
ÉMISSION
Violence en politique : les débats sur l’avortement pour la loi Veil, summum historique
Par Chloé Leprince. FRANCE CULTURE Lundi 20 février 2023
Les échanges violents à l’Assemblée nationale n’ont pas attendu qu’une photo postée sur Twitter, montrant la tête d’un ministre sous un pied, provoque l’éviction d’un député. Les archives parlementaires de 1974 retracent les invectives qui ont accompagné la dépénalisation de l’avortement.
Il est 3 h 40 passées, le 29 novembre 1974, lorsque Simone Veil rentre chez elle. Par 284 voix contre 189, ce qui restera comme “la loi Veil”, c’est-à-dire un texte qui allait dépénaliser l’avortement en France, vient d’être adopté. L’ancienne magistrate, devenue ministre de la Santé, n’habite pas très loin de l’Assemblée nationale. Sur le pas de sa porte, Simone Veil trouve un énorme bouquet de fleurs. Mais sur le trajet, ceux qui la suivent et l’insultent sont aussi nombreux que celles qui l’attendent dans l’espoir de lui témoigner leur gratitude.
Le lendemain, chignon éternel et tailleur Chanel corseté, c’est à l’Élysée qu’elle se rend, où l’attend Valéry Giscard d’Estaing après trois jours intenses d’affrontements parlementaires qui resteront mémorables. Car avant d’être définitivement adoptée en janvier 1975, la loi Veil dépénalisant l’avortement avait été arrachée aux députés au prix de débats pénibles. Si violents, même, que c’est cette loi, et ses trois jours de débats hystérisés, dont la mémoire affleure aujourd’hui à présent que les médias zooment sur la violence à l’Assembléenationale sur fond de réforme des retraites. Par exemple dans la bouche de Dorothée Reignier, invitée des Matins, sur France Culture, le 15 février 2023 : novembre 1974 est resté comme une date historique non seulement pour l’avortement, mais aussi pour la violence en politique.
Les fleurs sur le palier de Simone Veil venaient de Jacques Chirac. C’est lui, Premier ministre alors, qui avait suggéré à Valéry Giscard d’Estaing de nommer Simone Veil à la Santé. Elle arrivait du Conseil supérieur de la magistrature et n’avait jamais exercé la médecine. On lit parfois que l’IVG était une promesse de campagne de VGE. En réalité, le candidat s’était montré infiniment plus ambigu, et c’est seulement une fois à l’Élysée qu’il chargera sa ministre de monter au front avec ce projet de loi qui, pourtant, divisait jusque dans son propre camp.
A sa nomination au gouvernement, la magistrate Simone Veil avait largement intriqué la foule de journalistes massée dans la cour de l’Elysée, le 29 mai 1974. © Getty – Michel Laurent / Gamma-Rapho
Fours crématoires et poubelles
Pour prendre la mesure de l’intensité des invectives, deux ou trois exemples, en particulier, ont marqué les esprits. Ce sont en particulier les références à la Shoah, jetées trente ans après le nazisme au beau milieu du même hémicycle où la même Simone Veil, qui s’appelait encore Jacob et qui était étudiante à Sciences-Po à Paris, était venue livrer son témoignage de rescapée des camps en 1947. Le député centriste Jean-Marie Daillet, en particulier, avait comparé le sort des embryons dans le processus de l’avortement, à celui des juifs envoyés au four crématoire dans les camps d’extermination : « Supposez que l’on retrouve l’un des médecins nazis qui a encore échappé au châtiment, l’un de ces hommes qui a pratiqué la torture et la vivisection humaines. Y a-t-il une différence de nature entre ce qu’il a fait et ce qui sera pratiqué officiellement dans les hôpitaux et dans les cliniques de France ? […] On est allé jusqu’à déclarer qu’un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces « agresseurs », vous accepterez, Madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles.«
Daillet ne sera pas le seul à faire référence à l’Allemagne hitlérienne ou à l’extermination des juifs d’Europe pour exprimer son opposition à la dépénalisation de l’IVG. C’est Une vie, l’autobiographie que Simone Veil fera paraître en 2007, dix ans avant sa mort, qu’il faut relire pour l’entendre sur ces amalgames virulents entre extermination et interruption de grossesse. Lorsqu’elle avait pris la parole, devant l’hémicycle, sur le coup de 16 heures, le 26 novembre 1974, au tout premier jour des débats, la ministre de la Santé avait face à elle 481 hommes, pour neuf femmes seulement. C’est à elle que revenait de porter une loi qui allait profondément bouleverser l’histoire du droit des femmes, et une cause qui était d’abord celle des femmes, même si à l’époque des avortements illégaux, les rangs du MLAC par exemple comptaient nombre de médecins hommes.
