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AUTOMNE STUDIEUX AVEC METAHODOS : La démocratie radicale de la Jürgen Habermas

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JÜRGEN HABERMAS, UN DEMI SIÈCLE D’UNE PENSÉE EN ACTION https://metahodos.fr/2022/11/15/jurgen-habermas-un-demi-siecle-dune-pensee-en-action/

ARTICLE

La démocratie radicale de Jürgen HabermasEntre socialisme et anarchie

Laurent LemassonRevue française de science politique 2008/1 (Vol. 58)

« “Jadis, tout le monde était fou” diront les plus malins, en clignant de l’œil. »Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

1Jürgen Habermas est sans doute l’intellectuel dont les écrits ont eu la plus grande influence politique en Europe depuis une vingtaine d’années. Cette influence peut, par exemple, se mesurer au fait qu’Habermas a aujourd’hui acquis, pour ainsi dire, le statut de « philosophe officiel » de l’Union européenne. Il serait ainsi à peine exagéré de dire qu’Habermas est l’un des pères spirituels du Traité constitutionnel européen. Il est tout du moins l’auteur auquel sont empruntés, parfois en toute innocence, la plupart des concepts qui servent à défendre l’idée d’une Constitution européenne, lorsque la discussion s’élève jusqu’à des considérations de théorie politique et juridique. Son influence va toutefois bien au-delà du cercle des questions européennes, car Habermas lui-même conçoit l’Union européenne comme un premier pas dans la direction d’un authentique ordre cosmopolitique. De cette manière, Habermas est aussi l’une des principales sources d’inspiration pour ceux qui, en Europe, œuvrent dans le sens du développement d’une « gouvernance » mondiale. De manière plus générale, Habermas est devenu progressivement, à partir des années 1970, une des références intellectuelles majeures de la social-démocratie européenne, à qui ses écrits paraissent offrir une alternative au « libéralisme anglo-saxon » sans tomber dans des schémas marxistes discrédités.

2Habermas offre ainsi un excellent exemple de la manière dont des idées fort absconses, et a priori susceptibles d’intéresser seulement un cercle restreint de spécialistes, peuvent, après avoir été convenablement diluées, se diffuser, si ce n’est jusqu’au grand public, du moins jusqu’à ceux qui parlent directement au grand public, et peuvent en définitive finir par influencer ce dernier. Étudier Habermas présente donc aujourd’hui un double intérêt, théorique et pratique.

3Parmi ses nombreux écrits, Droit et Démocratie[1][1]Titre original : Faktizität und Geltung. Beiträge zur…est probablement le plus important à cet égard. Dans cet ouvrage, Habermas expose sa conception de la démocratie, et plus largement de la politique. Il n’y traite pas directement de questions politiques concrètes, mais il y pose les fondements théoriques indispensables pour traiter correctement de telles questions. Ce sont les fondements de cette « démocratie radicale » – qu’Habermas appelle de ses vœux – que nous essayerons de sonder dans l’analyse qui suit.

Droit et démocratie : le besoin d’une « démocratie radicale »

4L’influence pratique de Droit et Démocratie pourrait surprendre au premier abord, étant donné à la fois le caractère hautement abstrait des thèmes développés dans cet ouvrage et le style très technique de son auteur, bien propre à rebuter toute personne orientée vers la pratique. Cependant, si cet ouvrage se meut dans l’atmosphère raréfiée de la philosophie universitaire, son auteur est immédiatement guidé non pas par une intention théorique mais par une intention pratique – une intention pratique qui rencontre les préoccupations immédiates de nombre de ses contemporains. Dans Droit et Démocratie, Habermas s’efforce d’élaborer un « paradigme juridique » qui intégrerait celui du« droit civil formel » et celui de « l’État providence ». Ce paradigme, nous dit-il, est nécessaire afin de « domestiquer le capitalisme par l’État providence et l’écologie » tout en « refrénant l’emploi du pouvoir administratif » [2][2]« À vrai dire, le paradigme procéduraliste, qui doit nous…. En d’autres termes, Habermas cherche à incorporer les maximes de l’État providence, tel qu’il le comprend, aux principes de justice fondamentaux de nos démocraties. D’un point de vue pratique, il s’agit de pouvoir combiner les libertés individuelles « bourgeoises », celles garanties par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ou le Bill of Rights de la Constitution américaine (le droit civil formel), avec une vaste redistribution de richesses et un contrôle poussé de l’activité économique (l’État providence et l’écologie). Pour y parvenir, il est nécessaire selon lui de montrer qu’il existe « un lien conceptuel, ou interne » entre l’État de droit et la démocratie [3][3]« Telle qu’elle est développée dans mon livre, mon….

5Le rapport entre la fin visée et le moyen employé se trouve dans le fait qu’il semble exister traditionnellement une tension entre la protection des droits individuels (l’État de droit) et le self-government (la démocratie). Plus spécifiquement, les droits individuels, ou droits de l’homme, constituent une limite à l’action de la majorité qui, en démocratie, est censée avoir le dernier mot. Le législateur démocratique doit, dans son action, respecter les droits des individus. Plus précisément encore, les droits individuels, comme par exemple le droit de propriété, constituent une limite aux efforts que peut déployer un gouvernement démocratique en vue de parvenir à l’égalité des conditions. L’objectif visé par Habermas requiert que cette limite soit levée et donc que la légitimité des lois issues du « processus d’autolégislation » ne dépende plus du respect des droits individuels. La subordination de la démocratie à l’État de droit doit être remplacée par un « lien interne », c’est-à-dire non hiérarchique, entre la démocratie et l’État de droit.

6La recherche d’une plus grande égalité des conditions pourrait amener Habermas à remettre en cause la notion même de droits de l’homme et l’orienter vers la défense d’options politiques ouvertement hostiles à la démocratie libérale. Habermas pourrait, par exemple, parler avec Marx des « prétendus droits de l’homme » et se prononcer pour l’instauration d’un régime communiste, ou bien encore il pourrait se rallier à Platon et estimer que l’instauration de la cité juste exige, entre autres choses, l’abolition de la propriété privée et de la famille. Mais Habermas se tient très loin de telles extrémités. En dépit du fait qu’il cherche à favoriser l’avènement de ce qu’il nomme une démocratie radicale, Droit et Démocratie n’est pas un livre radical. Habermas est en effet très clair sur le fait qu’il n’entend pas sortir du cadre formé par ce qu’il appelle « nos intuitions », c’est-à-dire par notre double attachement aux droits de l’homme et à la souveraineté populaire. Cet attachement n’est pas l’objet d’un examen rationnel, il est un point de départ indépassable. En fait, selon ses propres termes, « nos intuitions » ont un fondement « dogmatique » dans l’idée d’autonomie, à savoir l’idée que les hommes sont libres lorsqu’ils obéissent aux lois qu’ils se donnent. Mais Habermas pense que ce caractère « dogmatique » des fondements de la démocratie moderne est « peu problématique ». L’idée d’autonomie est pour nous une « donnée » liée à la « forme de vie » dans laquelle nous avons « développé notre identité » [4][4]« Certes, tout comme l’État de droit, cette conception [le…. En d’autres termes, Habermas écrit au sein d’une « forme de vie » (ce que nous appelons communément une culture) où l’idée d’autonomie est respectable et semble même constituer la strate la plus profonde de nos principes politiques et de nos institutions. Par conséquent, cette idée est une évidence, pour nous qui avons été élevés dans cette « forme de vie » et qui avons absorbé les opinions liées à celle-ci depuis notre enfance.

7Cependant, dans la mesure où les « formes de vie » ne sont pas des réalités éternelles et intangibles mais des produits instables de l’histoire, ce qui est aujourd’hui une évidence pour nous pourrait fort bien nous sembler demain une erreur évidente ou une fable grossière, lorsque notre « forme de vie » aura évolué ; une évolution qui sera sans doute grandement accélérée par la diffusion de l’idée que les « formes de vie » ne sont pas des réalités éternelles.

8Accorder un statut indépassable à « nos intuitions » actuelles, comme le fait Habermas, semblerait exiger l’élaboration d’une philosophie de l’histoire, à la façon de Hegel ou de Marx, qui montrerait que la « forme de vie » basée sur l’idée d’autonomie est le moment absolu du processus historique, et n’est donc pas susceptible d’être légitimement remplacée par une autre « forme de vie » basée sur d’autres principes. Dans la mesure où Habermas ne fait pas même mine d’esquisser un pas dans cette direction mais insiste au contraire sur le caractère contingent des « formes de vie », nous sommes obligés de nous demander si notre attachement à l’idée d’autonomie n’est pas simplement le produit d’une habitude invétérée et de notre incapacité à tirer toutes les conséquences de ce que nous croyons savoir. Symétriquement, nous sommes obligés de nous demander si le « philosophe » Habermas qui se propose de systématiser « nos intuitions » peut, en vertu de ses propres principes, être autre chose qu’un idéologue éphémère.

