
« Comment retrouver un équilibre entre l’efficacité indispensable des institutions politiques et la préservation de leur caractère délibératif »
« Rarement un avis du Conseil constitutionnel aura été autant attendu. Espéré ou redouté, largement annoncé dans les médias, commenté ou critiqué en amont, l’avis des « neuf sages » a pris une place inhabituelle dans le débat public. Mais que dit-il exactement ? Et pourquoi l’examen constitutionnel prend-il une telle importance politique ?
« La délibération et la démocratie ne peuvent en effet se résumer à l’élection d’un homme ou d’une femme tous les cinq ans à la fonction suprême. La réforme des retraites le montre bien. La question est de savoir comment retrouver un équilibre entre l’efficacité indispensable des institutions politiques et la préservation de leur caractère délibératif. Elle est cruciale. Aujourd’hui, il semble exister en France une forte demande de moins de verticalité du pouvoir et de davantage de participation des citoyens dans le processus décisionnel. » EXTRAITS DE L’ENTRETIEN REPRIS CI CONTRE
ENTRETIEN
Le Conseil constitutionnel et la réforme des retraites
Publié le 16 avril 2023 TERRA NOVA Samy Benzina professeur de droit public à l’université de Poitiers
Le Conseil constitutionnel a rendu sa décision sur le projet de loi de réforme des retraites vendredi 14 avril. Il censure six mesures considérées comme des « cavaliers sociaux » c’est-à-dire des mesures qui ne devraient pas se trouver dans une loi de finances.
Samy Benzina : Le Conseil constitutionnel a fait le choix de ne censurer que très partiellement la loi. Il a donc rejeté en bloc tous les griefs liés à la procédure législative, spécialement l’utilisation de l’article 47-1, c’est-à-dire le recours à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour porter une réforme des retraites. Le Conseil a jugé qu’en ayant recours à une loi de financement rectificative plutôt qu’une loi ordinaire classique, le Gouvernement n’avait pas commis de détournement de procédure. Si cette position était prévisible, dès lors qu’aucune disposition constitutionnelle ou organique n’interdisait un tel recours, elle risque cependant de créer un précédent inquiétant. La décision du Conseil valide de fait la stratégie gouvernementale qui visait à enfermer les débats sur les retraites dans des délais très contraints et à limiter au maximum l’obstruction parlementaire. Cette procédure inhabituelle présentait également l’avantage non négligeable de contourner la limite prévue à l’article 49 al. 3 qui énonce que le Gouvernement ne peut recourir à cette procédure que pour un projet ou une proposition de loi par session, autre que financière. Ainsi, dans un contexte où il n’a pas de majorité absolue au Parlement, il pourra d’ici la fin du mois de juin mobiliser l’article 49 al. 3 pour un autre texte, ce qu’il n’aurait pas pu faire si la réforme des retraites avait été portée par un projet de loi ordinaire. Surtout, le Gouvernement sait désormais qu’il dispose d’un blanc-seing constitutionnel pour recourir à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour conduire des réformes sociales d’ampleur dès lors qu’il est capable de les rattacher au domaine d’une telle loi.
Le Conseil constitutionnel a également rejeté le moyen qui s’appuyait sur le fait que la mise en œuvre cumulative de plusieurs instruments constitutionnels du parlementarisme rationalisé. L’utilisation combinée de l’article 47-1, l’article 49 alinéa 3, du vote bloqué de l’article 44 et à certaines dispositions des règlements des assemblées aurait méconnu les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire. Le Conseil reconnaît certes le caractère « inhabituel » d’une telle accumulation, il rejette cependant le grief en jugeant qu’une telle combinaison n’est pas, en elle-même, contraire à la Constitution et qu’elle ne vicie donc pas la procédure législative. On peut la regretter, mais cette position du Conseil n’est guère surprenante et s’inscrit dans la lignée de décisions antérieures. S’il est vrai que la coercition imposée par le Gouvernement au Parlement a atteint un niveau très élevé dans le cadre de l’examen de la réforme des retraites, il a existé des situations proches dans l’histoire de la Ve République. Par le passé, il est arrivé à plusieurs reprises que le Gouvernement emploie de nombreux outils constitutionnels pour forcer l’adoption d’un texte en l’absence de majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat. Un exemple récent est celui du Gouvernement de Manuel Valls qui faisait face à une fronde d’une partie de sa majorité et qui a mobilisé la procédure accélérée, l’engagement de sa responsabilité à trois reprises combiné au dernier mot à l’Assemblée nationale pour faire adopter la loi Travail en 2016. Lorsque le Conseil a été saisi de ce texte, il a jugé que la loi avait été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution.
