
Article
« La bienveillance du Conseil constitutionnel est le retour du refoulé autoritaire issu des origines de la Vᵉ République »
Alexandre Viala professeur de droit constitutionnel. LE MONDE
La lecture strictement juridique de la réforme des retraites par le Conseil constitutionnel est le reflet de son histoire, estime Alexandre Viala, professeur de droit public, dans une tribune au « Monde » : celle d’un outil créé en vue de rationaliser le Parlement et de restreindre son influence.
En livrant son arbitrage en faveur de l’exécutif dans sa décision rendue le 14 avril, le Conseil constitutionnel a mis un terme au débat juridique déclenché par la réforme des retraites, sans apaiser pour autant la frustration qu’inspire la pusillanimité dont il vient de faire preuve dans l’exercice de son contre-pouvoir. Le timide coup de canif – la censure de six « cavaliers sociaux » – dont les juges constitutionnels ont marqué le texte déféré, qu’ils ont par ailleurs validé dans son ensemble, suscite deux lectures possibles.
Une première réaction devant cette retenue serait de se réjouir du choix qu’a fait le Conseil constitutionnel, dans le plus grand respect des principes de l’Etat de droit, de ne juger qu’en droit et non en opportunité. Nul n’attendait des juges constitutionnels, en effet, qu’ils décident de supprimer le report à 64 ans de l’âge légal du départ à la retraite au motif qu’il est injuste ou inefficace. Nul n’espérait non plus qu’ils condamnent l’emploi de l’article 49.3 sous prétexte qu’il porte une grave atteinte à la démocratie tout en demeurant valide juridiquement. Dans une démocratie libérale, le juge constitutionnel n’a pas de politique économique à faire valoir ni de leçon de philosophie politique à donner.
Mais il est une autre manière de lire la décision du 14 avril, qui consiste à reprocher au Conseil constitutionnel, justement, son excès de juridisme. S’il est en effet compréhensible qu’il considère comme conforme à la Constitution l’usage par le gouvernement de chacune des voies constitutionnelles vouées à prévenir l’obstruction parlementaire (articles 44-3, 47-1 et 49.3), son indifférence devant le lien éventuellement nocif entre l’accumulation de ces procédures et la constitutionnalité de la loi devient, en revanche, problématique.
Aristote et l’équité des situations
La Constitution n’est pas qu’une addition de dispositions prises isolément, mais un système cohérent de normes dont l’application concrète peut avoir sur l’équilibre des institutions des effets qui ne sauraient passer inaperçus. Telle est pourtant la cécité, caractéristique d’un regard excessivement abstrait, dont le Conseil constitutionnel s’est rendu coupable en refusant de sanctionner cet abus dans le recours répété, par le gouvernement d’Elisabeth Borne, aux armes du parlementarisme rationalisé.
La même distance entache sa réponse au grief tiré du détournement de procédure qu’aurait commis le gouvernement, selon les auteurs de la saisine, en empruntant le chemin de l’article 47-1 de la Constitution pour soumettre la loi aux débats parlementaires. Tout en admettant que ce procédé législatif, dont le maniement est plus expéditif que celui d’une loi ordinaire, a été conçu pour les lois de financement de la Sécurité sociale, le Conseil a refusé de se prononcer sur le choix gouvernemental de s’en servir pour l’importante loi sur les retraites, au nom du souci qu’il exprime régulièrement de « ne pas substituer son appréciation à celle du législateur ». Louable ascèse juridique, dira-t-on, sauf qu’en l’espèce elle a conduit le juge constitutionnel à négliger la différence entre une loi sur les retraites dont les conséquences sociales et financières dépassent largement la seule année 2023 et les lois de financement rectificatives de la Sécurité sociale, dont l’impact sur la seule année en cours justifie l’usage spécifique de l’article 47-1.
Ajouter à vos sélections
Le résultat rappelle ce qu’Aristote enseignait au sujet de l’application sèche des lois, dont il disait qu’elle peut facilement compromettre l’équité des situations. Le juridisme du Conseil constitutionnel, au nom duquel il s’est interdit de s’intéresser aux aspects économiques de la réforme qu’il devait contrôler, lui a fait commettre une erreur qui ne relève pas de la simple interprétation subjective des textes juridiques.
Généalogie de la décision
L’aveuglement devant cette nuance entre l’impact financier de la réforme des retraites et celui des lois de financement rectificatives de la Sécurité sociale, qui épargne le gouvernement d’une censure pour détournement de procédure, trahit-il alors la dissimulation, derrière la neutralité du raisonnement juridique, d’une volonté implicite de ne pas nuire au pouvoir exécutif ? Intéressante, cette lecture politique des décisions de justice, que l’analyse sociale du droit produit avec méthode depuis les travaux de Pierre Bourdieu, demeure néanmoins hasardeuse dès lors qu’il est impossible de sonder les reins et les cœurs de chaque juge constitutionnel.
En revanche, il est permis d’établir une lecture généalogique de la décision, qui consiste à la renvoyer à l’inconscient et aux racines culturelles du Conseil constitutionnel. Installé à l’aube de la Ve République, celui-ci fut conçu par les pères fondateurs du régime en réaction aux dérives du parlementarisme de la IVe République. La fonction qui lui fut assignée en vue de surveiller le pouvoir des Assemblées était moins destinée à protéger les droits fondamentaux inscrits dans le préambule de la Constitution qu’à préserver les domaines de compétence élargis de l’exécutif. Ce nouvel organe, que le député François Mitterrand surnomma férocement « le garçon de courses » du général de Gaulle (Le Coup d’Etat permanent, Plon, 1964), faisait partie de cette batterie d’outils juridiques inventés, au même titre que l’article 49.3, en vue de rationaliser le Parlement et de restreindre son influence.
Ce n’est que plus tard, à partir de 1971, que l’instance s’émancipa, par sa propre jurisprudence, pour devenir une cour constitutionnelle garante des libertés. Mais les difficultés actuelles de l’Assemblée nationale, où le gouvernement ne dispose que d’une majorité relative, réveillent les souvenirs de blocage parlementaire de la IVe République – contre l’esprit de laquelle le Conseil constitutionnel a été imaginé à ses débuts. La bienveillance de celui-ci devant l’usage généreux, par le pouvoir exécutif, des instruments qui lui ont permis de réformer les retraites en forçant la main des députés est le retour du refoulé autoritaire issu des origines profondes de la Ve République.
Alexandre Viala est professeur de droit constitutionnel à l’université de Montpellier
Retraites : retours sur la décision du Conseil constitutionnel
Le Monde a publié plusieurs tribunes après la décision rendue par le Conseil constitutionnel, vendredi 14 avril, qui a validé l’essentiel de la réforme des retraites portée par le gouvernement, au grand dam de ses opposants.
Pour le constitutionnaliste Dominique Rousseau, « la décision du Conseil constitutionnel s’impose » mais elle est selon lui « mal fondée et mal motivée en droit », et ne peut donc à ses yeux « clore le contentieux des retraites ».
De son côté, Denis Baranger, lui aussi professeur de droit public, considère que « le Conseil constitutionnel a perdu une chance de rétablir un degré d’équilibre entre les pouvoirs », en confortant une vision très large des prérogatives données à l’exécutif face au Parlement.
Concernant le rejet de la proposition de référendum d’initiative partagée, la juriste Marthe Fatin-Rouge Stefanini estime qu’il semble condamner l’utilisation du RIP, en restreignant considérablement les conditions de son utilisation.
Alexandre Viala(professeur de droit constitutionnel)