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ÉTÉ STUDIEUX AVEC METAHODOS – RÉTHORIQUE : INDUIRE EN ERREUR, CONVAINCRE DU VRAI ?

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ARTICLE

La parole et ses règles

À propos de : Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, apprendre à convaincre et à décrypter les discours


par Pierre Lascoumes , le 5 septembre LA VIE DES IDÉES

Le discours peut induire en erreur aussi bien que convaincre du vrai. L’ouvrage salutaire de Clément Viktorovitch rappelle les règles fondamentales de la rhétorique, avec ses pièges et ses ressources.

L’ouvrage de Clément Viktorovitch est une œuvre à la fois théorique et pédagogique, elle met à la portée du grand public les principales réflexions contemporaines sur l’usage de la rhétorique. D’un côté, elle fournit les clefs pour une argumentation et des débats démocratiques, d’un autre côté, elle invite à identifier les discours creux, manipulateurs et malsains.

Rassurons d’entrée le lecteur, il ne s’agit pas d’un complément aux « manuels de développement personnel » très en vogue donnant un outil de pouvoir sur soi et sur les autres par la maîtrise d’un langage efficace et séduisant. Il ne faut pas non plus réduire Clément Viktorovitch à l’image médiatique qu’il a construite par ses analyses des propos tenus par des acteurs politiques (sur Canal+, puis France Info et Quotidien). Son succès repose sur sa capacité malicieuse à décrypter la langue de bois politicienne tout en intégrant à propos et sans pédanterie des concepts de rhétorique (métaphore, sophisme, paralogismes, prolepses, etc.). Le risque pour son image est que certains spectateurs ne voient en lui qu’un amuseur de qualité, plus intellectuel que Guillaume Meurice, mais exploitant la même veine du commentaire d’actualité agrémenté d’humour.

Son livre est tout à fait autre chose. Ce n’est pas une compilation de ses chroniques, c’est un traité au sens propre du terme rassemblant l’histoire, les débats et surtout les contenus de la pensée rhétorique. Clément Viktorovitch est docteur en science politique, disciple de Bernard Manin et enseignant à Sciences Po Paris. Une autre dimension de l’ouvrage, peu affichée, réside dans sa portée militante. Le bandeau du livre l’insinue : « La parole est une arme ». Pour l’auteur la maîtrise de la rhétorique est une condition de la qualité de la démocratie, de ses échanges et des possibilités d’accord. Je reprendrai cet aspect en conclusion.

Une éthique de la rhétorique

Le livre s’ouvre sur une brève histoire de la rhétorique et de l’évolution des controverses auxquelles elle a donné lieu depuis Platon et Aristote et jusqu’à Descartes. Il s’inspire aussi des préceptes de Arthur Schopenhauer dans L’art d’avoir toujours raison. Clément Viktorovitch s’oppose à la conception de la rhétorique comme science de la manipulation, comme technologie d’imposition d’un point de vue sur les autres. Il rappelle que la rhétorique comporte trois dimensions : le logos (les éléments que le l’orateur propose) ; l’ethos (l’image que l’orateur renvoie) et le pathos (les émotions que l’orateur suscite) (p. 45-46). Elle ne se résume pas à l’éloquence, à la capacité de parler en public. Il défend une éthique de la rhétorique comme art de convaincre par l’affrontement raisonné de points de vue. Reprenant Chaïm Perelman : « La rhétorique, c’est l’ensemble des procédés discursifs permettant de susciter ou de renforcer l’adhésion des individus aux propositions qu’on leur soumet » (p. 44). La rhétorique et envisagée comme un ensemble de dynamiques développées en fonction des situations de conviction (p. 50 s.).

 La question du choix des bons arguments est déterminante et l’auteur met en garde contre les facilités de l’usage « du bon sens » et des seuls exemples (p. 56-67). Il souligne aussi l’importance de la bonne compréhension des désaccords (p. 75).

 L’essentiel est la construction d’une ligne argumentative qui doit combiner rigueur, efficacité et cohérence. Un excellent exemple est donné par les différentes façons de convaincre des personnes de renoncer à la consommation carnée (p. 86-87). L’auteur présente trois registres d’argumentation. Le premier est écologiste et met l’accent sur l’impact d’une consommation carnée sur les émissions de CO2 et le changement climatique. Le deuxième est moral, centré sur la souffrance animale dans les élevages et durant les mises à mort. Le troisième est centré sur la santé humaine et l’impact négatif d’une alimentation carnée trop importante sur le corps. L’auteur montre que ces trois registres d’arguments ne sont pas directement cumulables. L’usage que l’on peut faire de l’un ou l’autre dépend des publics et de leurs préconceptions. La sélection ou la hiérarchisation dans ce répertoire placent le locuteur en tension entre son éthique personnelle et la recherche d’efficacité de son discours. Même faible, ou contestable, l’argument de santé publique peut être un levier pour sensibiliser les personnes peu sensibles aux arguments écologiques et moraux.