Le Conseil propose-t-il, à l’appui de sa décision, des arguments nouveaux par rapport à ses décisions antérieures ? LA GRANDE CONVERSATION
Samy Benzina : La motivation du Conseil dans cette décision me semble habituelle, c’est-à-dire très elliptique. De manière générale, il se contente de rappeler les griefs des requérants, les normes constitutionnelles invoquées puis les dispositions législatives contestées et il conclut, en s’appuyant sur quelques éléments de fait ou de droit, que la loi ou la disposition législative est conforme ou non à la Constitution. Ce qui peut troubler le lecteur c’est le passage quelque peu abrupt entre le rappel du cadre juridique et la conclusion du Conseil. En effet, il y a le plus souvent un chainon manquant qui est le raisonnement par lequel le Conseil arrive à cette conclusion. Un passage de la décision du 14 avril 2023 est topique des carences de cette motivation : pour écarter le grief tiré du détournement de procédure, le Conseil explique qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle du législateur quant au choix de recourir à une loi de financement rectificative, plutôt qu’à une loi ordinaire, pour réformer les retraites. En d’autres termes, il refuse d’apprécier un détournement de procédure dans la mesure où cela le conduirait à examiner le mobile du législateur quant au choix de recourir à une loi de financement rectificative. Or, le Gouvernement n’est pas le législateur, le mobile du Gouvernement est distinct du mobile du législateur, le Conseil pouvait donc rechercher le mobile du Gouvernement sans substituer son appréciation à celle du législateur. Et cela est d’autant plus vrai dans cette affaire que le Gouvernement a fait adopter le texte par le biais d’une procédure d’urgence en accumulant les procédures constitutionnelles lui permettant de contourner l’absence de majorité favorable au texte à l’Assemblée nationale. Il pouvait donc être soutenu qu’il n’y avait pas d’identité entre l’appréciation du Gouvernement et celle du législateur dès lors examiner le mobile du Gouvernement ne revenait pas à examiner le mobile du législateur. De fait, le raisonnement du Conseil le conduit à refuser de s’interroger sur les intentions du Gouvernement à partir du moment où la loi a été adoptée par le Parlement, et ce malgré les conditions de son adoption qui sont précisément en cause. Il me semble que la grande brièveté de la motivation permet ainsi au Conseil de ne pas avoir à justifier un raisonnement qui n’est pas toujours d’une parfaite cohérence.
On peut néanmoins relever certaines incises intéressantes dans la décision qui donne un éclairage sur la manière dont les membres du Conseil constitutionnel, ou au moins une majorité d’entre eux, ont pu percevoir la procédure législative. Comme je l’ai dit, le Conseil a qualifié d’« inhabituelle » l’accumulation des outils constitutionnels mobilisés par le Gouvernement. Il a aussi estimé que le fait pour le Gouvernement de dessaisir l’Assemblée nationale au profit du Sénat à l’issue du délai de vingt jours prévus par l’article 47-1 de la Constitution, alors que l’Assemblée n’avait examiné que les deux premiers articles, n’est pas contraire à la Constitution. Son raisonnement s’appuie alors sur le fait que la prolongation des débats n’aurait pas permis l’adoption du texte. C’est évidemment une référence à l’attitude des députés insoumis qui avaient déposé plusieurs milliers d’amendements empêchant l’examen de l’entièreté du texte, en particulier le fameux article 7 sur le report à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite, avant l’expiration du délai de vingt jours.
