
« Emmanuel Macron, « un président jupitérien, très préoccupé d’abaisser les corps intermédiaires », Pascal Ory, historien »
TITRE LE MONDE, QUI POURSUIT :
« Sur la réforme des retraites, la France, par « le caractère structurellement autoritaire de sa culture politique », continue à détonner de ses voisins où prédominent « les figures du compromis », affirme l’académicien.
On connaît le proverbe chinois (ou supposé tel) : « Quand le sage montre la Lune, l’idiot regarde le doigt. » Apologue condescendant, mais souvent vérifié. Traduction en français contemporain : au lieu de regarder hypnotiquement la réforme des retraites, nous devrions regarder plus large − en nous comparant à l’étranger proche − et plus profond − en remontant à la source de nos institutions politiques. Car c’est là, dans le génie propre de notre culture politique nationale, que se niche le nœud du problème, autrement dit sa solution, autrement dit son irrésolution.
C’est que nous sommes un pays unique dans sa catégorie. Appelons cette catégorie « Europe occidentale » et partons du postulat, assez défendable, que les citoyens de ladite Europe − que l’on peut étendre sans difficulté à l’Europe du Nord, voire au-delà − ne sont quand même pas, par rapport aux Français, de purs et simples Martiens.
Limitons-nous, pour la beauté de la démonstration, aux démocraties limitrophes : Belgique, Luxembourg, Allemagne, Suisse, Italie, Espagne. Que voyons-nous ? Que tous ces pays ont fait le choix − pour trois d’entre eux après une violente expérience autoritaire, voire totalitaire − d’un régime essentiellement parlementaire. Entendons par là un régime où le chef de l’Etat est structurellement faible et le pouvoir exécutif en dialectique constante avec le Parlement, étant entendu qu’au sein de celui-ci le parti dominant − s’il existe − doit en permanence jouer la carte de la coalition. Il en découle une culture politique où prédominent les figures − si pas toujours la réalité − du contrat et du compromis.
Rigidité institutionnelle
La France est nettement étrangère à ce mode standard. Sans aller jusqu’à parler, comme certains l’ont fait, de « monarchie républicaine », il est clair que ce cher et vieux pays, qui a inventé la démocratie autoritaire moderne (Napoléon Bonaparte) et le populisme au sens non moins moderne (l’« appel au peuple » du général Boulanger), continue à trancher sur ses voisins par le caractère structurellement autoritaire de sa culture politique : centralisée et présidentielle, unitaire et bipolarisée. Il en découle une rigidité institutionnelle qui l’apparente au chêne de la fable, environné de systèmes politiques qui tendraient plutôt vers le roseau.
Assurément les Français ont, à deux reprises, testé durablement le régime parlementaire classique (la IIIe et la IVe Républiques), mais on sait aussi qu’ils y ont renoncé, dans des conditions dramatiques (1958), voire tragiques (1940). Notons, au passage, que ces deux crises étaient d’essence géopolitique (Hitler et la guerre d’Algérie) et que, si l’on généralise à l’échelle du vaste monde et de la très longue durée, les grandes expériences mythiques de la démocratie (la cité d’Athènes, la République romaine…) se sont toutes terminées par leur chute et leur remplacement par des régimes d’autorité ; mais ceci − n’est-ce pas ? − est une autre histoire.
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ARTICLE
Une crise politique révélatrice de la fracture démocratique française
Matthieu Goar. LE MONDE
Le projet de loi et l’usage par le gouvernement du 49.3 ont ravivé les plaies françaises : défiance vis-à-vis du pouvoir, déconnexion entre les électeurs et les élus, sensation d’une brutalité venue du sommet.
Dans les périodes troublées, l’Homo politicus traque les résurgences d’un passé tumultueux. Comme si la France pouvait, une nouvelle fois, se retrouver au bord de l’inconnu. Depuis quelques jours, des effigies ou des portraits d’Emmanuel Macron ont été brûlés. La place de la Concorde, à Paris, lieu d’exécution de Louis XVI mais aussi du rassemblement des ligues d’extrême droite le 6 février 1934, a été envahie par les protestataires contre la réforme des retraites. « Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité ; Macron, Macron, on peut recommencer », ont chanté certains manifestants autour d’un incendie.
Comme d’habitude, les images font le tour des réseaux sociaux. Comme souvent, les médias étrangers croient remarquer les signes d’une révolte en gestation. « Ça rappelle de mauvais souvenirs », a lâché le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, vendredi 17 mars, sur RTL. Son entourage assure qu’il évoquait les années 1930, plutôt que la Révolution française ou les débordements des « gilets jaunes ».
