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Relire Marcel PROUST: « Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres »

PRÉSENTATION

Pierre RIDEAU, nous adresse cet article en précisant : « En lisant le billet consacré à la démocratie des crédules de Gérald Bronner et notamment cette phrase ô combien vraie ! citée par Johan Rivalland,


« On peut montrer que quelque chose existe, mais il est impossible de montrer définitivement que quelque chose n’existe pas« 

j’ai repensé à cette note de lecture que j’avais rédigée dans le cadre d’un échange sur les pratiques managériales »,.

ARTICLE de Pierre RIDEAU

A la recherche du temps perdu Marcel Proust. Images d’un individu en société

Cette œuvre a été étudiée sous toutes ses coutures, dans toutes les langues et chaque année encore des dizaines d’ouvrages érudits et passionnés lui sont consacrés. Le style de Proust et la finesse de son observation de la société de son époque en ont fait un chef d’œuvre universel.

Puisque nous sommes nous-mêmes constamment observateurs de notre environnement et en interaction avec lui, il est intéressant de citer quelques-unes de ces observations et de se demander si elles n’ont pas une valeur universelle, bien au-delà de la société aristocratique, bourgeoise et parisienne de cette époque (1880-1923). Les extraits ci-dessous (en gras et en italique) sont tirés des trois premiers volumes Du côté de chez Swann, A l’ombre des jeunes filles en fleur et Du côté de Guermantes.

I/ Sur l’individu

  • Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances […] les plus constants démentis ne les affaiblissent pas.

Proust étaye cette affirmation dans de nombreux passages. Par exemple, avec un des personnages, Vinteuil, qui porte à sa fille une admiration sans bornes et refuse obstinément de croire aux faits

établis qu’on lui rapporte et qui écornent cette image.

Cette observation ne porte pas sur le fait que nous pouvons avoir des croyances sans base rationnelle (une croyance religieuse par exemple) mais sur le fait de continuer à croire quelque chose dont l’inexactitude est pourtant démontrée.

  • L’esprit, le corps possèdent le cryptogramme de ce que nous deviendrons, des idées où nous vivons, quoiqu’il advienne.

L’homme est-il comme une chorale, composé de plusieurs voix correspondant chacune à différentes étapes de sa vie ? Notre personnalité est-elle façonnée et imprégnée par les personnes, situations et modèles successifs que nous rencontrons ou est-elle prédéterminée par une histoire et un héritage ?

Et comment expliquer les émotions violentes ressenties devant un paysage, un visage ou à la résurgence d’un souvenir enfoui si ce n’est que chacun a aussi, une personnalité inconnue et mystérieuse ? C’est peut-être pour répondre à ces questions que Proust décidera de devenir écrivain.

Cette phrase nous invite à accepter notre propre complexité. Créateur de ma propre histoire, je suis aussi le dépositaire de ce que m’ont transmis ascendants et entourage…et dont nous n’avons pas nécessairement connaissance et conscience. Ce seraient à la fois nos limites et notre singularité. Dans notre relation aux autres, cela devrait inciter à tenter de comprendre plutôt que juger sommairement et hâtivement .

  • La première apparition de la duchesse de Guermantès figure parmi les très belles pages de cette œuvre. Le narrateur en a une image sublimée et quand il la voit la première fois, sa déception est immense, ce n’est qu’« une grande blonde avec un grand nez et les yeux bleus », mais ne dure pas.

Quand le réel n’est pas à la hauteur du sublimé, la tentation du déni est plus forte que celle de la remise en question et c’est bien souvent le déni qui finit par s’imposer.

II/ Sur l’individu en société

  • Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres

Personne ne sait réellement qui je suis. Celui-là m’a connu dans telles circonstances et nous avons partagé telle ou telle situation ou épreuve et celui-ci m’a connu dans un autre registre, avec d’autres traits de caractère. Alors que je suis unique, chacun me verra désormais selon son propre prisme et avec ses préjugés issus de nos rencontres ou attendra que je sois conforme à ma réputation.

