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Les retraites, la réforme impossible dans un pays à bout de souffle démocratique ?
BLOG 30 JANV. 2023 MEDIAPART Emilie Agnoux
La réforme des retraites, injuste sur le fond, révèle, sur la forme, des institutions et des pratiques démocratiques à bout de souffle. Si nous voulons éviter le chaos politique et social, nous devons d’urgence réinventer en profondeur nos méthodes et mettre en œuvre une véritable association des Françaises et des Français sur les sujets essentiels.
Au-delà de l’injuste mesure de report de l’âge de départ en retraite que j’évoquais lors d’un précédent billet de blog, la méthode employée par le Gouvernement révèle des pratiques et des institutions démocratiques à bout de souffle.
Autant le dire tout de suite, le problème n’est pas imputable aux Françaises et aux Français, ce peuple pourtant qualifié par le Président de la République Emmanuel Macron de « Gaulois réfractaires » lors d’une de ses regrettables saillies verbales à l’égard du peuple qu’il gouverne.
La rhétorique gouvernementale de l’illégitimité des critiques sur sa « réforme » des retraites
Non, la France n’est pas un pays irréformable.
Toutes les techniques pour décrédibiliser la mobilisation sociale et l’opposition de gauche sont pourtant mobilisées par le Gouvernement, allant des mises en garde quant à un éventuel blocage du pays ou quant aux débordements lors des manifestations, au rappel ad nauseam de la légitimité acquise par Emmanuel Macron lors de la dernière élection présidentielle, et jusqu’à la traditionnelle dénonciation d’une prétendue obstruction parlementaire de l’opposition de gauche.
Pour justifier sa réforme, le Gouvernement emploie les ficelles maintes fois mobilisées pour passer en force des mesures régressives : l’urgence, la nécessité et la solution unique.
D’ores et déjà, ces trois arguments ont été maintes fois démontés, y compris par le Président du Conseil d’orientation des retraites (COR).
Une dégradation du lien entre le politique et la société française
Ce qui se déroule sous nos yeux illustre jusqu’à la caricature l’absence de véritable culture du débat démocratique et du compromis dans notre pays.
Un personnel politique peu représentatif de la société française impose sa vision du monde et enchaîne les éléments de langage démentis par la réalité. La parole politique s’en trouve chaque jour un peu plus démonétisée. La défiance ne fera que croître dans la société française, avec les conséquences politiques que nous imaginons toutes et tous.
Le rejet social est massif. Il croit chaque jour. Il est le plus fort parmi les employés, les ouvriers, les femmes et les jeunes. Même les retraités, au début moins opposés à la réforme, soutiennent de moins en moins le projet du Président de la République et du Gouvernement.
Une approche politique condescendante enferme ces derniers dans une vision descendante de l’exercice des responsabilités politiques. Pour eux, il s’agirait de convaincre un peuple qui n’aurait pas compris les bienfaits de leur réforme. Il suffirait en somme d’un peu plus de pédagogie pour « faire basculer l’opinion ».
Les limites de la démocratie parlementaire à la française
En faisant comme s’il n’y avait qu’un choix possible, en refusant toute concession sur le point dur de la mobilisation à savoir l’âge de départ, le Gouvernement risque fort de durcir les positions et de brutaliser le pays.
A l’inverse, les syndicats ont su jusqu’à présent canaliser la colère sociale, faire preuve de responsabilité et démontrer le rôle structurant des corps intermédiaires, pourtant largement contournés par différents pouvoirs depuis le début des années 2000, dans un contexte d’affaiblissement de la démocratie sociale.
Pour garantir « l’efficacité » des débats parlementaires, le Gouvernement a fait le choix d’utiliser un projet de loi rectificatif du financement de la Sécurité sociale (PLFRSS) et de prendre appui sur l’article 47 alinéa 1 de la Constitution, ce qui limitera le processus législatif à 50 jours maximum en tout et permettra de balayer largement les amendements déposés par l’opposition, sans interdire par ailleurs l’usage de l’article 49 alinéa 3, auquel le Gouvernement ne s’est pas privé de recourir jusqu’à présent.
Le groupe Socialistes avait proposé de déplacer sa journée d’initiative parlementaire pour gagner 1 jour de débats. Cette proposition a été rejetée par la majorité présidentielle, les Républicains et le Rassemblement National en conférence des présidents de groupes.
Un exécutif mis lui-même en difficulté par sa méthode
Le Gouvernement devrait néanmoins rencontrer bien des difficultés à trouver une majorité à l’Assemblée Nationale. Des voix pourraient lui manquer y compris du côté de la majorité présidentielle et des Républicains.
Autre écueil de notre fonctionnement démocratique : tout le monde perçoit bien que la question des retraites résonne avec bien d’autres sujets de société qui devraient être traités dans une approche globale (le travail, la santé, les inégalités sociales, le financement globale de notre modèle social, la prise en charge du grand âge, le rôle social des retraités…).