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A l’Assemblée nationale, lundi 20 mars, la première ministre, Elisabeth Borne, a mis en garde, là aussi avec des mots qui rappelaient les tempêtes. « Au cœur même du Parlement, nous avons vu l’antiparlementarisme à l’œuvre sous toutes ses facettes », a-t-elle lancé avant de s’emporter contre « la violence verbale qui n’est jamais loin de la violence physique ». Quelques minutes plus tôt, Mathilde Panot, présidente du groupe La France insoumise (LFI), avait comparé Emmanuel Macron à l’empereur romain sanguinaire Caligula…
« Un malaise beaucoup plus profond »
Un président de la République isolé, une première ministre affaiblie, une Assemblée nationale survoltée, la rue prise de convulsions… La réforme des retraites et l’usage par le gouvernement du 49.3, un outil certes constitutionnel mais vécu comme autoritaire, ont déclenché une crise politique et sociale intense. Une crise qui ravive les plaies françaises décrites à longueur d’enquêtes : la défiance vis-à-vis du pouvoir, la déconnexion entre les électeurs et les élus, la sensation d’une brutalité venue du sommet…
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Assistons-nous à une crise politique de grande ampleur ou, plus grave encore, à une crise institutionnelle ? « Nous sommes face à une crise de régime, car c’est le principe même de la représentation du peuple par des élus, celui hérité de 1789 et sur lequel s’appuient nos institutions, qui est remis en cause. L’idée même du vote s’essouffle, il ne suffit plus à créer un lien durable, analyse Dominique Rousseau, professeur de droit public à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Le 49.3 est la traduction institutionnelle de l’adage “Ce n’est pas la rue qui gouverne”, or, depuis plusieurs années, il y a une demande des citoyens d’être plus associés. Ça crée quelque chose qui va au-delà d’une crise politique. »
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Alors que beaucoup de proches d’Emmanuel Macron pensaient encore, cet automne, qu’un 49.3 bien expliqué pouvait être vu positivement, en permettant de débloquer l’« obstruction » des oppositions, celui sur les retraites a semblé souffler sur des braises qui couvaient depuis longtemps. « Le 49.3 est un outil constitutionnel, mais il cristallise un malaise beaucoup plus profond, notamment sur les retraites, qui structurent la vie des Français, affirme Olivier Dard, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne et spécialiste des années 1930. Et, contrairement aux années 1930, ce n’est plus seulement une agitation parisienne mais aussi des villes moyennes. La géographie des mouvements de protestation évolue. »
Une légitimité fortement affaiblie
Cette contagion de la colère à d’autres lieux et à d’autres catégories avait déjà été à l’œuvre lors du mouvement des « gilets jaunes » en 2018, preuve que le sentiment de colère est profond et très enraciné dans le pays. Un phénomène qu’ont connu d’autres pays européens, notamment le Royaume-Uni au moment du Brexit ou l’Italie avec le Mouvement 5 étoiles. La fracture et l’éloignement démocratiques semblent s’accompagner d’une crise de la légitimité. Face à l’état de tension d’une partie de la population et à l’affaiblissement du scrutin représentatif, plombé par l’abstention et par la défiance, celle-ci apparaît de plus en plus friable et doit se reconquérir sur chaque réforme.