9Habermas part de ce qu’il pense être « nos intuitions » et tente de les « reconstruire rationnellement », c’est-à-dire de leur trouver des justifications a posteriori. Cette reconstruction est justifiée car elle est en accord avec nos intuitions et nos intuitions sont justifiées car elles peuvent être reconstruites [5][5]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 11, 73, 80,….

10Pour opérer cette reconstruction, Habermas doit respecter un cahier des charges rigoureux. Non seulement il doit aboutir à des conclusions qui soutiennent ces fameuses intuitions, mais il doit le faire sans sortir du cadre étroit de ce qu’il nomme une justification « post-traditionnelle ». Les justifications employées pour soutenir « nos intuitions » doivent être en accord avec « la découverte radicalement antiplatonicienne qu’il n’existe rien de supérieur ou d’inférieur à quoi nous puissions en appeler, nous qui nous trouvons engagés dans nos formes de vie structurées par le langage » [6][6]« Au terme d’un siècle qui, comme peu d’autres, nous a fait…. En d’autres termes, il ne nous est plus possible de nous appuyer ni sur la religion, ni sur la nature, ni même sur la rationalité de l’histoire pour justifier nos opinions en matière de justice. Par conséquent, le droit naturel sous toutes ses formes appartient aujourd’hui aux cimetières de la pensée et ne peut être, tout au plus, qu’un objet de curiosité archéologique. L’histoire de l’humanité, selon Habermas, est ainsi l’histoire du lent passage des ténèbres à la lumière, au fur et à mesure que « les images religieuses ou métaphysiques du monde imperméables à la critique » qui recouvraient l’esprit humain sont chassées par « l’irruption de la réflexion ». Nous ne pouvons plus, comme Aristote ou Thomas d’Aquin, nous appuyer sur des « conceptions métaphysiques de la vie bonne » pour orienter nos vies. Une telle facilité nous est définitivement interdite par les progrès de l’esprit humain. La « rationalisation du monde vécu », nous dit Habermas, nous oblige désormais à faire passer nos décisions pratiques par « le filtre de la raison ». Les « normes de la vie en commun » doivent, dans une époque « post-métaphysique », être « réfléchies », ce qui implique que « les débats éthico-politiques qui tendent à aller au fond des choses deviennent non seulement possibles mais encore inévitables » [7][7]« À mesure que les traditions culturelles et les processus de….

Le tournant linguistique

11Cependant, cet écroulement de tous les fondements du droit naturel semblerait devoir nous laisser sans étoile ni compas pour trouver des « normes de vie en commun ». Bien plus, la dissolution définitive de tous les « concepts essentialistes de la métaphysique » semblerait devoir aboutir au nihilisme le plus complet et à l’abandon de toute forme de raison. Mais une telle conclusion, celle de Nietzsche et de ses disciples, serait, selon les termes d’Habermas, « contre-intuitive » et par conséquent « peu attractive ». Fort heureusement, l’auteur de Droit et Démocratie pense qu’il existe une solution dans une conception de la raison fondée sur la communication.

12Cette conception s’appuie sur ce que Habermas appelle le « tournant linguistique », tournant qu’il attribue notamment à Frege et Peirce [8][8]Friedrich Ludwig Gottlob Frege (1848-1925) est essentiellement…. L’affirmation centrale sur laquelle repose la conception linguistique de la raison qu’Habermas veut développer, est celle selon laquelle les « pensées ne sont pas des représentations ». Une représentation est toujours strictement individuelle, épisodique, elle n’est pas susceptible d’être communiquée aux autres. Une représentation porte uniquement sur des objets isolés et peut être identifiée à une image mentale suscitée par une perception sensible. À l’inverse, les pensées portent sur les « faits », c’est-à-dire sur des relations entre des objets et des prédicats. Les pensées sont inter subjectivement accessibles et conservent un contenu identique d’un individu à l’autre. Le fait que les pensées soient communicables s’explique par le fait qu’elles sont « articulées sous forme de propositions », or « les expressions linguistiques conservent une signification identique pour différents utilisateurs », à l’intérieur du moins d’une même « communauté linguistique ». Une pensée, en d’autres termes, est une phrase quelconque et cette phrase a la même signification pour tous ceux qui parlent le même langage. Cependant, dans la mesure où les « pensées » ne sont pas des « représentations », c’est-à-dire ne renvoient pas à une réalité qui existerait indépendamment de nous, il faut comprendre une affirmation telle que « Ce ballon est rouge » dans le sens suivant : je cherche à ce que nous nous mettions d’accord sur le fait qu’il « existe au moins un objet qui est un ballon et dont il est établi qu’il est rouge ».

13Sur cette base, il est possible de remplacer le « concept binaire d’un monde représenté au moyen du langage » par le « concept ternaire d’une représentation linguistique de quelque chose pour un interprète possible ». Quelque chose est « réel » dès lors qu’il peut être représenté par un énoncé « vrai ». Un énoncé est « vrai » s’il est « valide » et la validité doit être entendue dans le sens d’une « validité qui nous parait fondée ». Par conséquent, la réalité est simplement la totalité des énoncés valides, c’est-à-dire des énoncés qui nous paraissent fondés : « Le réel est alors ce à quoi, tôt ou tard, le processus d’information et de raisonnement aboutirait et qui est pour cette raison indépendant de mes ou vos caprices ».

14En d’autres termes, après le « tournant linguistique », le langage n’est plus compris comme servant à désigner un monde d’objets qui existerait indépendamment de nous, mais comme un moyen de se mettre d’accord avec d’autres interlocuteurs, et ce sur quoi nous nous accordons est ce que nous appelons la « réalité », qui désormais doit nécessairement s’écrire avec des guillemets. La vérité, entendue en son sens habituel de correspondance entre une affirmation et la réalité, est remplacée par l’accord entre plusieurs personnes, c’est-à-dire par la convention.

15Ce remplacement de la vérité par la convention semblerait avoir pour conséquence de nous enfermer définitivement dans nos « formes de vies » particulières. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà et nul moyen de trancher rationnellement le conflit. Par conséquent, il nous faudrait renoncer à toute norme universelle, telle que par exemple les droits de l’homme, comme à une illusion « métaphysique ». Le relativisme le plus complet semble être au bout du tournant linguistique.

16Habermas pense cependant que nous pouvons éviter un tel résultat si nous faisons appel au concept « d’opinion finale », emprunté à Peirce. Ce concept signifie, selon lui, que lorsque nous élevons une « prétention à la validité », c’est-à-dire lorsque nous affirmons quelque chose, nous le faisons de manière « inconditionnée », c’est-à-dire sans restreindre la vérité de cette affirmation à une « forme de vie » particulière. En analysant « l’usage du langage à des fins d’entente », nous découvrons ainsi deux « idéalités » : l’idéalité de « l’universalité sémantique » et l’idéalité de « la valeur de vérité ». Ces deux idéalités sont les présuppositions nécessaires de toute personne qui « emploie le langage à des fins d’entente ». Par conséquent, en « employant le langage à des fins d’entente » nous transcendons implicitement la « forme de vie » particulière dans laquelle nous nous situons. Chacune de nos affirmations renvoie à « l’auditoire idéalement élargi de la communauté d’interprétation illimitée » devant lequel nous pourrions justifier cette affirmation.

17Ces considérations peuvent être traduites de la manière suivante : celui qui affirme quelque chose suppose implicitement que les mots qu’il emploie conservent la même signification quel que soit son interlocuteur (l’universalité sémantique). Par ailleurs, si ce qui motive sa prise de parole est le désir de se mettre d’accord avec ses interlocuteurs (l’usage du langage à des fins d’entente), il s’engage également implicitement à appuyer son affirmation par des « raisons » qui pourraient être acceptées par ces derniers. Son affirmation initiale renferme, en quelque sorte, un engagement à entrer dans une discussion d’égal à égal avec ses interlocuteurs, discussion au cours de laquelle ils échangeront des arguments et à l’issue de laquelle ils pourront parvenir à un accord au sujet de cette affirmation. Cet engagement vaut vis-à-vis de tout homme quel qu’il soit, et pas seulement vis-à-vis de ceux qui partagent avec lui le même langage, les mêmes coutumes, les mêmes lois, la même religion (la valeur de vérité). Celui qui affirme quelque chose suppose donc implicitement que l’humanité toute entière (l’auditoire idéalement élargi de la communauté d’interprétation illimitée) pourrait s’accorder avec lui au sujet de son affirmation. Par conséquent, toute « offre d’acte de parole » dépasse le hic et nunc d’une communauté d’interprétation particulière pour atteindre une forme d’universalité [9][9]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 24-35..