Pour les opposants à la loi, le paradoxe est que le Conseil censure les articles qui, dans l’esprit du gouvernement, visaient à rendre le texte plus acceptable. En même temps, ces dispositions pourront être reprises plus tard dans un autre cadre législatif. LA GRANDE CONVERSATION
Samy Benzina : Je crois que c’est en effet un des paradoxes liés à la saisine du Conseil constitutionnel. Je voudrais d’ailleurs faire remarquer que la saisine par la Première ministre était singulière et irrecevable. En effet, la Première ministre s’est contentée, par le biais du secrétariat général du Gouvernement, de saisir le Conseil constitutionnel sur le modèle de courrier utilisé pour les lois organiques qui doivent être obligatoirement transmises au Conseil constitutionnel. Ce courrier constitue une saisine blanche, c’est-à-dire sans qu’aucun grief de constitutionnalité ne soit évoqué. Or, il faut rappeler que le Conseil a adopté un règlement intérieur de procédure le 11 mars 2022 dont l’article 2 prévoit spécifiquement que la saisine doit mentionner les dispositions législatives sur lesquelles le Conseil doit se prononcer ainsi que les exigences constitutionnelles susceptibles d’avoir été violées. Force est de constater que la saisine de la Première ministre ne remplissait pas ces conditions et que le secrétariat général du Gouvernement ne pouvait l’ignorer. Pourquoi une telle précipitation ? Il est difficile d’expliquer ce choix, mais on peut suspecter une volonté de ne pas trop retarder la saisine du Conseil et le rendu de sa décision, dans le contexte tendu que l’on connait.
Dans sa décision, le Conseil constitutionnel a censuré six « cavaliers sociaux », dont certains avaient été identifiés de longue date par les observateurs, comme l’index senior ou le CDD senior. Jérôme Guedj, un député socialiste qui a été très efficace dans le contrôle du projet de loi de financement rectificative, a diffusé la note du Conseil d’État sur ce projet. Nombre de ces cavaliers sociaux censurés par le Conseil avaient été identifiés par le Conseil d’État dès l’avant-projet de loi, mais le Gouvernement a choisi d’ignorer l’expertise de « son » conseiller. Un certain nombre de ces cavaliers sociaux étaient présentés comme des formes de contreparties que l’on pourrait dire « sociales » au report de l’âge légal de départ à la retraite. Les censures du Conseil constitutionnel ont pour effet paradoxal de durcir la réforme des retraites en l’expurgeant de ces dispositions. Mais le Conseil ne peut guère être blâmé d’une telle situation qui est avant tout la conséquence du choix du Gouvernement de passer par une loi de financement rectificative pour introduire une réforme des retraites. Il faut d’ailleurs noter que ces censures ne sont pas fondées sur un examen au fond des dispositions en cause, mais exclusivement sur le fait que ces dispositions n’ont pas leur place dans une loi de financement de la sécurité sociale. Rien n’interdit donc au législateur de reprendre ces dispositions dans une loi ordinaire. C’est d’ailleurs ce que le Gouvernement semble vouloir faire lorsqu’il a invité les syndicats à revenir à la table des négociations. Évidemment, d’aucuns pourraient s’interroger sur une telle stratégie : si ces dispositions étaient indispensables à la réforme des retraites, alors pourquoi le Gouvernement a-t-il choisi une loi de financement rectificative dès lors qu’il savait nécessairement, compte tenu de l’avis du Conseil d’État, qu’elles seraient probablement censurées ?
Mais ce qui est le plus notable dans cette décision, c’est l’attente qui l’entourait. Ce n’est pas la première fois que les médias et le grand public attendent impatiemment d’une décision du Conseil. On l’a vécu récemment, en août 2021, lorsque le Conseil a été saisi de la loi créant le « passe sanitaire ». Beaucoup d’opposants à la mesure espéraient une censure du Conseil constitutionnel d’un dispositif qu’ils jugeaient profondément liberticide. Mais je crois que l’on avait rarement atteint ce niveau de focalisation médiatique sur une décision du Conseil constitutionnel et sur l’institution elle-même, aussi bien d’ailleurs des médias français qu’étrangers.
