
Chute possible de Facebook et Twitter ?
La chute possible de Facebook et Twitter est une opportunité, non pas de changer pour une plateforme équivalente, mais d’accepter leur ruine et de consentir à un sevrage collectif. C’est l’avis de Ian Bogost, l’un des meilleurs analystes du monde numérique.
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L’ère des réseaux sociaux est-elle en train de s’achever ?
Christian Salmon — Édité par Émile Vaizand — 21 mars 2023. SLATE – The Atlantic
«C’est la fin. Facebook est en déclin. Twitter livré au chaos [depuis son rachat par Elon Musk, ndlr].» Selon Ian Bogost, professeur d’université, concepteur de jeux vidéo et chroniqueur du secteur numérique pour le mensuel The Atlantic, l’âge d’or des réseaux sociaux est en train de s’achever. Dans une chronique publiée dans le magazine mensuel états-unien, il n’hésite pas à annoncer la fin prochaine des grandes plateformes.
«L’empire de Mark Zuckerberg a perdu des centaines de milliards de dollars et licencié 11.000 personnes. Ses revenus publicitaires sont en chute libre et le métavers qu’il fantasme n’est pas sorti des limbes.» Chez Twitter, c’est encore pire avec la fuite des annonceurs, la seule vraie source de revenus de l’entreprise. La «place publique»du monde a vu ses abonnés déserter en masse pour migrer chez Mastodon ou d’autres plateformes.
Il y avait une vie avant Facebook, Twitter et Instagram
Les réseaux sociaux ont pris une telle place dans nos vies, qu’il est difficile d’imaginer la vie sans eux. Comment communiquer sans Facebook? S’informer en temps réel sans Twitter? Comment voyager, faire des rencontres, découvrir une ville ou un pays, sans ces précieux assistants installés dans nos smartphones et qui ont réponse à tout.
Depuis une vingtaine d’années, les réseaux sociaux se sont imposés dans tous les secteurs de la vie quotidienne: le travail, les loisirs, les transports, la santé, l’information. Au point qu’il nous faut faire un effort pour nous souvenir de la vie avant les réseaux sociaux, lorsque la vie socialepassait par les journaux, la radio ou la télévision, la Poste, le téléphone fixe. C’est un peu comme se souvenir de la vie sans électricité il y a plus d’un siècle.
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Comment se réveillait-on avant l’invention du réveil?
Les réseaux sociaux sont partout. Ils constituent notre environnement naturel. Leur omniprésence est telle qu’il nous est devenu difficile d’imaginer la vie sans eux. Mais tout comme les civilisations, les réseaux sociaux sont mortels. Leur avenir n’est pas garanti. Ils n’ont pas toujours été là et ne le seront pas toujours. Il faut démystifier leur omniprésence.
Avant Twitter et Facebook, de nombreux réseaux sociaux avaient fait leur apparition. Friendster est né en 2002, suivi de MySpaceet LinkedIn l’année suivante, puis Hi5. Flickr, le site de partage de photos, a précédé Instagram; YouTube est d’abord apparu comme son équivalent pour la vidéo. Sans oublier les émergences éphémères de Google Buzz puis Google+.
Les réseaux sociaux, autrefois voies latentes de contacts possibles, sont devenus des autoroutes à contenu constant. Dans leur dernière phase, leurs aspects de réseautage social ont été relégués au second plan.
Twitter, qui a été lancé en 2006, a probablement été le premier véritable site de médias sociaux. Au lieu de se concentrer sur la connexion des personnes, le site s’est transformé en un salon de discussion géant, une nouvelle «place publique numérique où sont débattues des questions vitales pour l’avenir de l’humanité», comme l’a dit Elon Musk.
«Nous ne tweetons pas pour dire quelque chose de particulier, analyse Ian Bogost. Nous tweetons parce que Twitter nous offre un espace à remplir.» Twitter c’est un format et une injonction. Il préempte ce que nous avons à dire. Il nous plonge dans des boucles de rétroaction, comme des enfants montent dans un manège dont le seul but est de tourner. Le seul but de Twitter est de tweeter.