18Grâce à cette conception « linguistique » de la raison, Habermas pense être capable de combiner les charmes de l’historicisme avec ceux de l’universalisme. La disparition de la nature au profit de l’entente assure que rien ne viendra limiter la capacité de l’homme à se donner ses propres lois, tandis que la supposition d’un auditoire universel nous préservera du relativisme pur et simple. En termes plus directement pratiques, Habermas cherche à combiner l’égal respect de toutes les « cultures » (rendu possible par l’absence de critère naturel pour juger ces cultures) avec l’égal respect de tous les êtres humains (censé découler des « idéalités universalisantes » du langage).

19Ainsi équipés, nous sommes désormais prêts à nous lancer sur la mer agitée de « la communication déchaînée ». Mais avant de quitter définitivement les rivages « essentialistes », une rapide évaluation de la solidité de notre esquif s’impose.

20Nous pouvons commencer par remarquer que le remplacement de la vérité, au sens habituel du terme, par la validité a pour conséquence le fait que les affirmations épistémologiques d’Habermas devraient être réputées non valides car, à l’exception peut-être de quelques sous-sections dédiées au « pragmatisme » au sein de quelques départements universitaires, il serait certainement exagéré d’affirmer que « le processus d’information et de raisonnement » a abouti à la conclusion que la réalité est la totalité des propositions valides.

21Pour les besoins de la discussion, nous pouvons cependant aller jusqu’à supposer que cet accord est en vue et qu’Habermas n’a fait que prendre un peu d’avance sur « le processus d’information et de raisonnement ». La question est alors : quel est le fondement rationnel de cette conclusion, une conclusion qui, il faut le noter, a été rejetée par tous les philosophes politiques, de Platon jusqu’à Hegel ?

22Le point de départ apparent du raisonnement est l’affirmation que les « pensées » ne sont pas des « représentations ». La base sur laquelle il nous est possible d’affirmer que les « pensées » ne sont pas des « représentations » n’est pas précisée. Cependant, les caractéristiques attribuées aux « pensées » et aux « représentations » ainsi que les origines « pragmatiques » de cette distinction nous permettent de penser que celle-ci repose sur la théorie du caractère subjectif des qualités sensibles, théorie en vertu de laquelle notre expérience immédiate du monde est privée de sa véracité. La prétendue découverte de l’opposition entre les « pensées » et les « représentations » n’est ainsi que la culmination d’une tradition philosophique vieille de près de quatre siècles et dont les plus éminents représentants ont pour nom Bacon, Descartes ou Locke. Cette filiation très honorable ne serait évidemment pas en elle-même un problème, si Habermas ne rangeait pas au rayon des rêveries « métaphysiques » toute la philosophie qui précède le « tournant linguistique ». Il est effectivement incontestable que l’épistémologie cartésienne, qui est la véritable matrice des concepts employés par Habermas, suppose une ontologie spécifique. Mais les difficultés bien connues qui affectent cette ontologie ne nous autorisent pas à la rejeter en bloc tout en conservant ses fruits, comme le fait Habermas, car l’ontologie cartésienne pourrait bien être le soutien nécessaire de l’épistémologie cartésienne. De la même manière, Habermas célèbre la « découverte radicalement antiplatonicienne » [10][10]Cf. supra. qu’il attribue à Kant, tout en jugeant que « les hypothèses métaphysiques opposant abstraitement, chez Kant, l’intelligible et le phénoménal » ne peuvent plus convaincre, sans sembler s’aviser que l’opposition entre l’intelligible et le phénoménal est peut-être la condition nécessaire de « l’antiplatonisme » kantien.

23Si nous nous plaçons dans une perspective plus générale, nous constatons que des affirmations telles que « Il n’existe rien de supérieur ou d’inférieur à quoi nous puissions en appeler, nous qui nous trouvons engagés dans nos formes de vie structurées par le langage », ou encore « Il nous est impossible de concevoir la réalité autrement que comme la totalité de ce que nous sommes en mesure de représenter dans des énoncés vrais [c’est-à-dire « valides »] », sont des affirmations parfaitement métaphysiques qui supposent que nous connaissons, au plein sens du terme, la nature de la condition humaine et par conséquent aussi certaines caractéristiques essentielles du tout dans lequel l’homme se situe. De telles affirmations supposent implicitement un type de savoir, métaphysique, dont elles nient explicitement la possibilité. Le rejet de toute spéculation « métaphysique » de la part d’Habermas semblerait donc aboutir, non pas à des positions qui seraient exemptes de métaphysique, mais à des positions qui reposent sur une métaphysique incohérente.

24De telles difficultés ne préoccupent manifestement pas beaucoup Habermas. L’auteur de Droit et Démocratie est absolument persuadé que toute ontologie est impossible et cela le préserve contre la tentation d’examiner l’ontologie que présuppose sa « philosophie ». En fait, la seule « preuve » avancée par Habermas pour soutenir ses positions se trouve dans la répétition incessante que nous vivons dans une époque « post-métaphysique ». L’histoire, semble-t-il, nous a révélé le caractère illusoire de toute « raison essentialiste ». Cette révélation ne nécessite aucune preuve, elle est un axiome de base. Ceux qui acceptent cette révélation ne sont, apparemment, même pas tenus d’en avoir une conception cohérente. Ils peuvent en effet à la fois concevoir l’histoire comme essentiellement progressiste, culminant dans le moment absolu de la révélation de l’historicité de toute pensée et dans la « forme de vie » basée sur l’idée d’autonomie, et rejeter dans le même mouvement l’idée de toute téléologie de l’histoire [11][11]« Si la philosophie de l’histoire a pu découvrir une raison…. Dans de telles conditions, la « philosophie » a effectivement uniquement à se préoccuper de rationaliser « nos intuitions ». Le résultat étant connu d’avance, le moyen d’y parvenir est secondaire. Ainsi, Habermas peut à la fois qualifier le tournant linguistique de « conception controversée qui demande encore à être élucidée » et bâtir sur cette base chancelante l’immense structure de sa démocratie radicale, comme si les fondations avaient la solidité du roc.

Le principe de discussion et le contrat social

25La traduction pratique du « tournant linguistique » est ce qu’Habermas appelle le principe de discussion. Transposant « la communauté d’interprétation illimitée » de Peirce, ce principe énonce que « sont valides strictement les normes d’action sur lesquelles toutes les personnes susceptibles d’être concernées d’une façon ou d’une autre pourraient se mettre d’accord en tant que participants à des discussions rationnelles » [12][12]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 123 ;…. À partir du principe de discussion, il est possible de reconstruire entièrement « le système des droits », c’est-à-dire de rebâtir à nouveaux frais nos institutions démocratiques. Le point le plus remarquable de cette reconstruction fort complexe est la démonstration que l’État de droit et la démocratie se présupposent réciproquement, sans que l’un soit subordonné à l’autre.

26Nous avons au départ un certain nombre de personnes qui souhaitent s’entendre pour régler leur vie en commun. Ces personnes se trouvent dans une situation « postmétaphysique » caractéristique des « sociétés pluralistes complexes », c’est-à-dire qu’il leur est impossible de s’accorder sur une conception du bien. Cette impossibilité découle du fait que toutes les conceptions de la vie bonne sont inextricablement liées au contexte d’une « forme de vie » particulière et qu’il est donc impossible de les départager de manière rationnelle. Ayant constaté l’échec de toute tentative de se mettre d’accord sur des normes substantielles, ils constatent néanmoins qu’ils partagent quelque chose : le fait de vivre dans des « formes de vie » qui reposent sur la communication, c’est-à-dire dans des « formes de vie » dans lesquelles le langage est utilisé « à des fins d’entente ». Dans la mesure où cet usage du langage à des fins d’entente caractérise toutes les « formes de vie », il est neutre vis-à-vis des différentes conceptions de la vie bonne. À partir de cette constatation, et en mettant au jour les présuppositions « universalisantes » de la communication, les intéressés parviennent à la conclusion que les seules normes légitimes sont celles sur lesquelles toutes les personnes concernées se seront mises d’accord à la suite de discussions rationnelles, une discussion rationnelle étant une discussion qui fait appel à des arguments qui pourraient être acceptés par tous.

