
INTRODUCTION
“Islamo-gauchisme” à l’Université : et si l’on parlait du vrai problème ?
Metahodos a publié un premier article sur ce sujet hier: « Islamo-gauchisme » PARTIE 1 : Comment distinguer action politique et recherche?
A. PRESENTATION DE L’ARTICLE D’HIER:
« Les ministères de tutelle n’ont pas à « s’immiscer dans ce qui relève de la responsabilité des chercheurs. À la communauté universitaire d’ouvrir le débat sur recherche et militantisme. »
Telle est la thèse que défend cet article que des lecteurs nous proposent de publier pour alimenter et faire vivre le débat. Celui ci devrait nous aider à mieux distinguer ce qui relève de l’action politique et militante et ce qui rentre dans le champs de l’enseignement et de la recherche.
Pour l’auteur, la polémique actuelle autour de « l’islamo-gauchisme » se caractérise par quelques confusions:
- confusion dans le domaine de la recherche. Celle ci concerne le monde universitaire et est celle qui est traitée dans l’article ci dessous. « Elle mérite qu’on y apporte quelques éléments de clarification, sans prétendre à la clarté absolue, tant la situation est complexe ».
- confusion dans le monde politico-médiatique. Celle ci se trouve au croisement de deux enjeux. Le premier est un « enjeu politique d’ordre tactique, servant les intérêts de leurs acteurs ». Le second enjeu est « médiatique d’information, dont on sait qu’il est tiraillé entre la mise à la une et en débat des événements suscitant émotion et polémique, afin d’attirer lecteurs, auditeurs et téléspectateurs… »
EXTRAITS:
« …Voilà ce qui me semble devoir être débattu à l’intérieur de la communauté des chercheurs. Pour autant que les ministères de tutelle soient nécessaires au fonctionnement administratif et financier des institutions de recherche, ils n’ont pas à s’immiscer dans ce qui relève de la responsabilité des chercheurs eux-mêmes. Aucun ministre (viendrait-il de la recherche) n’a compétence pour cela.«
« Alors, à nous chercheurs de faire le ménage intellectuel dans nos lieux de travail, d’avoir le courage de poser les vrais problèmes et d’en débattre, au lieu de se lancer dans des pétitions, tribunes et manifestes qui révèlent, a contrario, une certaine incapacité à discuter et entretiennent une polémique délétère.«
B. PRESENTATION DE L’ARTICLE DE CE JOUR:
La ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation Frédérique Vidal a provoqué un tollé en déclarant, le dimanche 14 février sur la chaîne d’information en continu CNews, qu’elle souhaitait demander au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) une « enquête » sur l’« islamo-gauchisme » et le postcolonialisme au sein de l’université française. Deux jours plus tard, paraissait dans Le Monde une pétition signée par 600 chercheurs qui demandaient sa démission et, depuis, elle a mis un peu d’eau dans son vin mais s’efforce de tenir son cap.
Ce qu’il y a de piquant dans cette affaire, c’est que l’emploi du terme d’« islamo-gauchisme » est en lui-même typiquement islamo-gauchiste : il procède de la volonté de disqualifier idéologiquement ses interlocuteurs, en leur collant une étiquette grossière.
Dénoncer l’« islamo-gauchisme », à droite, c’est un peu comme se lancer dans des diatribes sans fin contre les méfaits du « mâle blanc hétérosexuel » à gauche – dans un cas comme dans l’autre, on invective davantage qu’on ne réfléchit, on mène une lutte contre un adversaire caricatural et non un effort de compréhension.
Et c’est dommage, car il y a derrière cette polémique une question passionnante : comment distinguer militantisme et recherche ?
Le directeur de la rédaction de Philosophie magazine, Alexandre Lacroix, qui assure un cours à Sciences-Po Paris depuis 1998, propose cinq règles d’or à respecter pour assurer à tout travail, même engagé, sa valeur proprement scientifique. Les voici:
- partir d’une question ouverte et non orientée;
- une bibliographie n’est pas une bulle informationnelle;
- être prêt à revoir ses a priori et ses hypothèses de départ tout au long de l’enquête;
- construire un discours suffisamment argumenté pour qu’il puisse convaincre tout lecteur de bonne foi (même s’il ne pense pas comme vous);
- comprendre que le respect des règles précédentes permet aussi de faire de la science engagée (et non de l’eau tiède).
