l’ « éprouvé ». Le sujet lyrique préserve la trace éthique de l’expérience existentielle. D’où affleurement de l’épaisseur autobiographique, même s’il s’agit d’allusions énigmatiques : le lyrisme se constitue sur la volonté maintenue d’outrepasser les bornes du moi privé tout en s’appuyant sur son expérience singulière.

La poésie se définit comme langage mis à l’épreuve de l’expérience, d’une vérité vécue qui cherche à se dire. Chez Bonnefoy, on remarque une inflexion du « je » à partir de Ce qui fut sans lumière et la genèse d’un « je » porteur d’expérience existentielle dans le travail des récits en rêve, à la première personne : entre 1975, date de publication de Dans le leurre du seuil, et 1987 : Ce qui fut sans lumière, aucun nouveau recueil en vers n’a été publié. Mais Yves Bonnefoy invente le genre du récit en rêve : publication de Rue Traversière, récits, en 1977 puis récits en rêves écrits dans les années 1980 publiés sous ce titre Récits en rêve au Mercure de France en 1987.ce qu’il nomme le « rêve » et le « souvenir » : dans Ce qui fut sans lumière, le recueil est encadré par des poèmes intitulés « Le souvenir » et « L’agitation du rêve ». La maison apparaît comme lieu d’émergence, en rêve, d’un matériau imaginaire autobiographique ou fantasmatique (comme dans « La maison natale ») : la maison de Valsaintes (V.) :

« L’épervier » p. 19 :

« Il y a nombre d’années,

A V.,

Nous avons vu le temps venir au-devant de nous

Qui regardions par la fenêtre ouverte

De la chambre au-dessus de la chapelle. »

Cf : « le grenier d’au-dessus l’église défaite » dans le poème X de « La maison natale ». une ancienne abbaye que le poète et son épouse ont entrepris de restaurer.

Début de Ce qui fut sans lumière , p. 11.

« Ce souvenir me hante, que le vent tourne

D’un coup, là-bas, sur la maison fermée.

C’est un grand bruit de toile par le monde,

On dirait que l’étoffe de la couleur

Vient de se déchirer jusqu’au fond des choses.

Le souvenir s’éloigne mais il revient,

C’est un homme et une femme masqués, on dirait qu’ils tentent

De mettre à flot une barque trop grande.

Le vent rabat la voile sur leurs gestes,

Le feu prend dans la voile, l’eau est noire,

Que faire de tes dons, ô souvenir,

Sinon recommencer le plus vieux rêve,

Croire que je m’éveille ? […] »

Ici se forme un « je » plus personnel qui n’apparaît pas comme source d’un épanchement du « moi » mais comme témoin de l’incarnation, l’expérience du réel, l’épreuve du temps, dans laquelle se fonde la quête de l’être. Cet ancrage dans une réalité vécue bloque le déploiement de la fiction, de la rêverie, de l’image : la barque est une métaphore de ce rêve du langage qui se clôt sur des représentations de l’imaginaire dans 1ère strophe du poème V de « La maison natale » p. 87 :

« Or dans le même rêve

Je suis couché au plus creux d’une barque,

Le front, les yeux contre ses planches courbes

Où j’écoute cogner le bas du fleuve.

Et tout d’un coup cette proue se soulève,

J’imagine que là, déjà, c’est l’estuaire,

Mais je garde mes yeux contre le bois

Qui a odeur de goudron et de colle.

Trop vastes les images, trop lumineuses,

Que j’ai accumulées dans mon sommeil.

Pourquoi revoir, dehors,

Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre,

Je désire plus haute ou moins sombre rive. »

La manifestation sonore de l’unité et de l’incarnation : le chant, le lyrisme comme modulation d’un chant. A la fois rythme et son : voir la théorie de Meschonnic dans Critique du rythme, où il définit le « sujet rythmique ». Il pense le rythme comme « organisation ou configuration du sujet dans son discours ».

Conclusion

Le recueil des Les Planches courbes est profondément situé dans la continuité d’une poésie du vingtième siècle marquée par une perspective philosophique. Mais s’affirme en même temps comme quête en dehors du langage conceptuel, dont seuls quelques mots s’intègrent à la parole poétique : celui de « beauté », de « vérité », lorsqu’il s’agit de redéfinir la visée poétique dans le recueil lui-même. Sa caractéristique est le refus constant de l’expérimentation littérale. Ce recueil se situe aussi dans le prolongement d’une inflexion inaugurée dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy et dans la poésie française dans les années 1980 et surtout 1990 et qui vise l’invention d’un nouveau lyrisme. Il s’agit d’une recherche en cours, ce dont témoigne la diversité formelle du recueil.

4.Les travaux critiques

Les travaux historiques et critiques commencèrent à partir de 1954, avec une monographie consacrée aux Peintures murales de la France gothique. Ils se développèrent beaucoup par la suite et portent principalement sur l’histoire de la peinture, la relation des arts à la poésie, l’histoire de la poésie et son interprétation, la philosophie de l’œuvre et de l’acte poétiques.

Ils vont de pair avec une activité de traducteur de Shakespeare (une quinzaine d’ouvrages), de William Butler Yeats (Quarante-cinq poèmes de Yeats, 1989), de Pétrarque et de Leopardi, ainsi que du poète grec Georges Séféris à qui l’a lié une longue amitié ; il a conduit une réflexion sur l’acte du traducteur, réflexion engagée dans les préfaces qu’il a données à ses traductions de Shakespeare (Théâtre et poésie. Shakespeare et Yeats, 1998 ; La Communauté des traducteurs, 2000.)