Ce degré d’attente inhabituel ne traduit-il pas aussi une sorte de familiarisation des citoyens avec le rôle du Conseil constitutionnel dans nos institutions ? LA GRANDE CONVERSATION
Samy Benzina : Cette attente est indubitablement liée au contexte : une réforme contestée portée par un gouvernement disposant d’une majorité relative à l’Assemblée nationale faisant usage de procédures constitutionnelles inhabituelles face à une opposition particulièrement virulente. Ce contexte a peut-être permis aux citoyens de mieux se familiariser avec une institution qui reste peu connue. À cet égard, la question prioritaire de constitutionnalité introduite en 2008 n’a pas encore eu l’effet escompté de « démocratisation » des recours devant le Conseil. Il s’agit d’une procédure de « niche » très peu utilisée dans la masse du contentieux français. Il est d’ailleurs fréquent de rencontrer des magistrats qui, en 13 ans, n’ont jamais examiné de QPC. La Constitution et le Conseil constitutionnel demeurent donc encore aujourd’hui assez éloignés des citoyens.
D’ailleurs, il me semble que cette attente est aussi la conséquence d’une profonde méconnaissance de ce qu’est la justice constitutionnelle française. À cet égard, la décision du 14 avril 2023 jette une lumière crue sur la nature du Conseil constitutionnel.
D’abord, je crois que cette décision confirme, s’il y en avait besoin, que le Conseil constitutionnel ne s’est pas entièrement émancipé d’une forme de déterminisme constitutionnel. Il a été pensé comme un instrument de rationalisation du parlementarisme, il se refuse donc à jouer un rôle à contremploi de modérateur de cette rationalisation. Parce qu’il a été pensé comme un « chien de garde de l’exécutif », ses membres ne semblent pas concevoir une interprétation de la Constitution de nature à limiter les prérogatives ou les marges de manœuvre de l’exécutif. Cela le conduit à ne pas être une entrave à la tendance présidentialiste de la Ve République, mais plus encore au contraire à jouer le rôle de désinhibiteurs comme lorsqu’il autorise le Gouvernement à employer une procédure qui n’apparaît pas la plus adaptée pour une réforme d’ampleur particulièrement contestée.
Je crois ensuite que, compte tenu de sa composition, l’éthos des membres du Conseil constitutionnel est très proche de celle des politiques et des hauts fonctionnaires français. Cela est résumé dans le rapport 2021 du Conseil d’État sur l’état d’urgence par une formule d’après laquelle « le droit est au service de l’action publique et non l’inverse ». Il en ressort que le droit, fût-il constitutionnel, ne peut constituer un obstacle dirimant à l’action politique. In fine, le droit doit céder en étant violé ou modifié. Dans une telle perspective, les règles de procédure, souvent perçues à tort comme moins importantes que les règles de fond, sont nécessairement appréhendées avec davantage de souplesse. En ce sens, la décision du Conseil constitutionnel du 26 mars 2020 dans laquelle il refusait, au début de l’épidémie de Covid-19, de censurer la violation de l’article 46 de la Constitution qui implique un délai minimal avant lequel un texte organique peut être examiné par chaque assemblée, illustre clairement ce mode de réflexion. Cela n’est d’ailleurs pas nouveau, lors d’une délibération sur une décision du 6 juillet 1976, un certain nombre de membres du Conseil constitutionnel refusait l’idée de censurer la loi, toujours sur le fondement de la violation de l’article 46, pour des raisons de pure forme.
