
PRÉSENTATION
Jean-François Vassel, qui participe aux réflexions de METAHODOS, nous a adressé ce projet de publication relatif à un article de Stéphane Legrand, dans le prolongement de l’article publié ce jour.
L’ article de Pascal ENGEL fait – selon lui – une lecture de Michel FOUCAULT qui ne reconnaît pas la force de sa pensée relative à la gouvernementalité développée dans ses derniers cours du Collège de France.
Dans sa thèse sur Kant comme dans ses cours au Collège de France, le philosophe a incarné une pensée du courage en politique: la « Parrêsia », le parler vrai, et a développé une analyse du « gouvernement de soi » comme « préalable » au « gouvernement des autres« .
Vigilance démocratique
N’a t ‘on pas là une des exigences majeures devant s’imposer aux gouvernants ?
ARTICLE
Michel Foucault, sentinelle démocratique
Par Stéphane Legrand 14 février 2008 Le Monde
La référence à la philosophie critique de Kant, et à ce qui se jouait là de radicalement neuf, fut inlassable chez Michel Foucault. En témoigne la publication presque simultanée de deux textes : d’une part, l’Introduction à sa traduction de l’Anthropologie du point de vue pragmatique, élément principal de sa thèse complémentaire soutenue en 1961, dans sa version intégrale ; et d’autre part, Le Gouvernement de soi et des autres,transcription du cours donné au Collège de France en 1982-1983, et qui s’ouvre par un long commentaire du célèbre article de Kant : « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? ».
Le retour de la figure kantienne, chez Foucault, au seuil de son itinéraire philosophique puis au moment de s’engager dans ce qui allait être son dernier grand mouvement théorique, ne doit bien sûr pas faire illusion. Foucault, entre-temps, a évolué. D’un texte à l’autre, cependant, se retrouve un même souci, fondamental chez lui, pour ce qui fait la vie et la réalité de la pensée. L’Anthropologie, de Kant, en rejouant les concepts majeurs de la philosophie sur le terrain d’un enracinement premier de l’homme à son monde, d’une incarnation profonde de la pensée dans un corps qui est à la fois son sol, son recours et son danger, permet de découvrir ce qui n’est plus seulement les conditions du savoir, ou les principes du devoir, mais « la vie concrète de l’esprit ».
Chez Kant, Foucault lit l’effort pour reformuler le double problème de la connaissance et de la liberté en termes de travail sur soi : les puissances humaines qu’identifie la philosophie critique (conscience, sensibilité, raison, liberté…) sont sans cesse aux prises avec le risque de leur manifestation dans une réalité partiellement opaque, où elles peuvent toujours se dévoyer et se pervertir : « Le domaine de l’expérience est comme creusé de l’intérieur par des périls qui ne sont pas de l’ordre du dépassement arbitraire, mais de l’effondrement sur soi. »
C’est que, en l’homme concret, sont inextricablement noués ce qui relève du « transcendantal » (donc d’un universel précédant l’expérience) et ce qui tient à la passivité d’une nature, qui est affectivité et indolence, maladie, vieillesse et lâcheté parfois, mais où la connaissance et la moralité n’ont d’autre choix que de s’engager si elles veulent se faire vérité et liberté proprement humaines : « Une science anthropologiquement fondée sera une science réduite, mesurée à l’homme, déchue de sa propre vérité, mais par là-même restituée à la vérité de l’homme. » En somme, si la pensée philosophique veut n’être pas que (beaux) discours, si elle veut faire l’épreuve de sa réalité, elle doit accepter de jouer le jeu de la nature à laquelle elle appartient : « L’homme est le jeu de la nature ; mais ce jeu, il le joue, et il en joue lui-même. »
Or, cette question est également au coeur même du cours de 1983. Y persiste cette inquiétude de la pensée foucaldienne : à quelles conditions la philosophie fait-elle l’épreuve de sa réalité, ne se contente-t-elle pas d’être discours (logos) mais se fait acte (ergon), et acte dans et face au champ politique ? Selon une stratégie constante chez lui, c’est par un détour historique que Foucault travaille cette question. Le Gouvernement de soi et des autres est, en effet, consacré à une patiente étude de la notion de parrêsia dans la Grèce des Ve et IVe siècles avant notre ère.
La parrêsia, c’est la franchise et le franc-parler, c’est le geste de celui qui prend la parole en son nom propre. Le geste de celui qui s’engage entièrement dans son discours et s’identifie à ce discours, au « dire-vrai » qu’il a le courage d’adresser à celui où à ceux qui détiennent le pouvoir, assumant le risque que cette prise de parole implique pour sa propre vie. L’épreuve de la philosophie dans son rapport à la politique, pour Foucault, c’est cela : non pas la réflexion abstraite sur le régime idéal ou les formes de la rationalité politique, mais cette adresse directe et courageuse d’une vérité, énoncée en première personne, à qui détient le pouvoir. Et Foucault s’attache à montrer que cette relation dissymétrique et dangereuse du philosophe au pouvoir fonctionne comme une exigence réciproque, un besoin partagé.
Ainsi, à travers une étude minutieuse de la tragédie d’Euripide, Ion, il entreprend de mettre au jour le lien profond qu’entretient cette dynamique de la parrêsia avec la possibilité même de la démocratie. Ce régime peut bien être soutenu par une bonne constitution, l’égalité des droits et l’égalité devant la loi peuvent bien y être garanties et respectées, il restera impossible ou bien pervers tant qu’il ne sera pas « mis en acte », animé par la parrêsia, par le courage de la vérité de « certains qui s’avancent, prennent la parole, tentent de persuader, dirigent les autres, avec tous les risques que cela comporte ».
Risques pour eux, bien sûr, mais aussi pour le régime lui-même, qui ne vit que de se mettre ainsi en danger, qui n’est proprement lui-même qu’à assumer le risque de « s’effondrer sur lui-même ». Car exercer la parrêsia pour persuader et diriger les autres c’est, d’un côté, nécessairement introduire le jeu d’un certain ascendant personnel, politique et moral, dans les structures en principe égalitaires de la démocratie ; c’est, d’un autre côté, ouvrir la possibilité de la rhétorique et de la flatterie, d’une parole qui ne dirige pas au nom d’un engagement vécu pour ce qui semble être vrai, mais en vue de ce seul ascendant.
Démocratie et vérité se requièrent l’une l’autre ; vérité et démocratie se menacent réciproquement: « Pas de discours vrai sans démocratie, mais le discours vrai introduit des différences dans la démocratie. Pas de démocratie sans discours vrai, mais la démocratie menace l’existence du discours vrai. » On reproche souvent à Foucault de n’avoir pas su penser la démocratie, et plus souvent encore d’en avoir été le contempteur infatigable. La publication de ce cours permet d’apercevoir, au contraire, qu’il fut l’un des théoriciens les plus aigus de la vigilance démocratique.
LE GOUVERNEMENT DE SOI ET DES AUTRES. COURS AU COLLÈGE DE FRANCE. 1982-1983 de Michel Foucault. Gallimard-Seuil, « Hautes Etudes », 382 p..
ANTHROPOLOGIE DU POINT DE VUE PRAGMATIQUE d’Emmanuel Kant (traduction de Michel Foucault) et INTRODUCTION À L’ANTHROPOLOGIE. Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 272 p.
Voir également l’essai de Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville, D’après Foucault. Gestes, luttes, programmes (Ed. Les Prairies ordinaires, 382 p., 22 €), un Dialogue entre Michel Foucault et Raymond Aron (Lignes, 60 p.), et L’Archéologie du Savoir (Gallimard « Tel », 298 p.).
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