Pour ces traductions, la question première est de se rapprocher de la personne de l’auteur. Bonnefoy parle à leur sujet d’empathie, d’admiration, d’affection, d’amour même.

À partir de cette intimité avec l’auteur, le traducteur peut recréer, de par son propre mouvement, le texte de l’auteur en toute fidélité. Pour traduire Yeats il précise que son attention « est allée à un texte, bien sûr, mais plus encore à une personne. » Et ce mouvement se diffuse aux relations de l’auteur : lorsque Yeats, pour parler de l’Absolu, s’appuie sur son amie, alors le traducteur doit aussi retrouver cette amie. Pour Shakespeare, Bonnefoy pense qu’il s’est en quelque sorte incarné dans chacun des personnages de ses pièces ; pour traduire, il faut donc entendre Shakespeare derrière chacun des rôles.

Les mots portent la substance poétique. Ils incarnent la présence de Shakespeare ou de Yeats. Pour le traducteur Bonnefoy, il faut se placer « au plus près du débat qu’ont eu les mots dans le texte avec les données d’une vie et les chiffres d’un rêve ». Soit par exemple le mot anglais labour, dans le poème de Yeats Among School Children, mot que l’on traduit habituellement en français par le mot travail. Mais dans le poème il est associé avec des images de danse ou de floraison, ce qui va mal avec son acceptation française. Aussi, à partir des notes que Yeats a laissées sur ce poème, à partir de sa propre expérience d’écrivain et de vie, Bonnefoy a préféré traduire ce mot par enfantement.

À partir de 1960, Yves Bonnefoy a été régulièrement l’invité, pour des périodes d’enseignement, d’universités françaises ou étrangères, en Suisse et aux États-Unis (. Il a été professeur associé au centre universitaire de Vincennes (1969-1970), à l’université de Nice (1973-1976), et à l’université d’Aix-en-Provence (1979-1981), professeur invité à l’université de Genève (1970-1971 et 1971-1972).

Devenu professeur au Collège de France en 1981, il continua à donner des conférences dans de nombreux pays.

L’ensemble de ses résumés de cours au Collège de France a été publié aux éditions du Seuil en 1999 : Lieux et destins de l’image : un cours de poétique au Collège de France (1981-1993).

De 1993 à 2004, il a réuni à la Fondation Hugot du Collège de France une série de onze colloques fermés sur La Conscience de soi de la poésie. Seuls trois volumes d’actes de ces colloques ont été publiés : Jouve, poète, romancier, critique (1995), Poésie et rhétorique (1997), Poésie, mémoire et oubli (2005) ainsi qu’une anthologie : La Conscience de soi de la poésie, anthologie des colloques de la Fondation Hugot (2008).

Pour les arts, depuis les premiers volumes réalisés en collaboration avec des artistes et édités par Maeght – Pierre écrite avec Raoul Ubac en 1958 et Anti-Platon avec Joan Miró en 1962, Yves Bonnefoy a régulièrement publié des livres de cette nature, dans lesquels un dialogue s’engage entre les mots du poème et l’œuvre graphique qui l’accompagne, avec notamment Pierre Alechinsky, Nasser Assar, Eduardo Chillida, Claude Garache, Jacques Hartmann, Alexandre Hollan, George Nama, Farhad Ostovani, Antoni Tàpies, Gérard Titus-Carmel, Bram Van Velde, Zao Wou-Ki.

Yves Bonnefoy a été rédacteur de la revue L’Éphémère pendant sa durée d’existence (1966-1972) avec André du Bouchet, Jacques Dupin, Louis-René des Forêts et Gaëtan Picon. Michel Leiris et Paul Celan rejoignirent en 1968 le comité de rédaction, au moment du départ de Gaëtan Picon.

Il a dirigé, chez Flammarion , deux collectionsSur les balances du temps (quatre titres seulement, d’André Chastel sur Le Sac de Rome, 1527, de Jean Starobinski sur 1789. L’Invention de la liberté, de Gaëtan Picon sur 1863. Naissance de la peinture moderne, et de lui-même sur Rome, 1630); puis la collection Idées et Recherches, référence en histoire des idées, en histoire de l’art et des systèmes iconologiques, dont le catalogue d’une quarantaine de titres en l’espace d’un peu moins de trente ans témoigne de son engagement en faveur du dialogue des savoirs : on y trouve des livres d’André Chastel, qu’il avait rencontré au début des années cinquante et sous la direction duquel il commença alors à travailler, Henri-Charles Puech, Marcel Detienne, Alexandre Leupin, André et Oleg Grabar, Georges Duthuit, Ernst Gombrich, Rolf Stein, Louis Grodecki, Jurgis Baltrusaitis, Erwin Panofsky, Marc Fumaroli, Hubert Damisch, Georges Didi-Huberman, André Green, Oskar Bätschmann, André Berne-Joffroy, Jean Seznec, Pierre Schneider ou Daniel Arasse.

Il fut, chez le même éditeur, le maître d’œuvre du Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique ayant fait appel aux plus éminents spécialistes de la Ve section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), du Collège de France et d’autres nations.

En 2007, le compositeur Thierry Machuel a utilisé une partie des textes du recueil Les Planches Courbes pour son oratorio intitulé L’Encore Aveugle, créé avec un chœur de lycéens musiciens issus de plusieurs lycées de la région Champagne-Ardenne.


 

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