 La maîtrise de la contre-argumentation est aussi une dimension essentielle. L’auteur adapte certains « stratagèmes » de Schopenhauer en particulier la façon de mener objections ad rem (contestation du fond d’un argument),ad hominem (contestation d’un type d’argument), et ad personam (attaque de la crédibilité de l’interlocuteur) (p. 88-120)

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 Il démonte les tactiques de défense classiquement utilisées telles que la manipulation des faits, la dénégation, la réinterprétation des faits et leur relativisation. L’affaire Cahuzac sert à illustrer ces quatre formes de défense (107-115).

La patience du jardinier

Le chapitre 3 est consacré aux moyens de bien structurer les argumentations. Il donne des éléments de méthode pour la construction des discours et pour assurer leur validité (p. 117-166). Le chapitre 4 met l’accent sur le travail du langage et les jeux qui l’accompagnent : l’implicite, la dénotation, l’usage des formes négatives, la prétérition, le choix des verbes, l’usage du passif, les modélisations (p. 167-226).

L’important chapitre 5 aborde la question délicate de la mobilisation des émotions par le discours (p. 227-296). La raison ne se suffit pas à elle-même, l’homo economicus qui cherche à satisfaire au mieux ses préférences par une appréciation des coûts et des bénéfices est un modèle insuffisant. La prise en compte de l’irrationalité est une dimension tout aussi importante, car elle introduit de la complexité. L’auteur se réfère à un ensemble de travaux contemporains qui démontrent l’importance des émotions dans les raisonnements et les processus de connaissance. L’argumentation efficace combine rationalité et recours à l’émotion : « Dans tout calcul, il y a une part d’émotionnel (…) l’expression et la perception des émotions font sans doute partie intégrante des mécanismes de la faculté de raisonnement » (p. 233). L’auteur analyse aussi comment l’émotion peut devenir un outil de manipulation (p. 238-257). Le chapitre 6 analyse la question faussement secondaire de l’image projetée du locuteur : son ethos. Ce facteur contribue amplement à la production de la conviction. Il est préalable au discursif, il prépare son cadre de réception. Cette composante est un assemblage plus ou moins cohérent d’un ensemble d’éléments tels ; la sincérité, la cohérence, la congruence. Une analyse des discours de Donald Trump montre comment ce rhétoricien pervers a su imposer une forme de crédibilité et d’adhésion par d’habiles mobilisations des émotions, de son éthos, de la compétence et de la séduction (p. 323–325). Au bout du compte, l’éthos se présente comme un compromis résultant des négociations internes faites par les acteurs entre les composantes précédentes.

Le chapitre 7 est centré sur la maîtrise du débat qu’il s’agisse de convaincre un interlocuteur ou de vaincre un adversaire. Il donne un certain nombre de clefs pour reconnaître la tromperie, qui égare les interlocuteurs et dupe les auditeurs, ainsi : la réduction des situations à des oppositions, l’entretien du flou, l’usage d’arguments contradictoires, l’usage du pathos. L’auteur analyse les façons de malmener la logique, d’user de raisonnements frauduleux et de recourir à des artifices. L’ouvrage s’achève les moyens de maîtriser des débats et sur l’usage des principes de la compétition : l’attaque, la défense, les débordements et l’art de répondre aux questions. L’auteur ne prétend pas permettre à une ou à « la » vérité de se manifester, mais il a pour objectif de rendre une discussion délibérative la plus cohérente, voire la plus productive possible (p. 377-434).

L’ouvrage se conclut par une leçon d’humilité qui rappelle que la maîtrise de tous les arcanes de la rhétorique ne donne en rien un pouvoir absolu. Les échecs sont aussi nombreux que les réussites et l’insistance a pour principal effet d’accentuer les résistances. Il est exceptionnel que la rhétorique modifie, comme par magie, les esprits et les raisonnements. En revanche elle sème des graines qui grandiront peut-être et pourront produire des effets dans la durée sans que l’on puisse en déterminer précisément la cause. Comme le dit joliment l’auteur « la patience du jardinier » l’emporte ici sur « l’impatience de l’alchimiste ».

Cet ouvrage est d’accès facile pour le public non spécialiste malgré la quantité de notions introduites et d’analyses poussées. Le style simple et le recours aux « études de cas » et aux « moments de décryptage » aident à la traversée de ce parcours. De même la présence en annexe d’un glossaire de 10 pages (p. 459-470) est extrêmement précieuse.

Enfin, ce traité appellerait en complément un second ouvrage qui rendrait compte des entreprises militantes menées par Clément Viktorovitch pour mettre en pratique sa démarche critique équipée par la rhétorique. Il a en effet animé pendant plusieurs années un projet d’éducation populaire, Aequivox, dans le cadre duquel il organisait des cours, des joutes et des conférences, avant de coordonner le concours d’éloquences des lycéennes et lycéens de Montreuil, les libres parleurs. Ces laboratoires à ciel ouvert, dans les quartiers populaires, ont certainement enrichi de façon décisive une démarche qui aurait pu n’être qu’académique.

par Pierre Lascoumes, le 5 septembre

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