Montant au perchoir, Simone Veil avait précisé d’emblée qu’elle s’exprimait là en tant que « ministre de la Santé, femme et non-parlementaire ». Évidemment, elle n’avait pas dit “en tant que juive”. Mais c’est bien à elle qu’on avait envoyé au visage la Solution finale pour stigmatiser l’avortement. Née en 1927 dans une famille juive et française, elle avait pourtant vu mourir sa mère à Ravensbrück, et perdu son père et son frère, déportés eux aussi avant d’être assassinés. À l’évocation de la Shoah qui survenait ainsi sans crier gare — alors que pourtant la France ne s’était pas vraiment précipitée pour entendre raconter de la bouche des rescapés — Simone Veil était restée droite comme un i, sur le banc du gouvernement. Bien plus tard, elle évoquera ce député Daillet et ses fours crématoires dans son autobiographie, estimant avec le recul que “sans doute il ne connaissait pas [son] histoire”.C’est aussi ce qu’affirmera l’intéressé. Mais Veil écrira aussi que “le seul fait d’oser faire référence à l’extermination des juifs à propos de l’IVG était scandaleux”. Une des choses que, tardivement, l’ancienne ministre centriste dira redouter avec le plus de vigueur, c’était justement le relativisme, s’agissant de l’extermination des juifs.
Amalgame
En fait, Jean-Marie Daillet n’était pas le seul à jouer de l’amalgame. Durant tous les débats sur le projet de loi, et jusqu’après son adoption définitive, en janvier 1975, Simone Veil recevra un abondant courrier antisémite. Pour l’essentiel, ces milliers de lettres émanaient de l’extrême-droite. Or Jean-Marie Daillet, par exemple, député de la Manche mais natif de Bretagne, émargeait plutôt du côté d’un petit mouvement politique fédéraliste, qui militait alors pour une Europe décentralisée. À cette époque, l’Union pour la démocratie française (UDF) de Valéry Giscard d’Estaing, Jean-Pierre Soisson et Michel Poniatowski n’avait pas encore vu le jour formellement. Et, moins encore, accueilli en son sein quantité de figures politiques qui préféreront, une décennie plus tard, nouer des alliances avec l’extrême-droite plutôt que risquer des revers électoraux devant la gauche. On oublie parfois que, dès 1977 et bien avant 1983 et les municipales, à Dreux en particulier, des candidats frontistes avaient rejoint des listes RPR-UDF aux élections locales – par exemple à Toulouse, où le parti de Jean-Marie Le Pen allait placer l’un de ses tout premiers élus locaux.
Simone Veil, elle aussi, appartenait à l’UDF. Toute sa vie, l’ancienne ministre de la Santé, devenue députée européenne puis présidente du Parlement européen, s’opposera non seulement aux alliances avec l’extrême-droite, mais encore à une certaine forme de complaisance douteuse. Par exemple lorsqu’après l’attentat de la rue Copernic, en 1980 à Paris, qui visait une synagogue, Raymond Barre, le Premier ministre, déplorait parmi les victimes “des juifs et des Français innocents”. C’est Jacques Chirac, à qui la ministre de la Santé venait remettre sa démission, qui l’avait suppliée de rester au gouvernement. Mais Simone Veil ne pardonnera jamais à Raymond Barre sa déclaration.
Plus tard, elle racontera avoir reçu chez elle des courriers maculés de croix gammées, et parfois s’être fait insulter dans la rue, tandis qu’il arrivait que son fils, Pierre-François, l’accompagne sur le chemin de l’Assemblée. Mais ce qui frappe rétrospectivement, alors que la loi Veil a eu cinquante ans cette année, c’est que les allusions triviales à la Shoah semblaient alors parfaitement décomplexées. Ainsi, le Niçois Jacques Médecin, qui à l’époque appartenait au groupe des réformateurs démocrates-sociaux, lui aussi dans le giron de la future UDF, et présidé par Michel Durafour, ministre de Chirac puis Barre sous Giscard, déclarait-il le 27 novembre 1974, au deuxième jour d’examen de la loi : “Cela ne s’appelle plus du désordre, Madame le ministre. Cela ne s’appelle même plus de l’injustice. C’est de la barbarie organisée et couverte par la loi, comme elle le fut, hélas ! il y a trente ans, par le nazisme en Allemagne.”