Dans le cadre de la réforme des retraites et compte tenu du contexte politique, une censure globale aurait de fait rendu très difficile un autre passage de la réforme devant le Parlement. Cela signifie que, pour des irrégularités procédurales, aussi importantes qu’elles puissent être, la décision du Conseil aurait sans doute empêché toute réforme des retraites alors que celle-ci était présentée comme indispensable au regard des grands indicateurs financiers et macroéconomiques. On retrouve alors la problématique initiale : le droit aurait été de nature à entraver l’action politique, ce qui n’est pas dans la tradition politico-administrative française. Or, le Conseil constitutionnel peut raisonner de manière « conséquentialiste » : les conséquences anticipées de sa décision ne sont pas sans influence sur l’appréciation qu’il peut porter sur la constitutionnalité de la loi.
Il me semble enfin que cette décision souligne le fait que le Conseil ne se considère plus comme un « régulateur des pouvoirs publics ». Depuis sa mue débutée à partir des années 1970 et renforcée par l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité en 2008-2010, son centre de gravité s’est clairement déporté vers la protection des droits et libertés constitutionnels. Le Conseil tend alors à refuser de prendre toute décision qui ferait de lui un arbitre politique entre le Gouvernement et le Parlement. En l’occurrence, il prenait beaucoup moins de risque à déclarer conforme la loi qu’à la censurer. En effet, en la déclarant conforme, il n’a fait que maintenir le statuo quo institutionnel alors qu’une censure l’aurait conduit à redéfinir en partie les rapports entre le Gouvernement et le Parlement. Cette volonté de ne pas jouer un rôle d’arbitre politique est liée au fait que la légitimité du Conseil constitutionnel est pour l’essentiel fondée sur son rôle de gardien des libertés dont il est réticent à sortir. Il ne dispose en effet pas d’une assise institutionnelle et démocratique suffisamment forte pour jouer un rôle équivalent à celui des cours constitutionnelles étrangères dans le fonctionnement des institutions politiques. On oublie souvent à quel point la greffe du contrôle de constitutionnalité en France est fragile, il a fallu s’y prendre à trois reprises pour introduire le contrôle de constitutionnalité a posteriori et l’accusation de gouvernement des juges n’est jamais très loin. À bien des égards, l’attente très forte de la décision du Conseil constitutionnel est liée au fait que dans le cadre de nos institutions, il est perçu comme le seul organe contre majoritaire ou le seul contrepouvoir pouvant s’opposer à l’hégémonie présidentielle. Mais je crois que le Conseil constitutionnel n’a ni la volonté ni les moyens d’être un tel organe. C’est d’ailleurs un des paradoxes de la justice constitutionnelle française : alors que sa composition est justifiée par la nature partiellement politique de ses fonctions, en réalité c’est une institution qui ne s’épanouit vraiment aujourd’hui que dans sa fonction juridique de protection des libertés.
Le Conseil était également appelé à donner son avis sur un projet de Référendum d’initiative partagée visant à fixer l’âge légal de la retraite à 62 ans. LA GRANDE CONVERSATION
Samy Benzina : Pour rappel, le référendum d’initiative partagé a été introduit par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. À l’origine, cette nouvelle procédure était inspirée des référendums d’initiative populaire suisses et visait à renforcer la démocratie directe en donnant les moyens aux citoyens de se mobiliser afin de provoquer une consultation référendaire. Toutefois, le texte qui sera finalement adopté lors de la révision constitutionnelle sera très éloigné de ces premières inspirations. C’est une procédure particulièrement complexe dont les chances d’aboutir sont très faibles et qui est d’initiative non populaire, mais parlementaire, car elle suppose que la proposition de loi référendaire soit d’abord soutenue par 1/5e des membres du Parlement. D’ailleurs, le législateur n’était pas particulièrement pressé de permettre à de tels référendums d’être organisés : la loi organique d’application n’a été prise que le 6 décembre 2013, soit cinq ans plus tard.