27Une fois ceci bien compris, les sociétaires doivent « implémenter le principe de la discussion aux moyens de droits égaux à la communication et à la participation ». En d’autres termes, il faut institutionnaliser la pratique de la « discussion rationnelle » au moyen d’un certain nombre de règles. Ces règles deviennent nécessaires dès lors que le type de discussion susceptible de se dérouler entre quelques amis intimes doit devenir le pain quotidien d’une vaste société « d’étrangers », qui ne partagent rien d’autre que les « présupposés de la communication ». Plus concrètement, cela signifie que les sociétaires doivent se reconnaître mutuellement certains droits pour pouvoir régler leur vie en commun selon le principe de discussion, comme par exemple la liberté de parole ou la liberté de la presse. Nous découvrons alors que ces droits qui permettent la pratique civique de l’autolégislation correspondent en fait à ce que nous appelons habituellement les droits de l’homme. Par conséquent, la souveraineté populaire et les droits de l’homme se présupposent mutuellement : les droits de l’homme existent pour permettre l’exercice de la souveraineté populaire et sans les droits de l’homme, la souveraineté populaire ne pourrait pas s’exercer [13][13]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 135-149 ;…. Le grand avantage qui découle de cette manière compliquée de reconstruire « nos intuitions » est que, désormais, les droits de l’homme ne sont plus des droits naturels et, par conséquent, ne viennent plus limiter la liberté du législateur. Les droits que se reconnaissent les sociétaires sont sujets à des « interprétations », c’est-à-dire à des modifications incessantes par un « législateur historique ». Ils sont, tout autant que n’importe quelle loi, soumis à la discussion permanente qui caractérise la démocratie radicale. Comme le dit abruptement Habermas : « “Le” système des droits, cela n’existe pas dans sa pureté transcendantale ». Ainsi, par exemple, Habermas fait sienne la théorie de « la constitution vivante » développée par Dworkin [14][14]Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass.),…, théorie dont la signification pratique est de donner toute latitude aux juges pour créer les « droits » qu’ils estiment requis par « l’évolution de la société ». Habermas complète simplement Dworkin, en élargissant le cercle de ceux dont les juges devraient écouter les suggestions pour évaluer les « besoins de la société », des universitaires, comme Dworkin et Habermas, à la « société civile » dans son ensemble.

28En démontrant ainsi qu’il existe « un lien interne entre État de droit et démocratie » Habermas pense avoir rendu justice à « nos intuitions » mieux qu’aucun philosophe n’avait su le faire auparavant. Habermas estime tout particulièrement avoir réussi là où Kant et Rousseau – ceux dont les « intuitions » se sont le plus rapprochées de « nos intuitions » – avaient échoué. Rousseau, par exemple, a certes bien vu que l’autonomie politique ne devait pas être limitée par des droits naturels, mais, selon Habermas, il n’a pas su développer cette idée « de manière conséquente » : il est « manifeste » que certains aspects du problème lui ont échappé. Ces aspects sont les suivants : comme tous les théoriciens du contrat social, Rousseau ne parvient pas à résoudre de manière satisfaisante le passage de « l’arbitraire des individus » à la « volonté générale normativement construite ». En d’autres termes, Rousseau ne parvient pas à expliquer comment il est possible de parvenir à une association de citoyens se gouvernant eux-mêmes à partir d’individus isolés mus par leur intérêt particulier. Ce passage ne peut en réalité, selon Habermas, être convenablement expliqué que grâce aux « forces d’obligations illocutoires qui sont à l’œuvre dans l’usage du langage orienté vers l’intercompréhension » [15][15]« C’est pourquoi chez Rousseau l’exercice de l’autonomie…. Nous pouvons donc dire que le « principe de discussion » est ce que Rousseau a vainement cherché et qu’Habermas a finalement trouvé.

29La manière dont il est possible de faire d’individus solitaires des citoyens agissant en fonction de la volonté générale est effectivement un problème très important pour Rousseau, un problème sur lequel par conséquent il attire lui-même l’attention à de nombreuses reprises. Mais, dans sa présentation du problème que Rousseau est supposé ne pas avoir su résoudre, Habermas ne parait pas suffisamment tenir compte de ce que dit l’auteur du Contrat social. Étrangement, Habermas ne fait aucune mention du législateur, qui, pour Rousseau, est précisément l’individu exceptionnel qui doit former un peuple et lui donner ses lois fondamentales. Le recours au législateur s’explique d’abord par le fait que les hommes sont radicalement inégaux du point de vue de leurs capacités politiques. Instituer un ordre politique satisfaisant requiert un degré de sagesse politique dont le plus grand nombre sera toujours dépourvu. Incapable de trouver par lui-même les lois dont il a besoin, le grand nombre est également incapable de les reconnaître lorsqu’on les lui présente. « Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en sauraient être entendus. Or, il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans le langage du peuple. » Par conséquent, le législateur est obligé d’attribuer aux dieux les effets de sa propre sagesse « pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine » [16][16]Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres…. Les lois les plus importantes ne sont pas à proprement parler des lois, elles sont « le produit d’une raison sublime qui s’élève au dessus de la portée des hommes vulgaires » et non pas un acte de la volonté générale. Non seulement le peuple ne délibère pas sur les lois les plus importantes, mais l’une des tâches les plus essentielles du législateur est d’empêcher que ces lois viennent jamais en discussion. En paraissant se préoccuper uniquement de règlements particuliers, le législateur travaille « en secret » à former les mœurs des citoyens, de manière à forger en eux un attachement « invincible » à leurs lois et à leurs coutumes [17][17]Jean-Jacques Rousseau, ibid.; Considérations sur le….

30Il semble donc assez manifeste que Rousseau n’aurait jamais pu envisager de fonder un régime sur le principe de discussion. De son point de vue, appliquer un tel principe à la politique ne parait guère différent de l’empressement « puéril » que met Émile à étaler son savoir auprès de Sophie [18][18]Jean-Jacques Rousseau, Émile, Paris, Classiques Garnier, 1992,….

31En fait, Habermas pense avoir résolu le problème mieux que Rousseau, car il ne voit pas réellement à quel problème Rousseau était confronté. Le principe de discussion d’Habermas suppose l’égalité fondamentale de tous les hommes et aussi le fait que l’autolégislation est le bien humain le plus élevé. Rousseau en revanche, qui n’avait pas la chance de vivre dans une « forme de vie » où « l’idée d’autonomie » est une « donnée », pensait encore qu’il lui était nécessaire de prouver l’égalité fondamentale de tous les hommes. Tout comme Hobbes ou Locke, les penseurs de « l’individualisme possessif » dont Habermas veut tant se détacher [19][19]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p. 252., Rousseau enracine cette égalité dans l’égoïsme naturel de tous les hommes. La « première loi » de l’homme étant de veiller à sa propre conservation et chacun étant seul juge des moyens propres à le conserver, les hommes sont tous également libres par nature [20][20]Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., Livre I,…. Cette égalité naturelle est à la fois ce qui justifie l’autolégislation et ce qui rend cette pratique si difficile. Les lois doivent être l’expression de la volonté générale, car seul un tel arrangement permet de protéger les droits de chacun, c’est-à-dire en premier lieu sa vie et ses biens. Il en est ainsi car la volonté générale n’implique pas de « rompre avec les intérêts particuliers des personnes privées », comme le croît Habermas, elle implique seulement une restriction de ces intérêts. L’intérêt commun n’est pas opposé à l’intérêt particulier, il est une partie de l’intérêt particulier. En votant pour tous, chacun songe à lui-même, or nul n’est volontairement injuste avec soi-même [21][21]« En tant que membres d’un corps collectif, ceux-ci [les…. Cependant, il est impossible que l’accord entre la volonté particulière et la volonté générale soit constant, précisément pour la raison qui fait que la volonté générale est toujours droite. L’égoïsme naturel de l’homme pousse chacun à former des « sociétés partielles » au sein de l’État, afin de pouvoir satisfaire son intérêt particulier au détriment de l’intérêt commun. Par conséquent, pour Rousseau, « les vices qui rendent nécessaires les institutions sociales sont les mêmes qui en rendent l’abus inévitable » [22][22]Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les origines de…. Plus encore, la vie en société est en elle-même une forme d’aliénation, quel que soit le régime politique dans lequel on se trouve. La vie du citoyen qui suit la volonté générale est en définitive inférieure à la vie du promeneur solitaire.