Mais la violence déclenchée par la loi Veil ne relevait pas seulement de l’antisémitisme, ou encore d’un usage frelaté de l’épouvantail nazi pour faire trébucher une rescapée de l’Holocauste. Il faut ouvrir les archives parlementaires pour mesurer le degré d’électricité au Palais-Bourbon, ces trois jours-là. Car ce qu’on ignore parfois, c’est que ces débats ont été retranscrits et que leurs traces, explicites et intégrales, sont bien accessibles à tous désormais (numérisés par ici, et entièrement disponibles sur le site de l’Assemblée-nationale). C’est tout un monde, bourgeois et conservateur, qui s’affrontera plus largement à la réforme sociétale majeure que Valéry Giscard d’Estaing lui avait demandé à elle, femme et magistrate, de porter. Et parmi ce monde qui se raidit, on retrouve nombre de médecins, alors que quelques jours avant l’examen du texte de loi, le Conseil de l’ordre s’était finalement prononcé contre la dépénalisation, après avoir envisagé un temps davantage d’ouverture. « Face à un milieu au conservatisme très marqué, je présentais le triple défaut d’être une femme, d’être favorable à la légalisation de l’avortement et, enfin, d’être juive »,écrira encore Simone Veil dans Une vie. À l’heure des souvenirs, elle racontera aussi avoir perdu des amis à cette époque, qui lui ont brutalement tourné le dos.
« Avortoirs » et « choix du génocide »
C’est cette violence qui affleure à la lecture des archives des débats. Et si Michel Debré, hostile à la dépénalisation de l’avortement, commence par lui dire que “s’il est un membre du gouvernement dont [il eut] souhaité approuver et soutenir les projets, c’est bien vous, Madame le ministre”, depuis les bancs de la droite, l’ancien ministre de la Justice de de Gaulle, Jean Foyer, ouvrait le bal sur les “avortoirs”. Crucial, le verbatim charrie encore l’électricité ambiante : “Le temps n’est pas loin où nous connaîtrons en France ces ‘avortoirs’, ces abattoirs où s’entassent des cadavres de petits hommes et que certains de mes collègues ont eu l’occasion de visiter à l’étranger.” Même Hector Rolland, hier enfant « abandonné dans les langes » par sa mère et heureux d’avoir vécu malgré tout, dira-t-il, n’asphyxiera pas les débats, qui se poursuivront durant trois jours, moyennant quelques suspensions de séance. On entendra le même Rolland, l’ancien enfant placé, proclamer combattre “le choix d’un génocide”. La loi Veil, pourtant, n’allait pas même faire de l’avortement un droit des femmes – mais tout juste reconnaître, pragmatiquement, que le temps était venu de décriminaliser la pratique de l’IVG « en dernier recours ».
L’Assemblée nationale était pleine à craquer, lorsque démarraient les trois jours de débat parlementaire sur la dépénalisation de l’avortement. © Getty – Gilbert Uzan / Gamma-Rapho
Ainsi aura-t-il été peu question que des femmes et de leur corps, durant ces débats – et moins encore de leur droit à en disposer comme bon leur semblait. Mais aussi bien d’extermination nazie… que de la guerre d’Algérie. Prenant la parole pour s’opposer au texte au nom de “l’incertitude qui domine”, Michel Debré arguera par exemple : “Le respect de la vie humaine est le premier temps du respect de la liberté. Un souvenir m’est revenu à la mémoire lorsque je préparais ce discours. C’était au cours des opérations militaires en Algérie, à Constantine, alors qu’attentats et embuscades faisaient des morts chaque semaine.” Il faut prolonger la lecture de la retranscription de la séance pour entendre le socialiste Roger Duroure interrompre le fidèle du général de Gaulle (“Bazooka !”), et Michel Debré poursuivre : “Visitant un hôpital, j’ai vu, sous une couveuse du dernier modèle, deux jumelles d’une famille musulmane, nées prématurément — avant six mois — et qu’un hélicoptère, à la demande de la gendarmerie, était allé chercher dans un village de la montagne. Au milieu de la haine et des combats, la France s’efforçait de maintenir les exigences de la conscience moderne quant au respect de la vie.”C’est Maurice Blanc, l’ancien instituteur savoyard et “rad-soc” (pour radical-socialiste) qui crie alors : “Jésuite !”