ARTICLE
Les cinq règles d’or de la recherche
Alexandre Lacroix publié le 23 février 2021 7 Philo Mag
Derrière la polémique autour de l’enquête sur « l’islamo-gauchisme » et le post-colonialisme au sein de l’Université lancée par Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, il y a une vraie question : celle de la différence entre recherche et militantisme. Voici cinq règles d’or que tout étudiant ou chercheur devrait respecter s’il veut assurer sa valeur scientifique à son travail.
J’ai une modeste expérience de l’enseignement, puisque j’assure un cours à Sciences Po Paris depuis 1998. Et de façon récurrente, depuis quelques années, je suis obligé de réexpliquer à mes étudiants, lorsque je leur demande d’effectuer une recherche personnelle – par exemple, un mémoire de fin d’année –, ce qui distingue un travail universitaire et un texte militant.
Les repères sont brouillés, aujourd’hui, pour diverses raisons. D’abord, parce que les revendications identitaires sont présentes au sein des campus universitaires, certes. Mais aussi parce que beaucoup de penseurs éminents occupant des postes clés dans les institutions académiques ont pris eux-mêmes des positions de combat très affirmées dans le débat public – je pourrais citer en vrac Pierre Bourdieu, Noam Chomsky, Saskia Sassen, Judith Butler, mais aussi Steven Pinker, Cass Sunstein ou Francis Fukuyama… Le fait qu’un mathématicien comme Cédric Villani se soit lui-même engagé en politique participe du même décloisonnement apparent entre recherche fondamentale et bureaux de vote. Si tous ceux qui portent des travaux scientifiques estimés, traduits et commentés dans le monde entier ont des engagements politiques, ne seraient-ils pas des modèles à imiter ? Et quand un malheureux prof demande à un étudiant de s’en tenir à l’objectivité scientifique et à la neutralité idéologique dans son travail de fin d’année, n’est-ce pas parce que l’enseignant est un allié de la bourgeoise dominante et qu’il veut fermer la voie à toute pensée contestataire ?
Même si le terrain est miné, il reste cependant possible à mon avis de distinguer le registre de la recherche scientifique et celui du militantisme, et même d’enseigner cette différence. En résumé, on fait de la recherche non pas quand on n’a aucune conviction politique, mais quand on respecte certaines règles dans sa manière de travailler.
À des fins pédagogiques, je proposerai ici « cinq règles d’or » pour s’engager dans cette aventure intellectuelle bien particulière qu’est le travail universitaire.
En préambule, rappelons qu’un critère a déjà été proposé par Karl Popper pour définir la science, dans La Logique de la découverte scientifique (1934) : selon lui, une théorie est scientifique à condition d’être réfutable, c’est-à-dire de pouvoir être contredite par une expérience ou par des arguments logiques et méthodologiques, et donc invalidée. Ce critère est de toute évidence pertinent, mais il n’est pas très parlant dans les sciences humaines et sociales : qu’est-ce qui rend réfutable une interprétation des principaux événements de la Révolution française ou une théorie éthique qui recommanderait d’interdire le clonage humain ? Ce n’est pas clair, et, dans la pratique, à Sciences Po ou dans les premières années en philosophie, cela ne permettra pas vraiment à un étudiant de s’orienter dans son travail.
Les règles qui suivent sont davantage destinées à un usage pratique ▼
Règle n° 1 : partir d’une question ouverte et non orientée
Si vous êtes un commissaire de police et que vous enquêtez sur un meurtre, deux cas de figure peuvent se présenter. Vous démarrez votre enquête en sachant presque à coup sûr qui est le coupable (parce qu’un indic vous l’a dit ou parce que les présomptions qui pèsent sur un suspect sont accablantes), et vous cherchez donc à construire un dossier avec des preuves à charge. Ou alors, vous démarrez votre enquête à blanc. Vous découvrez une scène de crime et nous ne savez pas du tout qui a fait le coup. Il me semble que, pour un travail scientifique, il convient de se mettre dans ce second état d’esprit, beaucoup plus vertigineux et exaltant. Je choisis un sujet d’étude. Je ne sais pas à quelles conclusions cela va me conduire et je suis prêt à tout accepter.