Le véhicule législatif choisi par le Gouvernement à dessein fait par ailleurs courir un risque constitutionnel sur toute mesure de compensation qui viendrait atténuer les effets de la réforme présentée, en particulier pour l’emploi des seniors et la prise en compte de la pénibilité.
Une occasion manquée de véritablement renouveler le fonctionnement démocratique de notre pays
Tous les ingrédients sont donc réunis pour sédimenter sentiment d’injustice et de déni de démocratie dans l’opinion française.
Emmanuel Macron lui-même avait pourtant promis aux Françaises et aux Français l’avènement d’une nouvelle méthode, notamment incarnée par le Conseil national de la refondation, qui reste à ce jour une démarche relativement nébuleuse pour la plupart de nos concitoyens et concitoyennes.
Une autre méthode était-elle donc possible sur les retraites ?
Oui, sans hésitation.
Déjà en prenant le temps de partager un diagnostic fondé sur des données sincères, tout en acceptant l’incertitude d’un futur que nous ne pouvons complètement prévoir. Quels seront la croissance, le taux d’emploi, la dynamique démographique, l’état de santé…de la population française dans les décennies à venir ? Il est fort probable que le peu de temps donné aux débats ne permettra pas d’aborder ces sujets. Même s’il est bien difficile d’anticiper de quoi l’avenir sera fait, le but des scénarios prospectifs comme ceux élaborés par le COR est bien d’envisager différentes hypothèses plausibles en l’état des connaissances actuelles.
Si les hypothèses sont multiples, les solutions envisagées doivent l’être aussi. Nous pourrions bien évidemment décider collectivement, aux termes d’une véritable démarche démocratique, de repousser l’âge de départ à la retraite. Mais nous pourrions aussi prendre d’autres voies et décisions, qui porteraient par exemple sur le nombre d’annuités ou encore les cotisations des travailleurs et des employeurs. Nous pourrions surtout décider d’agir plus fortement et concrètement pour améliorer les conditions de travail et d’existence tout au long de la vie.
Redonnons à l’Etat son rôle de régulation sociale sur le temps long
Dans ces débats qui portent sur la solidarité nationale, une chose devrait être irréfutable : celle de la permanence de l’Etat.
Nous ne pouvons pas faire comme si l’équilibre d’un système de solidarité devait être équilibré chaque année, alors que l’Etat est censé mutualiser les risques à une échelle de temps qui dépasse celle de nos existences individuelles et qu’il dispose de nombreux leviers pour remplir son rôle (réglementation, fiscalité, contrainte, mesures d’accompagnement…).
Le sujet des retraites aurait pu enfin être l’occasion d’inaugurer une nouvelle ère de notre démocratie à la française, sur une question qui intéresse l’ensemble de la population française. Certains avancent l’idée d’un référendum ou d’une convention citoyenne. De nombreux mécanismes sont possibles.
Mais ils exigent tous une volonté sincèrement ancrée de changer de méthode et de pratiques du pouvoir, qui commencerait par donner la parole aux Françaises et aux Français avant de leur dire ce qu’ils et elles devraient penser. Entendre ce qu’ils et elles ont à dire, et pas seulement écouter passivement dans un exercice cosmétique de mise en scène de plus en plus insupportable du politique.
Mettons en place les conditions réelles pour entendre les Français et les Françaises, sans oublier les nouvelles générations
Cela supposerait de disposer de garants formés pour animer des débats, de prendre le temps des échanges, des arguments et contre-arguments, de prendre appui sur des experts reconnus présentant une diversité de points de vue, de respecter la volonté populaire et de penser l’articulation de la participation citoyenne avec les actuelles institutions de la Ve République, ce dernier point ayant fait défaut à la convention citoyenne pour le climat, avec le résultat que nous connaissons.
Car il n’y a rien de pire que de demander aux citoyennes et aux citoyens leurs avis, et de ne pas le prendre en compte.
Enfin, tout exercice démocratique ne devrait plus faire l’impasse sur la place des nouvelles générations et des générations à venir, dont on voit bien à quel point elles se sentent concernées par leur avenir, qui leur apparaît de moins en moins désirable.
Il y a urgence à retisser un lien bien fragile entre le politique et la population française.
Déjà la ritournelle de la dette publique fait son retour dans les discours gouvernementaux, préparant la cure d’austérité qui se profile, après avoir dépensé sans compter des milliards en aides publiques sans contreparties et avoir consenti des baisses iniques d’impôts aux grandes entreprises et aux ménages les plus privilégiés.
La menace RN se rapproche de plus en plus chaque jour. Le barrage républicain, balayé sans vergogne d’un revers de main par Emmanuel Macron et son Gouvernement, devient quant à lui de plus en plus improbable.
Arrêtons cette folie pendant qu’il en est encore temps !