32Habermas ne paraît pas voir toutes ces difficultés. Pour lui, l’égalité de tous les hommes va de soi, la vie en société est un bien sans mélange, et aucun des nombreux passages de l’œuvre de Rousseau où celui-ci met en doute ces deux présupposés ne semble avoir retenu l’attention de l’auteur de Droit et Démocratie. La racine la plus profonde de cette étrange cécité parait être l’historicisme d’Habermas. Cet historicisme le rend en fait imperméable à la complexité de la pensée de Rousseau ou de tout autre philosophe des siècles passés. Parce qu’il tient pour acquis la supériorité de sa position sur la leur, Habermas ne peut tout simplement pas prendre ces auteurs au sérieux, par conséquent, il ne peut pas non plus bénéficier de la subtilité de leur pensée [23][23]Cela conduit parfois Habermas à faire des affirmations assez…. La logique implacable de l’historicisme d’Habermas est en effet que seul ce qui est en accord avec « nos intuitions » mérite d’être examiné, le reste, comme le législateur de Rousseau, peut être ignoré en toute tranquillité d’esprit, voire même rejeté avec un certain dédain [24][24]Habermas qualifie par exemple les réflexions de Carl Schmitt….

33En se tenant ainsi dans les limites très étroites de « nos intuitions », Habermas évite, du moins en apparence, de s’engager dans des disputes « métaphysiques » qu’il juge stériles. Mais le prix à payer est élevé, car en esquivant les questions les plus importantes, Habermas laisse ses constructions sans fondement rationnel.

La séparation du juste et du bien,ou l’état de nature caché

34Pour mieux le comprendre, il est nécessaire de comparer le principe de discussion de Habermas avec la notion de contrat social, que ce principe est censé remplacer [25][25]« Il était toutefois impossible d’élucider de manière….

35Le contrat social est la réponse moderne à la question politique fondamentale, celle de la justice : quelles sont les lois légitimes, celles auxquelles un honnête homme acceptera d’obéir même si elles s’opposent à ses désirs ? Pour répondre à cette question, les philosophes du contrat social, Hobbes, Locke et Rousseau, partent de l’état de nature. L’état de nature est censé présenter une image de l’homme tel qu’il est réellement, une fois débarrassé de toutes les illusions qu’il se fait sur son compte ; une image cohérente avec le réductionnisme de la science moderne de la nature. Selon cette conception, l’homme est un être dont le désir le plus essentiel est de se préserver. Pour parvenir à cette conclusion, il n’est nul besoin d’opérer une savante « reconstruction » de « nos intuitions ». Le désir de se préserver n’est pas une construction intellectuelle mais une passion puissante, que tout homme peut expérimenter au cours de sa vie. Cependant, cette passion primordiale peut être obscurcie par l’éducation, la religion, les habitudes que donne la vie en société. Assurés d’une certaine protection dans le cours ordinaire de leur existence, éduqués dans l’idée qu’il est des biens supérieurs à la vie, persuadés par leur religion qu’il existe un au-delà, les hommes tendent à oublier à quel point ils tiennent à leur vie. La notion d’état de nature rappelle la vulnérabilité essentielle de l’homme et fait ressurgir la peur de la mort qui avait été étouffée par la vie en société. Elle montre que tous les biens pour lesquels les hommes se battent ordinairement, gloire, amour, plaisirs, salut, sont sans importance face au mal le plus terrible, la mort. L’idée qui sous-tend l’état de nature est que les hommes ne peuvent pas se mettre d’accord sur ce qu’est le bien, mais que, pour peu qu’ils soient placés dans une situation appropriée, ils s’accordent tous sur ce qu’est le mal. Ce mal et le désir de l’éviter peuvent fournir un fondement solide à l’association humaine. Les hommes s’unissent par peur de la mort, pour protéger mutuellement leur vie, et toutes les clauses du contrat social découlent de cet objectif fondamental. Surtout, la peur naturelle de la mort fournit un motif permanent de respecter les clauses du contrat une fois celui-ci scellé. Il faut respecter la loi car la loi vous protége contre les autres hommes et car violer la loi vous expose à un châtiment sévère et rapide. Derrière la loi se tient toujours l’échafaud [26][26]Voir la caractérisation frappante que donne Burke de cette….

36La nature est une notion dont Habermas pense que nous nous sommes débarrassés une bonne fois pour toutes, il se garde donc bien d’entrer dans ce genre de considérations sur la nature humaine [27][27]Cependant, Habermas qualifie à plusieurs reprises la communauté…. Par ailleurs, il ne peut pas accepter les implications politiques qui découlent de l’état de nature. Habermas cherche à bâtir une théorie du droit qui soit à égale distance du « platonisme » et du positivisme. Il veut pouvoir poser la question de la justice, mais sans avoir recours au droit naturel pour y répondre, car le droit naturel limite l’action du législateur démocratique. L’état de nature implique également une réponse particulière à la question de la vie bonne. Si le désir le plus fondamental de l’être humain est le désir de se préserver, la vie devra être orientée vers la recherche incessante des moyens permettant de se préserver le plus longtemps le plus confortablement possible. La société « bourgeoise », avec sa concentration sur l’accumulation de richesses, est la conséquence directe de cette compréhension de la vie humaine. Habermas, lui, veut éviter d’avoir à trancher entre les différentes conceptions de la vie bonne qui se partagent le cœur et l’esprit des hommes. Une théorie de la justice ne peut en effet être « post-métaphysique » au sens strict que « si elle évite de prendre parti dans la querelle des formes de vie et des visions du monde concurrentes ». Prendre parti signifierait établir une hiérarchie des différent biens humains, mais ceci nous est strictement interdit par « nos intuitions », qui exigent un égal respect pour toutes les conceptions du bien et toutes les « formes de vie » qui en découlent [28][28]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 75..

37Habermas pense que le « tournant linguistique » lui permet de contourner ces obstacles. Le principe de discussion découle de ce que Habermas identifie comme étant les présupposés nécessaires de « l’usage du langage à des fins d’entente ». Dès lors que deux ou plusieurs personnes cherchent à se mettre d’accord sur quelque chose, elles doivent obligatoirement se conformer à certaines obligations pour que la discussion puisse avoir lieu. Elles doivent par exemple accepter d’argumenter leur position, elles doivent considérer leurs interlocuteurs comme leurs égaux, ou du moins se comporter comme si elles avaient cette conviction, etc. Par conséquent, « le langage est la première source de l’intégration sociale », et peut-être même la seule dans des sociétés « complexes » où coexistent des gens d’horizons et de cultures très diverses. « L’usage du langage à des fins d’entente » peut suffire à rassembler les hommes, sans qu’il soit besoin de trancher le conflit entre les différentes conceptions du bien et de recourir à d’encombrants droits naturels [29][29]« Dès lors que ce sont les forces illocutoires des actes de….

38Le principe de discussion est donc supposé « neutre » vis-à-vis des questions éthiques, c’est-à-dire vis-à-vis de la question du bien. Cependant, il n’est pas besoin d’avoir une connaissance approfondie de l’histoire de la philosophie politique pour comprendre que ce qui se cache derrière ce principe prétendument neutre n’est rien d’autre que l’état de nature. Selon Habermas, les hommes cherchent à s’entendre car ils considèrent la solution de rechange comme « trop onéreuse » [30][30]Jürgen Habermas, ibid., p. 50, 157, 336 ; L’intégration…. Cette solution de rechange qu’Habermas ne désigne pas explicitement porte un nom : la guerre de tous contre tous. En d’autres termes, les hommes cherchent à « régler leur vie en commun au moyen du droit légitime », car ils veulent sortir de l’état de nature dans lequel les conflits se règlent par la force. La recherche du consensus qui les anime et qui explique leur acceptation du principe de discussion a pour fondement leur crainte du conflit ou, pour le dire avec la brutale franchise de Hobbes, la peur de la mort violente aux mains d’autres hommes. Cela signifie évidemment que la paix est le bien caché que vise le principe de discussion. Tout comme le contrat social, dont il est une pâle copie, le principe de discussion suppose une hiérarchie particulière des biens humains.

39La véritable différence entre Habermas et les auteurs qu’il critique ne se situe donc pas dans leurs prémisses, car Habermas, en dépit de ses accents « communautaristes », est tout autant qu’eux un individualiste, mais dans le fait qu’Habermas pense qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ces prémisses. Il ne peut donc pas non plus prouver la solidité de celles-ci, et en l’occurrence, il se retrouve dans l’incapacité de répondre à la question : pourquoi faudrait-il préférer l’entente et la « discussion » plutôt que, par exemple, une bonne guerre qui, selon certains, sanctifie toute cause ? Répondre que cette perspective est « peu attractive » ne saurait suffire, à l’évidence.