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Au début du feuilleton des retraites, à l’automne 2022, M. Macron a utilisé l’argument d’une réforme validée par le vote à la dernière élection présidentielle. Sauf qu’entre-temps cette légitimité s’était fortement affaiblie. Comme si l’action de l’Elysée et du gouvernement devait être relégitimée quotidiennement, que chaque réforme nécessitait d’aller chercher « le consentement, le désir clairement exprimé », le « plébiscite de tous les jours », pour reprendre les mots de l’historien Ernest Renan au sujet de la nation. « L’élection n’est plus un blanc-seing et, en 2022, les électeurs ont semblé vouloir nuancer leur vote de la présidentielle au moment des législatives, lâche Jean-Philippe Derosier, professeur de droit constitutionnel à l’université de Lille. Dans ces conditions, le 49.3 doit être utilisé à bon escient. »
Ce « malaise » n’est pas né avec Emmanuel Macron : il remonte à loin, avec des épisodes marquants qui ont accentué la défiance, comme le tournant de la rigueur des socialistes en 1983, à peine deux ans après le vent d’espoir pour la gauche de l’élection de François Mitterrand ; comme la campagne présidentielle de 1995 de Jacques Chirac, remportée enpromettant de réduire la « fracture sociale », quelques mois avant le plan Juppé ; ou comme la ratification par voie parlementaire du traité de Lisbonne, deux ans après le non au référendum constitutionnel européen de 2005…
« Une crise du modèle représentatif »
« Nous sommes à l’acmé d’un phénomène de déconnexion entre les élites politiques et les électeurs, et il y a une opposition de plus en plus forte entre la légitimité institutionnelle et la souveraineté populaire, analyse Jean Garrigues, historien et président du Comité d’histoire parlementaire et politique. Mais cela s’est encore accentué avec l’hyperprésidentialisation de Nicolas Sarkozy et la gouvernance jupitérienne autoritaire d’Emmanuel Macron. »
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Héritier d’une France défiante, l’actuel président de la République n’est pas non plus le seul responsable, avec des oppositions d’extrême droite et « insoumise » qui accusent un supposé « système ». « Nous sommes plongés dans une crise du modèle représentatif, de la part des citoyens, mais aussi de certains députés qui remettent en cause leur propre légitimité lorsqu’ils proposent une motion référendaire au début des travaux ou lorsqu’une députée de la Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale] déclare que la commission mixte paritaire n’a pas de mandat », résume Anne Levade, professeure de droit constitutionnel à l’université Paris-I et présidente de l’Association française de droit constitutionnel.
Mais les deux quinquennats d’Emmanuel Macron ont mis au grand jour ce schisme dans la démocratie française et ont parfois accentué ce phénomène, après en avoir profité au moment de l’élection de 2017, en promettant de balayer les vieux partis. Deux mandats et, à chaque fois, deux occasions manquées de rénover la Ve République, en 2017 et en 2022. « Nous sommes peut-être au point culminant des crises politiques depuis 2017, estime Jean-Philippe Derosier. En 2017, Emmanuel Macron a été élu par surprise, mais il y avait un vent d’espoir avec ce président jeune. Sauf qu’il a torpillé les équilibres traditionnels tout en renforçant la verticalité et en retombant dans les travers de “l’ancien monde”. Cela a créé de la déception. »
« Créer une démocratie continue »
« Il n’a jamais caché qu’il trouvait les corps intermédiaires inutiles, que c’était des encombrants, finalement, le grand débat après les “gilets jaunes” correspondait à cette vision », juge Mme Levade. En 2019, cet épisode a permis de sortir d’une crise sociale explosive, mais il n’a pas laissé de traces durables dans les institutions. En 2022, les élections législatives, qui n’ont offert qu’une majorité relative au président réélu, auraient pu être l’occasion de repenser la vie politique en tentant de s’inspirer des démocraties parlementaires scandinaves ou allemande. Mais le chef de l’Etat n’a pas rénové son logiciel et les oppositions ont rejeté cette éventualité lorsqu’il a fait mine de leur tendre la main en les recevant à l’Elysée après les élections législatives.
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« Emmanuel Macron a été réélu démocratiquement, mais il a été battu politiquement, poursuit M. Derosier. Les institutions de la Ve République permettent de surmonter beaucoup de crises. Sauf qu’avec le 49.3 le président de la République a persisté dans cette gestion verticale, sans être à l’écoute du Parlement ou de la rue. Il ne tire pas les leçons. »
Face à cette crise institutionnelle, certains plaident donc pour un changement de Constitution. « Il faut essayer de créer une démocratie continue, considère M. Rousseau, qui plaide pour la mise en place d’assemblées primaires de citoyens dans les circonscriptions. La démocratie ne s’achève plus le soir de l’élection. Il faut inventer des processus qui permettent aux citoyens d’être associés et d’intervenir entre deux moments électoraux. » Alors qu’Emmanuel Macron a promis une réforme des institutions avant 2027, certains imaginent que ces évolutions peuvent se faire dans le cadre de la Ve République, en facilitant les référendums d’initiative populaire (RIP) ou en multipliant les conventions citoyennes à toutes les étapes de la fabrique de la loi, puis dans son contrôle.
« La Ve République va certes avoir 65 ans, mais elle n’est pas à bout de souffle, il y a des fenêtres à ouvrir pour que les citoyens puissent s’exprimer », conclut M. Derosier. « J’aimerais tellement qu’il suffise de changer quelques points de la Constitution pour régler ce problème, rétorque Mme Levade. Mais la Constitution n’est pas un carcan, elle n’est qu’une partition et tout dépend parfois de la qualité des musiciens qui la jouent. »
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