
PRÉSENTATION
Pierre RIDEAU nous adresse ce texte à propos d’Anna Akhmatova pour alimenter notre rubrique et peut-être, aider à faire découvrir cette femme extraordinaire, son oeuvre et sa vie difficilement imaginable pour nous.
Grâce à elle, et les autres poètes cités dans l’article ci contre, la langue russe n’a jamais été une émigrée. Son trésor restait bien gardé en Russie même, fût-ce sous les mains sanglantes de l’URSS. L’émigration par ailleurs, Anna Akhmatova s’en est toujours méfiée et n’a jamais voulu, même indirectement, y être associée. Elle s’insurgeait (c’est peu dire) contre l’expression « émigré de l’intérieur » dont on voulait la marquer. Pour elle, un insupportable mensonge, un déni de sa vie et de son œuvre. Un contresens.
Pierre Rideau: « En l’écrivant, je repensais à l’attitude très ambiguë de Poutine dans sa façon de réécrire l’histoire et cette forme de réhabilitation de Staline dans une partie non négligeable de la société russe. A l’heure où d’autres en France parlent de déboulonner des statues, le contraste est pour le moins saisissant.
Quand je vivais et travaillais en Martinique, j’ai rencontré le président du conseil régional, Alfred Marie-Jeanne, indépendantiste, et travaillé avec lui sur des dossiers de fiscalité. Il avait le projet de débaptiser le lycée Schoelcher pour le nommer lycée Césaire. Celui qui s’est le plus insurgé contre cette initiative n’était autre qu’Aimé Césaire lui-même qui écrivit : « La clairvoyance et l’obstination de Schœlcher avait donné le branle de la liberté. L’impétuosité nègre fit le reste » .
Le projet a été abandonné, puis repris plus tard, Marie-Jeanne étant réélu en 2015 et Césaire disparu en 2008.
Voilà qui m’éloigne d’Akhmatova mais me rapproche de Metahodos. Le vivre ensemble n’est-il pas aussi de regarder le passé dans sa totalité, de le comprendre et d’avancer ensemble? »
ARTICLE DE PIERRE RIDEAU
ILLUSTRATION: Statue d’Anna Akhmatova, non loin de la prison des Croix à Saint-Petersbourg
Une constellation d’étoiles illumine le ciel russe dans les années 1880/90 avec les naissances de Pasternak, Boulgakov, Akhmatova, Blok, Tsvetaieva, Mandelstam, Essénine, Maiakovski.
Mais le ciel est lourd…Guerres et révolutions sont en gestation.
Anna Akhmatova née « la même année que Charlie Chaplin et la tour Eiffel » comme elle le dit elle-même, connaîtra tous les supplices de Dante selon son ami Ossip Mandelstam.
Poète dans l’âme, proche des acméistes, amie de Modigliani et d’Alexandre Blok, la souple gitane « écrit pour les gens comme le rossignol chante pour son amie » selon son fils, Lev.
Mais, la Révolution de 1917 a lieu, l’art doit être un art réaliste et à la gloire du socialisme.
De plus, Akhmatova a épousé Goumilev, un poète hostile aux Bolcheviks et fusillé en 1921.
Akhmatova sera interdite de publication de 1923 à 1940.
Et la persécution s’abat aussi sur leur fils Lev.
Arrêté pour la deuxième fois en 1937, il est condamné à dix-sept mois de prison.
Akhmatova écrit sa douleur dans « Requiem »
« Ils t’ont emmené à l’aurore,
je t’ai suivi comme on suit un cercueil
comme les femmes des Archers
Je hurlerai sous les murs du Kremlin »
« Voilà dix-sept mois que je crie
que j’appelle pour que tu reviennes
Mon fils, mon épouvante »
C’était le temps de Iejov nommé par Staline pour éliminer les « contre-révolutionnaires » et qui fait disparaître des millions de Russes dans la mort ou le goulag. Pendant les pires années des purges d’Iejov entre 1936 et 1938 , Akhmatova raconte :
« Dans les files d’attente interminables devant la prison, une femme aux lèvres bleues me chuchota à l’oreille :
« Et ça, vous pouvez le décrire ?
– Je peux
Alors, quelque chose comme un sourire glissa sur ce qui autrefois avait été son visage »
La guerre arrive.
En septembre 1941, Anna est à Léningrad au début du siège qui débute quelques semaines après la rupture du pacte Hitler-Staline et qui durera huit cent jours.
« Et l’agitation bariolée des hommes changea soudain. Ni de la ville, ni de la campagne, un bruit. Il ressemblait au tonnerre lointain, sauf que le tonnerre a quelque chose d’humide, il est le messager des joyeuses averses pour l’ardent désir des prairies. Ce bruit là était sec comme l’enfer et l’oreille désemparée ne voulait pas croire en l’entendant. Cela s’élargissait et croissait, portant avec indifférence la mort à mon enfant »
Cycle de Léningrad , premier bombardement.1941
Le régime de Staline a besoin d’elle. Elle dont le mari Goumilev a été fusillé, elle dont le fils Lev a été condamné à la prison en 1937. La Pravda publie deux de ses poèmes,
« Courage », « Il n’est pas si terrible de mourir sous les balles... » et « Victoire ».
Le siège dure,
« Les oiseaux de la mort sont au zénith, Mais qui viendra délivrer Léningrad ? »
La guerre se termine et il n’y a qu’un vainqueur Staline.
Jdanov se charge d’envoyer en enfer tous les autres. En 1947, il attaque Akhmatova, «une hystérique ballotée entre le boudoir et l’oratoire ». Il cite les vrais poètes « Bielinsky, Dobrolioubov, Tchernichevski, Herzen, Saltykov-Chtchédrine ».
Le régime a éliminé Tsvétaieva, Mandelstam et Meyerhold, il persécute Boulgakov et Pasternak.
Akhmatova est connue, elle est à nouveau interdite de publication de 1946 à 1956, et comme avant la guerre, le régime s’en prend à son fils Lev.
1947 donc, Lev est envoyé au goulag jusqu’en 1956, et pour le sauver de la mort, Akhmatova écrit quelques poèmes qui plairont aux autorités..
Comme Iejov, exécuté en 1940 et remplacé par Béria, Jdanov est fusillé en 1947, ayant exécuté les ordres de Staline –« les chefs grouillent autour de lui, la nuque frêle. Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle »– Mandelstam.
Staline disparaît en 1953, l’étreinte du régime se dessert avec Kroutchev mais jusqu’à 1956, Akhmatova trace sa voie de poète. Elle continue d’écrire, lit ses poèmes à son amie Lidia Tchoukovskaia qui les mémorise, puis brûle toute trace.
La persécution ne l’a pas abattue, la censure ne l’a pas fait taire et si tout le monde ignore les poètes officiels cités par Jdanov, il reste les merveilleux textes de Blok, Tsvetaeva, Akhmatova, Pasternak, Mandelstam. Il reste les poèmes poignants qu’ils se sont écrits, les uns et les unes pour les autres.
Il reste les gestes et les mots, la tendresse et la compassion, et la plénitude de ces écrits dont une censure toute puissante n’a pourtant jamais compris ni décelé le sens profond.
Avant sa mort en 1966, enfin reconnue, elle donne son accord pour qu’on érige un monument à sa mémoire, à une condition, qu’il soit érigé « là où j’ai attendu trois cent heures, sans qu’on ouvrit pour moi les verrous ».
« Son mari sous terre, son fils en prison, Dîtes pour moi une prière » A. Akhmatova 1938.
Sa prière sera exaucée.
Pierre RIDEAU

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