40Poser cette question revient en fait à demander : pourquoi faut-il être juste ? Or, cette question est loin d’être anodine, car après tout, la vie n’est pas un jeu. Un homme dont les désirs ou les opinions le poussent à rompre un contrat qui est dépourvu de toute autorité ou de toute sanction serait stupide de ne pas le faire. Il faut ou montrer à cet homme qu’il est bien pour lui de respecter ce contrat, ou le laisser faire sa volonté. Kant lui-même, qui sépare de la manière la plus radicale le bonheur et la moralité, n’a pas pu s’arrêter à cette séparation. Le devoir d’obéir à la loi morale emporte le devoir de chercher à réaliser ce que Kant appelle le souverain bien, c’est-à-dire l’union du bonheur et de la vertu. L’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu sont les « postulats de la raison pure pratique », des postulats qui découlent de cette exigence de réaliser le souverain bien et que nous devons admettre précisément parce que nous sommes des êtres moraux. Habermas, qui n’est pas sans un certain penchant antireligieux, ne fait pas la moindre mention de ce genre de réflexions [31][31]Dans un dialogue avec le cardinal Ratzinger qui a eu lieu le 19….

41En fait, Habermas pense que l’on peut « se dispenser de répondre à la question plus large d’une fondation morale du droit en tant que tel, autrement dit au problème, hérité du droit rationnel, d’un passage de l’état de nature à l’état de société ». La démocratie délibérative, toute entière dédiée à la rationalité, n’a aucun besoin de montrer rationnellement qu’elle est le meilleur régime possible. En fait, cela est impossible puisque, selon Habermas, les questions éthiques ne sont pas susceptibles d’une solution rationnelle. On ne peut donc pas, selon ses propres termes, justifier « à partir des seules propriétés des formes de vie fondées sur la communication, les raisons pour lesquelles les membres d’une communauté historique déterminée devraient dépasser leurs orientations axiologiques particularistes et passer aux relations de reconnaissance parfaitement symétriques et inclusives sans limitation qui sont celles d’un universalisme égalitaire. D’un autre côté, une conception universaliste qui souhaite éviter toute abstraction abusive doit se servir des découvertes de la théorie de la communication » [32][32]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p.491;…. Il est impossible de prouver à ceux qui en douteraient qu’il est bien de suivre les commandements d’une « morale de l’égal respect et de la responsabilité solidaire pour tout un chacun ». Ceux qui ne veulent respecter que ceux qui leur ressemblent et qui ne se sentent solidaires que de ceux qui ont la même forme de vie qu’eux ne sont pas moins rationnels que ceux qui, comme Habermas, prétendent respecter tous les êtres humains et toutes les formes de vie. « D’un autre côté », si l’on partage les « intuitions » d’Habermas, on pourra trouver utile ce qu’il écrit.

42Habermas pense que la philosophie se pose une question « inutile » lorsqu’elle s’efforce de montrer que la démocratie est le régime juste. Il est inutile de regarder ailleurs, dans le temps ou dans l’espace, nous pouvons être indifférents aux disputes des philosophes au sujet du meilleur régime, la seule chose dont nous ayons besoin est d’une démocratie plus « radicale », c’est-à-dire de sans cesse plus d’égalité et de tolérance, en accord avec les tendances actuelles de nos régimes.

La neutralité du principe de discussion

43Habermas reconnaît certes que « les bonnes raisons », c’est-à-dire les commandements d’une morale universaliste telle qu’il la conçoit, sont « faiblement motivantes », puisqu’elles sont neutres vis-à-vis de la question du bien et que seules les considérations éthiques sont « motivantes ». Par conséquent, « la morale rationnelle dépend de processus de socialisation favorables », c’est-à-dire de « formations du sur-moi qui sont en accord avec elle ». La morale rationnelle dépend donc, semble-t-il, d’habitudes irrationnelles résultant d’un correct endoctrinement effectué dans l’enfance. Cependant, dans la mesure où la morale rationnelle « prive les autres institutions, jusque-là accréditées par la tradition, du fondement de leur légitimité », on peut se demander jusqu’à quel point il serait raisonnable de se reposer sur ces processus de socialisation favorable. La morale rationnelle, qui suppose la discussion permanente de toutes les normes, semblerait bien devoir saper l’autorité de toutes les institutions chargées habituellement des processus de socialisation, comme la famille, l’école, ou l’armée, sans rien pouvoir mettre à la place. Néanmoins, tout cela ne doit pas nous inquiéter, car le remède est à portée de main. La « morale rationnelle faiblement motivante » doit simplement être complétée par un droit positif et contraignant [33][33]« Une morale rationnelle dépend donc par là même de processus….

44À l’évidence, cela ne peut pas signifier qu’Habermas se prononce pour que soit érigé un puissant Léviathan bardé de fer qui ferait observer la morale rationnelle par des châtiments sévères et rapides. Ce serait tout à fait incompatible avec le type de société « décentrée » et en proie à la « communication déchaînée » qu’Habermas appelle de ses vœux [34][34]« Certes, un noyau d’anarchie est indissociable du potentiel de…. Une solution aussi radicale n’est pas nécessaire car le problème n’a, dans le fond, aucun caractère de gravité. Il existe certes bien quelques adeptes de l’une ou l’autre « visions fondamentalistes du monde » qui refusent encore d’adhérer à un relativisme de bon aloi, mais dans le monde actuel, il est « inéluctable » que ces visions subissent une « transformation réflexive » qui les amènera progressivement à reconnaître que la vérité doit nécessairement s’écrire avec des guillemets [35][35]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p. 229,….

45Habermas demande que soient tolérées toutes les « formes de vie » qui sont devenues « réflexives », c’est-à-dire qui reconnaissent l’égale dignité des autres formes de vie et des autres visions du monde. Il semble penser que cela n’aboutit à exclure qu’une poignée de fanatiques facilement identifiables, et au surplus destinés à disparaître à plus ou moins longue échéance. Parce qu’il ne peut pas prendre vraiment au sérieux ce qui n’est pas conforme à « nos intuitions », Habermas ne voit pas bien l’ampleur du sacrifice qui est demandé à ceux qui voudraient adhérer à sa démocratie radicale. Pour la même raison, il ne perçoit pas suffisamment à quel point la « culture libérale » qu’il croit solidement établie, et dont a besoin sa « démocratie radicale », est fragile et dépendante d’un type de défense rationnelle auquel il refuse de se livrer.

46Son principe de discussion censément neutre exclut en fait tous ceux qui ne sont pas prêts à subordonner à la recherche de l’entente, c’est-à-dire à la préservation de la vie, toutes les autres considérations. La démocratie radicale demande aux hommes de subordonner leurs conceptions du bien à des principes de justice universels. Il doit y avoir « un primat absolu du juste sur le bien ». Nous avons parfaitement « le droit » de détester les pratiques des autres, pourvu seulement que nous les tolérions. J’exècre en privé ce que je respecte en public [36][36]« D’un point de vue éthique, “nous” conservons le droit de…. Mais, comme le reconnaît Habermas, leurs conceptions du bien sont ce à quoi les hommes tiennent le plus. Les hommes agissent en fonction de leurs idées du bien, pas en fonction de règles universelles « neutres » et détachées de tout bien humain reconnaissable. Par conséquent, les hommes sont sans cesse tentés de s’opposer, y compris au besoin par la force, aux pratiques qu’ils détestent. Il n’est en fait possible de devenir tolérant au sens d’Habermas qu’à condition d’être convaincu du caractère privé, c’est-à-dire subjectif, de toutes les conceptions de la vie bonne et d’avoir dans le même temps intégré l’idée que la paix est le plus grand bien. En pratique, la tolérance requise par la démocratie radicale est un mélange de scepticisme dogmatique quant à la question de la vie bonne et d’indignation morale au service d’une conception non examinée de la vie bonne. Cette position revient à exclure comme intolérantes non seulement les idées défendues par presque tous les grands philosophes, de Platon jusqu’à Hegel en passant par Kant et Rousseau, mais aussi toutes les « formes de vie » connues, à l’exception de celle qui prévaut actuellement dans certains cercles des sociétés occidentales.

