
L’ART DE SAVOIR RACCROCHER
Inédite dans l’histoire récente, tant l’art de savoir raccrocher est rare en politique, le départ de la première ministre néo-zélandaise illustre sa maîtrise des codes de la communication.
« Depuis qu’elle occupe cette fonction, Jacinda Ardern est dans une stratégie de normalisation voire d’humanisation du dirigeant et de la dirigeante politique à travers les codes et les normes qu’elle met en lumière.
« Là où d’autres veulent représenter une supériorité, quelque chose de l’ordre du sacré ou du divin » peut on lire dans l’article du Monde reproduit ci contre
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NOUVELLE-ZÉLANDE : UN MOMENT DE FRANCHISE RARE EN POLITIQUE https://metahodos.fr/2023/01/19/nouvelle-zelande-un-moment-de-franchise-rare-en-politique/
ARTICLE
La démission surprise de Jacinda Ardern, ou l’art de faire de la politique autrement
Elle part comme elle est arrivée : sans que personne ne s’y attende. La première ministre de Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern, a annoncé, jeudi 19 janvier, qu’elle quitterait ses fonctions de cheffe du gouvernement d’ici le 7 février, à neuf mois seulement des prochaines élections législatives. « J’ai tout donné pour être première ministre, mais cela m’a aussi beaucoup coûté, a-t-elle déclaré, au bord des larmes, lors d’une conférence de presse. Je n’ai tout simplement plus assez d’énergie pour quatre ans supplémentaires ». L’annonce a provoqué une onde de choc parmi les 5 millions d’habitants de l’archipel.
Jacinda Ardern était devenue, en 2017, à 37 ans seulement, la plus jeune première ministre du pays depuis 1856. Son arrivée à la tête du gouvernement avait, déjà, créé la surprise : propulsée candidate du Parti travailliste à moins de deux mois du scrutin et sans jamais avoir exercé de fonctions ministérielles, l’élue avait permis à sa formation politique de remporter la victoire alors que celle-ci accusait 20 points de retard dans les sondages quelques semaines plus tôt. Jacinda Ardern était une femme, jeune, enceinte au moment de sa prise de fonction… Autant dire un OVNI politique pour certains de ses adversaires, qui la qualifiaient de « poussière d’étoile » ou lui demandaient de prouver qu’elle était autre chose que du « rouge à lèvres sur un cochon », selon l’expression anglaise (« lipstick on a pig »).
Une fois au pouvoir, Jacinda Ardern a continué d’imposer un style singulier et a joué avec les codes de la politique. En 2018, elle devient la seconde cheffe de gouvernement à accoucher pendant son mandat (après la Pakistanaise Benazir Bhutto) et la première à prendre un congé maternité, de six semaines, avant que son conjoint n’assume le rôle de père au foyer. « Je serai heureuse quand la grossesse d’une première ministre ne fera plus la une des médias car elle sera considérée comme normale », déclarait la première ministre néo-zélandaise dans un entretien au Monde, quelques semaines avant son accouchement. La même année, elle assiste à l’Assemblée générale annuelle des Nations unies avec sa petite fille de trois mois, Neve, devenant ainsi la première femme dirigeante à amener son bébé dans l’hémicycle.
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« Depuis qu’elle occupe cette fonction, Jacinda Ardern est dans une stratégie de normalisation voire d’humanisation du dirigeant et de la dirigeante politique à travers les codes et les normes qu’elle met en lumière, là où d’autres veulent représenter une supériorité, quelque chose de l’ordre du sacré ou du divin », explique Mérabha Benchikh, docteure en sociologie et spécialiste des questions de genre en politique. Une « façon d’incarner une alternative, une autre voie politique, un exercice du pouvoir différent de Margaret Thatcher, par exemple, qui avait intégré des codes très masculins, voire virilistes », poursuit-elle.
De l’attentat de Christchurch au Covid-19
Jacinda Ardern défend un discours « marqué par une rhétorique féminine, elle se montre empathique, à l’écoute », considère Maud Navarre, sociologue également spécialisée sur le genre et les femmes en politique. La première ministre néo-zélandaise s’est particulièrement illustrée lors de l’attentat contre deux mosquées de Chirstchurch, en 2019, qui a fait 51 morts et 49 blessés graves. Ou lors de la pandémie de Covid-19. Elle était alors capable de mener, avec succès, un échange en direct sur Facebook, depuis son canapé, pour répondre aux questions de ses concitoyens. Une marque de fabrique qui a longtemps remporté l’adhésion de l’opinion publique néo-zélandaise. Lors des élections législatives de 2020, Jacinda Ardern est réélue avec le Parti travailliste, obtenant le meilleur score depuis 1946 avec plus de 50 % des voix et la majorité absolue des sièges.
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Pour parvenir à ces résultats, la première ministre néo-zélandaise a pu compter sur une solide expérience : diplômée en communication, elle manie parfaitement les codes des réseaux sociaux. Par ailleurs, lorsqu’elle accède au pouvoir, Jacinda Ardern est tout sauf une néophyte et connaît précisément les rouages du monde politique. Entrée au Parti travailliste à l’âge de 17 ans, elle a ensuite été vice-présidente des Jeunes du parti au début des années 2000 avant de continuer son parcours à l’étranger, où elle a notamment travaillé pour le cabinet de Tony Blair. De retour en Nouvelle-Zélande, elle est membre de la chambre des représentants à partir de 2008.
La première ministre « a su utiliser son approche du pouvoir comme une manière de se distinguer en politique », rapporte Mme Navarre. Et ce, jusqu’au bout, comme l’illustre sa démission surprise justifiée en premier lieu par son épuisement personnel et le besoin de retrouver sa famille. « Cette décision est stratégiquement pertinente, sa côte de popularité était en baisse ces derniers mois, et elle donne peut-être ainsi une chance à son parti de remporter les élections avec quelqu’un d’autre », ajoute-t-elle. Pertinente et pourtant inédite dans l’histoire récente, tant l’art de savoir raccrocher est rare en politique.
Juliette Bénézit