
PRESENTATION DE L’ARTICLE DE PIERRE RIDEAU
Voici comment Pierre RIDEAU présente sa publication:
Boulat Okoudjava, un poète d’origine géorgienne, probablement pas le plus connu des poètes de langue russe, mais un poète, chanteur compositeur qui, sans la flamboyance d’Akhmatova ou avec une flamme différente, sans l’exaltation magnifique de Tsvétaïeva mais avec une constance égale, savait exprimer la profondeur des humbles et la noblesse de leur âme à son meilleur.
Entier, vrai, écouté et aimé, il ne pouvait rencontrer que de l’hostilité du régime jusqu’à la déstalinisation de 1956.
Ses poèmes sont là, sa voix aussi qui nous élèvent quand les tyrans veulent nous abaisser.
ARTICLE
Boulat Okoudjava, « sans la flamboyance d’Akhmatova ou avec une flamme différente, sans l’exaltation magnifique de Tsvétaïeva mais avec une constance égale«
Adolescent, j’ai appris le russe.
Et voilà qu’un jour, un soir plutôt, le professeur nous emmène à Paris, dans un appartement, envahi de candélabres, de miroirs et d’icônes, de fauteuils recouverts de dentelles, où des hommes et des femmes, silhouettes dans la faible clarté, se parlent. Il y a un ronronnement d’où nous tentons d’extraire et percevoir des sonorités, des syllabes, des mots appris. Peine perdue.
Et puis, du tourne-disque que nous n’avions pas vu, est montée une voix, douce et chaleureuse, parfois montante, parfois implorante, joyeuse aussi et allègre, et, voilà que, sans comprendre davantage les mots, du moins nous pouvions les voir, et que le brouhaha informe du début de soirée avait été remplacé par une fresque, une succession de tableaux et d’atmosphères.
Sur la pochette du disque, une photo, un nom « Boulat Okoudjava ».
Il n’est sans doute pas le poète le plus flamboyant, il n’est pas avec Rimbaud, en train de danser sur « les fils tendus de clocher en clocher, sur les fils d’or tissés entre les étoiles »,
non, ses textes sont, comment dire… classiques ?
Sujet verbe complément, oui, c’est vrai
et il n’y a pas non plus dans ses poèmes et ses chants, de mots compliqués, extravagants, empruntés à la mythologie ou à des sources inconnues,
pas non plus de ces jaillissements ou fulgurances qui vous laissent stupéfaits et songeurs à la fois.
Une guitare, une voix, une moustache, il n’est pas le plus glamour.
Oui, mais il ne faut peut-être pas se fier aux apparences, ni celles de l’allure, ni celles des mots, sinon, comment expliquer que tant de gens, dans la Russie soviétique puis la suivante, aient tendu l’oreille vers lui et reconnu dans ses poésies mises en chansons un univers où ils avaient leur place.
Chantez à un Russe un texte où il y aura une route, des arbres, de la neige et des étoiles bleues,
où il y aura un amour achevé…
Chantez à un Russe un texte où le trolley de nuit file sur les boulevards et ramasse les naufragés,
où de cette communauté échouée là, dans le trolley de minuit, tant de bonté s’échappe et vient apaiser le passager dernier monté dans le froid poignant…
Chantez lui l’Arbat, vieille rue du centre de Moscou, la patrie de ceux qui ne seront jamais des grands de ce monde, dont le seul écho est sonore, celui de leurs talons quand ils courent à leurs affaires, mais, mon Dieu, quel Russe voudrait une autre patrie que celle-là ?
La Russie chantée par Okoudjava est une terre où les gens humbles peuvent nous servir d’exemples, de mise en garde et d’inspiration et aussi où, toujours, les gens sont en mouvement, il n’y a pas de halte, ni escale ni même un simple banc où s’asseoir .
Est-ce un trait typiquement russe que le poète a saisi ?
Boris Pasternak rêvait de Paris, où il pourrait s’asseoir sur un banc et regarder, là, à ses pieds, la même boue que celle où Maupassant avait posé ses pieds.
Danser, aller, marcher, dans les rues, escaliers ou sur les routes,
l’asphalte des rues comme l’eau des rivières
le trolley qui vogue à travers Moscou
la section qui s’en va dans le brouillard et le soldat qui part en campagne
Peintres, peignez nous passant dans la rue avec l’amour
et celui-là, le pas mal assuré sur l’escalier branlant
et l’amour qu’il faut espérer, mais toujours, avec une valise à la main.
Et si la prière d’Okoudjava était de dire : assez de mouvement !
Pourquoi partir quand sur la terre exulte le printemps ?
Faut-il que toujours, les femmes, la main en visière, nous voient comme nuques allant à la guerre ?
Et toi Nadia ! Ralentis un peu les chevaux que nous causions !
Ne fais donc pas galoper tes chevaux, nous serions si heureux !
Mais comment vouloir arrêter ce mouvement perpétuel quand de la figure immobile, tapie dans l’ombre, sourd la menace ?
Ce chat noir, qui cache son rire moqueur dans sa moustache,
seul son œil jaune brille,
chacun vient le servir et de surcroît lui dit merci
il ne dit rien mais quand ses griffes râclent le sol,
on dirait qu’il vous fend la gorge.
Staline ? Celui qui a fusillé le père de Boulat, sa tante et ses deux oncles, et qui a envoyé sa mère en camp pendant dix longues années alors que Boulat n’a que quatorze ans ?
Staline ne vaut pas une chanson, alors qui est-il ce chat noir ? Celui de Boulgakov ? le policier, le voisin ? Pour le voir, il suffirait d’une lampe mais pas moyen qu’on se cotise…
Le mouvement alors ?
Celui du train qui arrive, train secret qui en 1917, ramène son oncle et Lénine en Russie.
Celui qui finira par chasser Staline et les guerres. Ce train là, Okoudjava le verra et il s’engagera dans le mouvement Mémorial créé en janvier 1990, et aujourd’hui persécuté par V. Poutine, pour ne pas oublier les victimes du stalinisme.
Okoudjava meurt en France, en 1994, à l’âge de 70 ans.
Dans le poème « François Villon », il demandait
Mon Dieu, mon doux seigneur aux yeux verts
tant que la terre tourne encore
donne à chacun ce qu’il n’a pas
et ne m’oublie pas…..
RELIRE NOS PUBLICATIONS RELATIVES A Marina Tsvetaieva ET Anna Akhmatova
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