47Sans même avoir besoin de chercher des exemples hors de la civilisation occidentale, il est aisé de constater que ni un Achille, ni un Socrate, ni un Saint François d’Assise, ni un Washington n’auraient pu trouver leur place dans une « démocratie radicale » qui, de leur point de vue, demande que ce qui est supérieur soit subordonné à ce qui est inférieur. Et plus encore, dans un régime dont la doctrine officielle est que ce qu’ils considéraient comme le plus important, et pour lequel ils étaient prêts à donner leurs vies, est une simple affaire de goût. Poser le principe de discussion comme principe architectonique revient à exclure dès le départ la « vision du monde » incarnée par chacun d’eux. Seules les « visions du monde » et les « formes de vie » qui sont compatibles avec « la recherche de l’entente » auront leur place dans la démocratie radicale d’Habermas. Cela revient à peu près à dire que la diversité que l’on pourra y trouver sera limitée à la diversité des danses folkloriques et d’autres choses du même genre. La bienveillance d’Habermas envers toutes les « formes de vie réflexives » est, en réalité, une bienveillance limitée au tout petit cercle des différentes nuances du relativisme contemporain.

48Le caractère finalement très étroit de ce qui se présente comme une théorie universelle s’explique, semble-t-il, essentiellement par le fait que l’auteur de Droit et Démocratie ne regarde pas au-delà de ce cercle. Les différentes « formes de vie » qu’Habermas juge acceptables et qui lui semblent pouvoir cohabiter sans heurts au sein d’une société « multiculturelle » sont des « formes de vie » qui ont déjà été radicalement transformées par les idées de ces philosophes du contrat social qu’Habermas pense avoir dépassé, et par le type de société auquel ces idées ont donné naissance. Ainsi, par exemple, les catholiques et les protestants qui vivent aujourd’hui dans nos démocraties libérales n’ont que peu à voir avec les catholiques et les protestants qui s’entretuaient pour leur foi il y a quelques siècles de cela. De tels hommes n’auraient jamais pu accepter une coexistence paisible et respectueuse des différences de chacun, qui requiert que la question du salut éternel soit subordonnée à la préservation de la paix. Les chrétiens « tolérants » d’aujourd’hui ont été « adoucis » par plusieurs siècles de commerce et leurs croyances ont souvent plus à voir avec La profession de foi du vicaire savoyard ou The reasonableness of christianity qu’avec la lettre même des Évangiles. Mais faute de pouvoir considérer sérieusement ce qui ne correspond pas à « nos intuitions » – et qu’il serait plus exact d’appeler les intuitions d’un segment particulier de la société occidentale contemporaine – Habermas ne peut jamais voir que des hommes qui sont déjà profondément marqués par ces « intuitions ». À la vénérable question : qu’est-ce que l’homme ? Habermas semble ainsi répondre implicitement : l’homme est un universitaire social démocrate. Si la notion de nature pouvait avoir une quelconque place chez Habermas, on serait tenté de conclure que, selon lui, la démocratie libérale est le milieu naturel de l’être humain [37][37]Une formulation plus exacte serait de dire que la démocratie…. Par conséquent, il mesure mal tous les efforts qui sont nécessaires pour fonder et maintenir ce type de régime.

49Hobbes, Locke ou Rousseau, en revanche, mesuraient très bien l’un et l’autre. Ils comprenaient qu’il n’était pas suffisant de montrer que certaines conceptions de la vie bonne étaient incompatibles avec celle qu’ils proposaient. Il leur fallait également montrer que ces conceptions étaient erronées pour que puisse advenir le type de régime politique auquel ils aspiraient. Une part très importante de leurs écrits est par conséquent consacrée à réfuter, plus ou moins ouvertement, les positions opposées aux leurs, et notamment à transformer de l’intérieur le christianisme, qu’ils percevaient comme étant leur principal adversaire. Cette transformation a été un long combat, comme pourrait le rappeler un coup d’œil sur la biographie de ces trois philosophes, et elle n’a pu être menée à bien que parce que leurs arguments ont fini par sembler plus convaincants au plus grand nombre que ceux de leurs adversaires. Ils comprenaient également que, une fois établi le régime qui leur paraissait conforme à la nature de l’homme, celui-ci aurait un besoin permanent d’être maintenu par une éducation et des institutions appropriées. Une éducation et des institutions destinées, notamment, à rappeler à chaque nouvelle génération de citoyens les raisons de la supériorité intrinsèque du régime dans lequel ils vivent.

50Arrivant bien après la bataille, Habermas pense qu’il nous est possible de pouvoir jouir des fruits de leurs travaux sans avoir à mettre nous-mêmes la main à la pâte. Non seulement il ne croit pas qu’il soit nécessaire d’offrir une argumentation rationnelle pour montrer en quoi la démocratie libérale est un régime meilleur que les autres, mais il sape à la base toute possibilité d’argumenter en ce sens. Ni les droits naturels de l’homme, ni l’impératif catégorique, ni en général aucune considération relative à la nature humaine, n’est susceptible de rentrer dans la catégorie des justifications « post-métaphysiques », qui est la seule catégorie qu’Habermas veuille bien accepter. Mais faute d’un fondement de ce genre, la démocratie devient une « forme de vie » parmi d’autres, une « forme de vie » qu’il nous est impossible de défendre face aux tenants d’autres « formes de vie », ou même simplement auprès de ceux qui, ayant été éduqués à l’intérieur de cette « forme de vie », en viennent néanmoins à douter de sa valeur. Cette incapacité à argumenter rationnellement pour la défendre pourrait être tout particulièrement fatale à la démocratie libérale, une « forme de vie » qui, sans doute plus qu’aucune autre, prétendait dès le départ reposer sur la capacité de l’homme à se guider à la seule lumière de sa raison.

L’espace public et la société civile

51Après avoir ainsi « reconstruit nos intuitions », nous voici enfin arrivé sur le sol de la démocratie délibérative. Le cœur de cette démocratie est ce qu’Habermas appelle l’espace public. Cet espace public est « une structure de communication ancrée dans le monde vécu par l’intermédiaire de sa base constituée par la société civile ». Il « reçoit ses impulsions de l’assimilation privée des problèmes sociaux qui ont une résonance biographique ». Ces impulsions proviennent de la société civile, qui « se compose de ces associations, organisations, mouvements qui, à la fois, accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée ». Ainsi, dans une démocratie délibérative, les décisions légitimes sont celles qui ont été « régulées par des flux communicationnels qui sont partis de la périphérie » et ont traversé « les écluses des procédures propres à la démocratie et à l’État de droit, avant d’entrer dans le système parlementaire ou dans les tribunaux ».

52Si nous nous plaçons au même niveau d’abstraction qu’Habermas, il parait possible de dire que la démocratie délibérative envisage la politique démocratique essentiellement comme une vaste discussion, au cours de laquelle les citoyens identifient les problèmes publics et résolvent les conflits par des débats aboutissant à des actions. Dans cette perspective, le vote, lors des élections ou bien au Parlement, n’est qu’un bref instant dans une délibération permanente, à la fois parmi les citoyens et au sein des institutions, délibération au cours de laquelle les participants essayent de se persuader réciproquement à propos des meilleures politiques à adopter. La démocratie délibérative conçoit la politique à peu près sur le modèle d’une discussion entre amis sur des sujets d’intérêt commun et appelant une action.

53Si nous adoptons une perspective plus concrète, il parait possible de décrire la démocratie délibérative de la manière suivante : certaines personnes se rassemblent sur la base de ce qu’ils perçoivent comme étant un problème appelant une action des pouvoirs publics. Ces personnes, organisées sous forme d’associations diverses, parviennent à diffuser leurs idées auprès de ceux qui parlent au grand public, médias, partis politiques, etc. Le problème en question peut dès lors être identifié comme une question publique par les pouvoirs publics, Parlement, administration, etc. Ceux-ci vont donc agir pour traiter ce problème supposé, en consultation plus ou moins étroite avec les associations ayant identifié et défini ledit problème. Le résultat sera une « décision légitime » qui répond à un « problème social ». Une autre manière de parvenir à ce résultat, souvent de manière plus rapide, sera, après avoir engagé une action en justice appropriée, de parvenir à convaincre un juge que le « problème social » dont se préoccupe la ou les associations à l’origine de l’action judiciaire requiert la création de nouveaux « droits » ou une interprétation « créative » de lois existantes.

54Bien qu’Habermas, pour des raisons obscures, conserve l’appareillage institutionnel compliqué de la démocratie constitutionnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, il est évident que sa démocratie radicale change profondément le sens de ces institutions. Le Parlement devient la caisse de résonance, pour ne pas dire la chambre d’enregistrement, des demandes issues de la société civile et les juges font œuvre de législateur en interprétant la « constitution vivante ». L’administration en revanche doit être étroitement surveillée, car c’est d’elle que vient tout le danger pour la préservation des « libertés communicationnelles » [38][38]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 192, 193,….