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Twitter est-il devenu une addiction comme les autres?
«D’autres services sont apparus plus ou moins dans la même veine, parmi lesquels Reddit, Snapchat et WhatsApp, tous bien plus populaires que Twitter», rappelle Ian Bogost. Les réseaux sociaux, autrefois voies latentes de contacts possibles, sont devenus des autoroutes à contenu constant. Dans leur dernière phase, leurs aspects de réseautage social ont été relégués au second plan. «Les opérateurs de médias sociaux ont découvert que plus le contenu était chargé d’émotion, mieux il se propageait sur les réseaux de ses utilisateurs. Les informations polarisantes, offensantes ou tout simplement frauduleuses ont été optimisées pour la distribution.»
Le serpent se mord la queue
Les réseaux sociaux ont démocratisé la course à la notoriété. Capter les attentions est devenu le nerf de la guerre numérique. Et chacun peut s’y enrôler: qu’on gagne un capital de réputation sur Twitter, qu’on vende son image sexualisée sur OnlyFans, qu’on défende une cause politique sur YouTube ou qu’on cherche des conseils pour trouver un emploi sur LinkedIn.
Mais la nature des publications sur Twitter–fréquence, brièveté, réactivité, rapidité– a vite fait de Twitter une chambre d’échos particulièrement efficace, «une maison des miroirs». Ian Bogost reprend: «Il est facile de rester coincé dans une boucle de rétroaction: ce qui apparaît sur Twitter est actuel (ce qui se passe) et ce qui est actuel est significatif. Et ce qui est significatif demande à être commenté ou combattu.»
Elon Musk va-t-il tuer la poule aux œufs d’or? C’est possible, mais son arrivée n’a fait qu’aggraver une tendance déjà à l’œuvre. «Quelle utilisation plus parfaite de ce site infernal que de le transformer entièrement en tweets sur Twitter, des tweets sur le tweet, des tweets sur le fait de quitter Twitter, des tweets sur la façon dont Twitter fonctionne, ou devrait fonctionner, ou comment cela se terminera…» Le hashtag Twitter grimpe en tendance… pour parler de sa propre fin. C’est un serpent qui se mord la queue. Un festin cannibale.

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«Nous vivons le moment le plus Twitter de tous les temps, écrit Ian Bogost. Les tweets semblent plus significatifs lorsqu’ils sont amplifiés. Et lorsqu’ils sont amplifiés, ils inspirent plus de tweets dans la même veine. Une chose devient “digne d’être tweetée” lorsqu’elle se propage, mais elle justifie également sa valeur d’échange au vu de sa diffusion, sur Twitter (par ses likes et ses retweets) et au-delà de Twitter (par les reprises). C’est l’effet “célèbre pour être célèbre”, une sorte de “kardashification” de toutes les idées.»
Qui dit addiction, dit sevrage
Que faire contre cette autodévoration qui est devenue le symptôme de la crise démocratique actuelle? Un véritable sevrage social s’impose, difficile à réaliser à l’échelle de toute une société, «car nous avons adapté nos vies pour nous conformer aux plaisirs et aux tourments des réseaux sociaux», constate Ian Bogost. Nous sommes addicts. «Il est apparemment aussi difficile d’abandonner les réseaux sociaux que d’arrêter de fumer en masse, comme l’ont fait les Américains au XXe siècle.» Une métaphore qui peut inspirer une stratégie de sevrage.
La chute possible de Facebook et Twitter (et d’autres) est une opportunité –non pas de passer à une plateforme équivalente, mais d’accepter leur ruine, ce qui était auparavant impensable. «Parler moins, à moins de gens et moins souvent –et qu’ils fassent de même avec vous, et avec tous les autres aussi. Nous ne pouvons pas améliorer les médias sociaux, car ils sont fondamentalement mauvais, profondément dans leur structure même. Tout ce que nous pouvons faire, c’est espérer qu’ils dépérissent et jouer notre petit rôle pour aider à les abandonner.»
L’article complet de The Atlantic est à lire ici: «The Age of Social Media Is Ending», par Ian Bogost.