Concrètement, cela signifie qu’on part d’une question et non d’une réponse, d’un problème et non d’une thèse. Je vais citer, en les transformant un peu, deux cas qui se sont présentés à moi, d’étudiants que, par ailleurs, j’estimais. Une étudiante voulait, dans le cadre d’un séminaire sur la violence, travailler à un mémoire sur le traitement des animaux dans les élevages intensifs. Excellent sujet. Mais la première problématique qu’elle voulait choisir était : « Serions-nous prêts à infliger de tels traitements à des humains ? » Une autre étudiante, dans le cadre d’un séminaire sur la catastrophe, voulait travailler sur l’ouragan Katrina de 2005. Sa problématique était au départ : « Si l’on donne aux catastrophes naturelles des noms féminins, n’est-ce pas parce qu’on considère les femmes comme imprévisibles et potentiellement dévastatrices ? » Or, aucune de ces deux problématiques ne convenait. La première (sur les animaux d’élevage), parce que la question est posée à titre rhétorique et qu’elle contient en germe sa réponse. La seconde, parce qu’en reportant l’attention sur une querelle lexicale inscrite dans l’histoire du féminisme (aujourd’hui, les catastrophes ont des noms alternés, masculins et féminins), la question détournait l’attention de l’objet central du séminaire, c’est-à-dire l’étude des catastrophes elles-mêmes.
Règle n° 2 : une bibliographie n’est pas une bulle informationnelle
Lorsque nous surfons sur le Web ou « likons » des posts sur Facebook, nous avons tendance à consulter des sites ou des propos de personnes avec qui nous nous sentons alignés, sur des sujets qui nous intéressent. C’est ce qu’on appelle la bulle informationnelle, qui fait qu’une végane ou un sympathisant de la Nouvelle Droite n’ont pas les mêmes sources d’informations. Or, même si une grande partie de la recherche se fait désormais en ligne, sur des banques d’articles universitaires du type Cairn, Jstor ou Academia, l’activité n’a rien à voir avec cette consommation de contenus pour le loisir. Ce n’est pas pour rien qu’on parle d’un travail de recherche : un chercheur est quelqu’un qui circonscrit un sujet, puis qui prend connaissance de l’ensemble de la bibliographie disponible, en sortant très souvent de sa zone de confort et en lisant des textes éloignés de lui (écrits dans une autre langue, à une autre époque ou par des auteurs ayant des présupposés et des méthodes différents des siens).
Règle n° 3 : être prêt à revoir ses a priori et ses hypothèses de départ tout au long de l’enquête
Si vous faites un enquête sur un temps raisonnablement long, par exemple plus de trois mois, et que vous n’avez jamais rencontré aucune information ni aucune théorie qui a fait vaciller vos hypothèses de départ, c’est peut-être – et même assez certainement – que vous êtes en train de vous planter. Il n’est pas normal qu’un sujet apparaisse de la même manière à celui qui en ignore tout et à celui qui commence à se l’approprier et à le maîtriser. Si rien de ce que vous avez lu ne vous a étonné, c’est de votre propre absence d’étonnement que vous devriez vous étonner.
Règle n° 4 : construire un discours suffisamment argumenté pour qu’il puisse convaincre tout lecteur de bonne foi (même s’il ne pense pas comme vous)
Quand vous lisez un article militant qui n’est pas de votre bord, le ton vous hérisse dès les premières lignes – et vous donne envie de cesser la lecture. Mais il n’en va pas de même d’un bon travail scientifique. Une bonne recherche a une valeur en elle-même, indépendante des opinions et des engagements de son auteur. En effet, une recherche bien menée aboutit à un raisonnement qui a une valeur coercitive pour toute personne qui le suit – parce que la méthode a été explicitée, que les faits ont été documentés, que les propos plus théoriques sont étayés. Un bon article de recherche devrait pouvoir modifier l’avis de n’importe qui – d’un lecteur de droite comme de gauche, jeune ou âgé, croyant ou athée, homme, femme ou intersexe, occidental ou non ; du moins du moment qu’il reconnaît comme légitimes les règles de la recherche scientifique.
Règle n° 5 : comprendre que le respect des règles précédentes permet aussi de faire de la science engagée (et non de l’eau tiède)
C’est peut-être le point le plus difficile à comprendre : en sciences sociales, en sciences humaines, on peut à la fin d’une recherche minutieuse, et en étant parti d’une question ouverte, affirmer avec force une thèse. De même que le commissaire de police peut se présenter devant le juge et lui dire qu’il a identifié le coupable et qu’il a des preuves solides. Donc, le résultat final n’a rien de mou. Il ne s’agit pas, comme dans les dissertations paresseuses, de suivre un plan thèse/antithèse/synthèse qui devient oui/non/peut-être. C’est même le contraire, en fait : une recherche très complète permet de s’exprimer avec autorité sur un problème, et de le trancher – au moins provisoirement, car un autre chercheur pourra toujours rouvrir le dossier et l’instruire à nouveau. C’est ce qui fait que beaucoup de très grands universitaires (ceux que j’ai cités au début) ont eu une parole forte dans le débat public. Et, quand ils se sont plantés, c’est presque toujours parce qu’ils étaient sortis de leur domaine de recherche !
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