Le premier projet de référendum d’initiative partagée n’a été déposé qu’en 2019 à propos des Aéroports de Paris. Il s’agit donc d’une procédure quasiment inusitée, alors que cela fait bientôt quinze ans qu’elle est censée exister dans notre ordre juridique. L’une des conditions du référendum d’initiative partagée, qui est prévu par l’article 11 de la Constitution, c’est qu’il doit porter sur une réforme relative notamment à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation. Or, la proposition de loi référendaire déposée par les parlementaires de gauche indiquait simplement que l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans. Mais à la date où la proposition de loi référendaire a été déposée, l’état du droit prévoyait déjà un âge légal de départ à la retraite à 62 ans. Le Conseil devait alors déterminer si ce texte introduisait bien une réforme et si par « réforme » il fallait entendre un texte qui modifie l’état du droit ou simplement un texte qui a pour objet ou qui porte sur le sujet de la politique sociale de la nation. Le Conseil constitutionnel a fait le choix d’interpréter le mot « réforme » comme imposant un changement de l’état du droit, ce qui l’a conduit à déclarer la proposition de loi contraire à la Constitution. La question qui n’est pas entièrement résolue par cette décision est l’ampleur du changement de l’état de droit qui doit être impliqué par une proposition de loi référendaire pour qu’il y ait une « réforme ». Est-ce que le Conseil aurait jugé de la même manière si les parlementaires avaient prévu un âge d’ouverture du droit à une pension de retraite de 61 ans et 11 mois ou 62 ans et 1 mois ?
Compte tenu des risques évidents d’inconstitutionnalité de la première proposition référendaire, une seconde proposition a été déposée par des parlementaires de gauche le 13 avril 2023. Elle se distingue de la première proposition en ce qu’elle a été complétée par un second article qui prévoit des modifications du taux des contributions sociales dans le Code de la sécurité sociale. Il n’est cependant pas certain que ces modifications entrent dans le champ de l’article 11 de la Constitution dans la mesure où dans une décision du 25 octobre 2022, le Conseil avait pu juger qu’une réforme fiscale n’était pas une réforme relative à la politique économique de la nation. Par analogie, la modification du taux des contributions sociales n’est peut-être pas une réforme relative à la politique sociale de la nation.
Quelle sera, d’après-vous, la réception de cette décision du conseil ? Cette décision va-t-elle être comprise ?
Samy Benzina : Les spécialistes vont analyser la décision, la commenter et la critiquer, c’est le cours normal du débat doctrinal. Le grand public comprendra-t-il la décision du Conseil constitutionnel ? J’en doute pour une raison simple : le raisonnement du Conseil constitutionnel est fondé sur une interprétation de la Constitution alors que le texte était contesté au regard du caractère peu démocratique de sa procédure d’adoption. C’est là qu’apparaît le hiatus entre la légitimité constitutionnelle du texte et sa légitimité démocratique. Quand vous dites à un citoyen que l’accumulation des procédures constitutionnelles visant à faire adopter la loi malgré l’absence de majorité à l’Assemblée nationale est constitutionnelle, cela peut être difficilement compréhensible tant cela semble en contradiction avec les conceptions habituelles de la démocratie. D’un point de vue démocratique d’ailleurs, le citoyen se demandera comment il est possible que le Gouvernement puisse faire adopter un texte alors que la majorité à l’Assemblée nationale y est opposée, que l’opinion y est opposée, que les syndicats y sont opposés, etc. Cela renvoie à quelque chose qui est bien connu des constitutionnalistes : ce qui est constitutionnel n’est pas nécessairement démocratique. La Constitution de 1958 a été pensée avec l’objectif de permettre au Gouvernement de gouverner même en l’absence de majorité stable, elle a été structurée autour de cet objectif d’efficacité au détriment de son caractère délibératif. Il est évident qu’avec la tendance présidentialiste de nos institutions, l’efficacité a encore davantage pris le pas sur le caractère délibératif, et donc démocratique de nos institutions. La délibération et la démocratie ne peuvent en effet se résumer à l’élection d’un homme ou d’une femme tous les cinq ans à la fonction suprême. La réforme des retraites le montre bien. La question est de savoir comment retrouver un équilibre entre l’efficacité indispensable des institutions politiques et la préservation de leur caractère délibératif. Elle est cruciale. Aujourd’hui, il semble exister en France une forte demande de moins de verticalité du pouvoir et de davantage de participation des citoyens dans le processus décisionnel.