
RAISON ET RELIGION – LA RÉFORME
Le philosophe poursuit son « Histoire de la philosophie » en analysant la relation entre raison et religion, et montre la césure que constitue la Réforme.
Depuis 20 ans Jürgen Habermas consacre ses écrits à explorer les « contenus de vérité » dans Une histoire de la philosophie, dont le premier tome était paru en 2021, et dont voici le deuxième.
Après avoir centré son étude sur l’âge axial (environ 800-200 av. J.-C.) − période où le sacré a, simultanément et dans plusieurs parties du monde, conflué avec la moralité (les dix commandements en formant l’illustration la plus frappante) –, puis s’être intéressé à la pensée médiévale, le philosophe, analyse la rupture qui, de Martin Luther jusqu’aux « jeunes hégéliens », Ludwig Feuerbach, Karl Marx ou le Danois Soren Kierkegaard, aboutit à la constitution d’un « droit de la raison » moderne.
« Une histoire de la philosophie, II. Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir » (Auch eine Geschichte der Philosophie), de Jürgen Habermas, traduit de l’allemand par Frédéric Joly, Gallimard, « NRF Essais », 784 p.
NOS PRÉCÉDENTES PUBLICATIONS

EXTRAIT DE L’UNE DE NOS PUBLICATIONS :
« Un philosophe dans l’arène »
Titre Jean Lacoste dans son article dans « En attendant Nadeau » qui poursuit :
« Rares sont les philosophes du XXe siècle à s’inscrire sans conteste dans la longue histoire intellectuelle de l’Europe. Jürgen Habermas en fait indiscutablement partie : digne héritier de Kant, rénovateur de la notion émancipatrice d’Aufklärungavec des concepts comme « l’espace public » et « l’agir communicationnel », le philosophe, né en 1929 à Düsseldorf, ne s’est pas contenté de construire un système, ou plusieurs systèmes successifs à partir de Marx, de Hegel et des philosophes américains. Il n’a cessé d’intervenir dans la vie intellectuelle, artistique et politique de l’Allemagne fédérale. Avec passion. »
Les relations intersubjectives sont placées au cœur de la réalité humaine
ARTICLE
« Une histoire de la philosophie, II » : Jürgen Habermas à la naissance de la modernité
Depuis une vingtaine d’années, Jürgen Habermas consacre ses écrits à explorer les « contenus de vérité » que véhiculent, selon lui, les relations de fusion ou de tension entre foi et raison. D’où l’exploration menée dans Une histoire de la philosophie, dont le premier tome était paru en 2021, et dont voici le deuxième. Après avoir centré son étude sur l’âge axial (environ 800-200 av. J.-C.) − période où le sacré a, simultanément et dans plusieurs parties du monde, conflué avec la moralité (les dix commandements en formant l’illustration la plus frappante) –, puis s’être intéressé à la pensée médiévale, le philosophe, dans ce nouveau volume, analyse la rupture qui, de Martin Luther jusqu’aux « jeunes hégéliens », Ludwig Feuerbach, Karl Marx ou le Danois Soren Kierkegaard, aboutit à la constitution d’un « droit de la raison » moderne.
Cette généalogie pourrait avoir de quoi froisser ceux qui s’inquiètent de voir réinstallée, fût-ce par un intellectuel qui revendique son agnosticisme, une forme de continuité entre la théologie et la politique, que la philosophie avait su mettre à distance. Ainsi, Habermas voit dans les œuvres tardives de la scolastique, par exemple chez le jésuite Francisco Suarez (1548-1617), les prémices d’une pensée démocratique et de l’égalité née sur le terreau du « droit naturel » biblique. Mais il ne remet pas pour autant en question le mouvement de « sécularisation » auquel on identifie la modernité. « Ce qui marque [la] différence [entre tradition scolastique et modernité], écrit-il, c’est le changement de perspective conduisant de l’Alliance conclue par Dieu avec son peuple à un contrat de socialisation politique » entre sujets libres et égaux « entre eux » (et non plus soumis à une transcendance).
Les malentendus éventuels qui assimilent cette gigantesque entreprise à une quête des traces du théologique dans la pensée moderne tiennent peut-être à la subtilité avec laquelle Habermas lit les glissements et les revirements de sens qui ont fini par découpler les éléments que l’âge axial et la pensée médiévale avaient fusionnés : le droit, la morale, la religion. Cela aboutit notamment à inverser les conditions du face-à-face entre sciences sacrées et philosophie, la seconde ayant désormais l’initiative, comme le montre l’intérêt des théologiens allemands du XXe siècle pour la pensée de Martin Heidegger.
Importance de Martin Luther
L’artisan de ce découplage, qui caractérise notre temps, qualifié ici de « post-métaphysique » (où la philosophie ne prétend plus au savoir absolu), a ici pour nom Martin Luther (1483-1546). Si Habermas ne minimise pas la violence verbale du réformateur contre les juifs ou les paysans révoltés, il fait de la Réforme le point de partage des eaux entre la raison et la foi, parce qu’elle rejette la pensée du Moyen Age, qui s’efforçait à l’inverse d’apparier la doctrine chrétienne avec des propositions rationnelles et le pouvoir de l’Eglise. Comme le sociologue Max Weber (1864-1920), mais pour d’autres motifs, Habermas voit le protestantisme comme le marchepied, malgré lui, des temps modernes. Il aurait en effet insufflé l’esprit de résistance dans une histoire loin d’être terminée. Histoire dont nous restons aujourd’hui tributaires, comme le montre ce livre avec force.
Lire aussi (2018) : Article réservé à nos abonnés Rencontre avec Jürgen Habermas, géant de la pensée mondiale