Simone Veil aussi dénoncera, sur le tard, l’immense hypocrisie de ces débats, pointant “un hémicycle rempli d’hommes, dont certains cherchaient en sous-main des adresses pour faire avorter leur maîtresse ou une femme de leur entourage”. Mais un hémicycle où, trois jours durant, on entendra surtout parler de “la vie fragile » et des “gentils petits égoïsmes” des femmes à l’instar de Pierre Bas qui refusera de s’interrompre pour dire : “De la même façon, l’euthanasie des cas limites deviendra, dans dix ans, dans vingt ans, l’euthanasie du bon plaisir. Comme l’avortement du projet de loi, elle sera massive. Le docteur Crick l’admet à quatre-vingts ans, et d’autres propositions viendront, qui vous feront frémir, comme vous faisaient frémir l’avortement il y a six ans, l’euthanasie il y a deux ans : la mort pour les aliénés, les asociaux, les infirmes, tous les vieillards, les enfants inadaptés, les bouches inutiles. Pourquoi voudriez-vous qu’on les épargne ?” Et tandis qu’on entend le député de Cherbourg Louis Darinot crier “Ne dites pas n’importe quoi !” depuis les bancs socialistes, Pierre Bas poursuivra encore : “Nietzsche est-il le prophète de la pitié ? Dans quelle monstrueuse conjuration où se retrouvent fédérées toutes les entreprises qui veulent abaisser ou faire disparaître ce pays se cultivent en secret ces horreurs?” C‘est seulement une fois que Pierre Couderc, médecin en Lozère dans le civil, aura fini par lâcher : “Il ne faut pas déconner !” que la séance sera suspendue.
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“L’embryon, cet innocent” et les soudards
Soixante-treize intervenants se relayeront ainsi pendant des heures, trois jours durant. Et si Simone Veil se souviendra sur le tard avoir essuyé “une grossièreté” sans pareil, et fait face à “de vrais soudards”, c’est aussi le discours du député René Feït qui rappelle toute la violence à laquelle s’affrontaient à l’époque les femmes, et tous ceux qui réclamaient le droit à l’avortement libre. Lyonnais d’origine, Feït était le député-maire de Lons-le-Saunier, élu sous l’étiquette “Républicains indépendants”. Pour préserver “l’embryon, cet innocent”, Feït défendra, sous les huées des communistes, l’ouverture de crèches, de logements pour “les jeunes ménages » et un salaire maternel durant dix à douze mois après la naissance.
Mais c’est en tant que gynécologue que le médecin prendra la parole à plusieurs reprises durant l’examen du texte. Faisant même écouter à ses pairs le rythme cardiaque d’un fœtus, évoquant avec émotion “le plus petit être humain [qu’il ait] jamais vu” : “Pour que je puisse vous en persuader, laissez-moi vous faire entendre l’enregistrement sur magnétophone des battements d’un cœur d’un fœtus de huit semaines et deux jours. Et l’on voudrait, en appliquant la loi qu’on nous propose, faire cesser de battre ce cœur que vous venez d’entendre ?”
Scandale du côté de la gauche, qui pourtant n’avait pas fait immédiatement front derrière le projet de loi dépénalisant l’avortement. “Laissez poursuivre Monsieur Feït”, s’époumonera le président de séance, avant de répondre au député Jacques Cressard qui ironise (“Il faut donner un calmant aux membres de l’opposition !”) : “Vous n’êtes pas docteur !”
Le député Feït, qui était bien gynécologue, mais ni historien ni démographe, pariait alors à la tribune que l’avortement “ferait chaque année deux fois plus de victimes que la bombe d’Hiroshima ». On estime que le 6 août 1945, la bombe nucléaire a tué au Japon plus de 100 000 personnes.