Notre vérité affleure dans de rares moments, sans les compositions qu’on se donne pour toutes sortes de raisons, ainsi sa grand-mère endormie apparaît-elle «vulnérable et laide» au narrateur alors qu’elle est l’être adoré par-dessus tout.

Par cet aphorisme, Proust relève que les rapports sociaux sont le plus souvent biaisés par les préjugés. Il faudrait considérer les autres en fonction de ce qu’ils sont et non comme nous voudrions qu’ils soient ou en fonction de leur statut social.

  • Dans La recherche du temps perdu, la société est décrite comme un espace de compartiments (de classes ?) juxtaposés qui ne communiquent pas entre eux en dehors de relations purement fonctionnelles. Le restaurant de l’hôtel de bord de mer à Balbec en est un des symboles, avec sa vitre qui sépare l’intérieur, les riches convives et la ronde des serveurs et, l’extérieur, les noires grappes de pauvres morfondus par la brise et pressés contre la vitre qui regardent dîner les riches.

(Proust imagine d’ailleurs qu’un jour, cette vitre se brisera.)

Tout individu se situe dans un compartiment avec un statut et une place à tenir.

Il faut tenir son rang, toujours et en tous lieux y compris dans le cercle intime et familial. L’équilibre de la société repose sur cette convention partagée par tous. Rien n’afflige plus Françoise, la gouvernante du narrateur que ses écarts de comportement.

Cela n’empêche pas les luttes impitoyables qui se déroulent au sein de chaque compartiment, le proche ou le semblable est toujours le concurrent le plus craint, les écrivains entre eux, les artistes, les aristocrates entre eux mais aussi les serveurs, les femmes de ménage et les bonnes entre elles.

  • Dans cette rivalité, tous les coups sont permis sous le vernis des apparences. Le personnage du mythomane est très présent dans l’œuvre ainsi que celui qui dissimule le véritable objectif de ses actes derrière un mensonge, ce que Proust appelle le système des fins multiples.

Pour dénigrer quelqu’un, rien n’est perdu, tout est jugé, examiné, ainsi des paroles et des actes anodins nous reviennent, hors de leur contexte, avec force et violence, amplifiés et déformés après être « allés divertir, à nos dépens, le festin des dieux ».

Pourtant, rien n’est vraiment définitif, la société pareille au kaléidoscope place de façon différente des éléments qu’on croyait immuables et compose une autre figure.

La vérité d’un jour n’est pas celle du lendemain, et aucun sujet ne peut y échapper. Il faut veiller à entretenir et consolider ce qui a été acquis pour éviter le relâchement.

Ce qui nous paraît évident dans un contexte donné peut ensuite se noyer dans la routine.

  • Ni ce monde, ni aucun autre ne peut résister au principe de réalité qui balaye toutes les certitudes.

J’admirais l’impuissance du raisonnement, de l’esprit et du cœur à résoudre une difficulté que la vie dénoue si aisément.

Une circonstance inattendue et ce qui paraissait insurmontable devient probable voire certain.

Nous connaissons tous des exemples de ces situations soudain débloquées par un événement absolument pas conçu pour dénouer la situation en question. 

                                                                    *

Mais cette œuvre agitée, passionnée, avec des personnages souvent déplaisants est aussi celle d’un contemplatif qui nous invite à céder aux fils mystérieux, harmonieux et apaisants qui nous relient à la nature, à savourer les émotions avant que l’intelligence ne rétablisse ce qu’elle avait aboli et enfin, à tenter l’aventure individuelle pour être ce « rameau chargé de fleurs bleues qui s’élance contre toute attente de la haie printanière qui semblait déjà comble ».

21/08/2020

3 réponses »

  1. Magnifiques raisonnements et réflexions.
    Voyage de la pensée et visions de nos propres prénotions à chaque étape de la vie.
    Merci pour votre article.

    J’aime

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