55L’espace public et la société civile ont donc pour fonction d’identifier et de répercuter ce qu’Habermas appelle les « problèmes sociaux ». Ce que peut bien être un « problème social » n’est pas davantage précisé, mais un coup d’œil sur les contextes dans lesquels cette expression est employée permet de conclure, sans grand risque de se tromper, que les « problèmes sociaux » sont essentiellement des questions touchant à l’égalité des conditions de vie. Habermas affirme ainsi que le public sur lequel repose l’espace public « résonne des expériences biographiques sur lesquelles se répercutent, à l’échelle de la société, les faux frais extériorisés (et les perturbations internes suscitées)par les systèmes d’action fonctionnellement spécialisés, y compris par l’appareil d’État lui-même dont les fonctions de régulation sont requises par les systèmes fonctionnels complexes ». Ce qu’Habermas nomme les « faux frais » désigne le chômage, la pauvreté, et plus largement les inégalités économiques. Quant aux « systèmes d’action fonctionnellement spécialisés », il s’agit essentiellement des entreprises, ou plus largement de « l’économie capitaliste », et de certains secteurs de l’administration en tant qu’ils adoptent « l’esprit cognitiviste du management » [39][39]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 377, 378, 380,….

56Il serait cependant erroné d’en déduire que l’espace public est le lieu de l’affrontement éternel entre les riches et les pauvres. Il serait plus exact de dire que l’espace public est le lieu où les « privilégiés » écoutent en silence les revendications des « défavorisés ». Il faut en effet, selon Habermas, distinguer entre les acteurs qui « se contentent d’utiliser un espace public déjà constitué » et ceux qui « participent à la reproduction des structures de l’espace public existant ». Seuls les seconds sont véritablement « issus du public » et par conséquent pleinement légitimes pour porter les « problèmes sociaux ». Les « systèmes d’action fonctionnellement spécialisés » ne rentrent pas dans cette catégorie. Y rentrent en revanche les acteurs qui ont à la fois une sensibilité pour « les dangers qui menacent les droits à la communication » et la disposition à faire front contre « les formes ouvertes ou masquées d’exclusion et de répression des minorités et des groupes marginaux ». Par conséquent, la société civile a pour Habermas « une signification différente de celle qu’avait connue la tradition libérale ». En effet, elle n’inclut plus « l’économie régulée par les marchés du travail, les marchés des capitaux et des biens et constituée par le droit privé » [40][40]« À vrai dire, l’expression “société civile” s’associe,…. En d’autres termes, les « capitalistes » ne font pas partie de ce qu’Habermas appelle la société civile. Le cœur de la « politique délibérative » semble ainsi être la discussion à propos de la redistribution, en l’absence de ceux sur qui l’on prélèvera les ressources nécessaires à cette redistribution.

57Le caractère central des « problèmes sociaux » au sein de la démocratie délibérative semble devoir appeler la construction d’un énorme appareil administratif chargé des diverses formes de compensation envers les « défavorisés ». Toutefois, le penchant décidément socialiste de cette démocratie n’est qu’une partie du tableau d’ensemble. Au sommet de « cette échelle escaladée par les protestations civiques infra-institutionnelles » qu’est l’espace public se trouve en effet la désobéissance civile. La désobéissance aux lois n’est que l’ultime moyen de continuer la discussion publique une fois que celle-ci semble close, elle est par conséquent parfaitement légitime [41][41]« Les délibérations institutionnalisées dans l’État de droit…. Plus encore, la désobéissance civile « actualise dans le médium de l’opinion publique les contenus normatifs de l’État de droit démocratique » : elle est l’acte démocratique par excellence. Selon Kant, l’homme moral ne doit jamais violer une loi, quelles que soient les circonstances. Pour Habermas, l’homme moral est non seulement autorisé mais encouragé à violer la loi [42][42]On peut ajouter que l’homme moral n’a pas non plus à risquer sa….

58Il serait toutefois possible de se demander si toutes les formes de désobéissance civile sont également respectables. Par exemple, les riches pourraient-ils refuser d’obéir aux lois organisant la redistribution ? Ou bien encore, les entreprises concernées pourraient-elles refuser d’observer une loi destinée à protéger l’environnement ? En fait, dans la mesure où les acteurs économiques « capitalistes » ont été par avance exclus de la société civile, il semblerait que ceux-ci ne puissent pas arguer du caractère éminemment démocratique de leur désobéissance pour la justifier. Seule la désobéissance issue de la société civile est légitime, c’est-à-dire la désobéissance de ceux qui défendent ou représentent les « minorités » et les « groupes marginaux ».

De l’État providence à l’État redistributeur

59La démocratie délibérative parait ainsi devoir être en pratique un mélange remarquable de socialisme et d’anarchie. Il est toutefois clair que, pour Habermas, le premier aspect est destiné à l’emporter nettement. Le « paradigme procéduraliste » qu’il a développé a en effet pour premier objectif de nous permettre de refonder l’État providence [43][43]Cf. supra.. La principale raison semble en être le besoin de justifier la nouvelle signification donnée par Habermas à cet État providence. Au moment de son instauration, l’État providence signifiait essentiellement la mise en place d’un certain nombre de dispositifs publics destinés à protéger les individus contre des aléas de la vie qui dépassent, en général, les ressources des individus. Ainsi, par exemple, l’assurance maladie doit-elle permettre de faire face à des dépenses médicales qui peuvent très rapidement excéder les capacités financières des individus, et ainsi de suite. Pour Habermas en revanche, l’État providence a une mission beaucoup plus large, qui est de parvenir à « une distribution plus juste de la richesse socialement produite ». Le but n’est plus d’aider l’individu lorsqu’il ne peut plus s’aider lui-même, mais de parvenir à « une égalité factuelle des situations de vie et des positions de pouvoir ». Selon Habermas, l’État providence ainsi entendu n’est que la réponse à l’incapacité avérée du « modèle contractuel du droit civil formel » à tenir ses promesses de « justice sociale » [44][44]Jürgen Habermas, Droit et démocratie, op. cit., p. 429, 430,…. En d’autres termes, l’égalité des droits fondamentaux (les droits de l’homme dans leur acception originelle) ne suffit pas à assurer l’égalité des conditions de vie, or seule une telle égalité permettrait à chacun d’avoir des chances égales de jouir des libertés reconnues par les lois. Par conséquent, il est nécessaire que le gouvernement opère une vaste redistribution des richesses afin de, au moins, se rapprocher de l’égalité des conditions.

60Il est effectivement peu contestable que la loi qui interdit également au riche et au pauvre de coucher sous les ponts est une parodie de justice, tant que le pauvre n’a pas les moyens de coucher ailleurs que sous les ponts. En ce sens, la critique marxiste du caractère « formel » de l’égalité « bourgeoise », qu’Habermas reprend implicitement, n’est pas totalement dépourvue de fondement. L’exercice de nos libertés civiles et politiques dépend souvent de la possession d’un degré minimum de sécurité, de propriété ou de santé. Il est néanmoins aisé de remarquer que cette évidence était parfaitement connue des fondateurs de la tradition « bourgeoise » des droits de l’homme. Locke, pour ne citer que lui, mettait la vie, la liberté et la propriété au rang des droits naturels de l’homme. Mais ces droits ne signifiaient pas pour lui la possibilité pour l’individu de réclamer à la société, c’est-à-dire aux riches, un montant déterminé de propriété ou de « prestations sociales ». Ils signifiaient la liberté donnée à chacun, dans certaines limites raisonnables fixées par la loi, d’acquérir ou d’étendre sa propriété et, une fois acquise, d’en disposer. Cela suppose bien sûr que tout individu disposé à travailler pour améliorer sa condition puisse effectivement le faire, ce pourquoi, dès l’origine, l’affirmation des droits naturels de chacun est allée de pair avec une dénonciation des privilèges économiques, des monopoles ou des corporations. En ce sens, la protection offerte par l’État providence contre certains aléas de la vie n’est pas incompatible avec les principes posés par Locke. Elle peut être comprise tout simplement comme la reconnaissance du fait que, dans les conditions de vie modernes, il existe sans doute davantage de circonstances dans lesquelles l’individu ne peut pas s’aider lui-même que ne l’avaient envisagé les premiers penseurs des droits de l’homme.

61Cela n’implique pas en revanche que l’égalité des droits devrait déboucher sur l’égalité des conditions. Bien au contraire, l’opportunité ouverte à chacun d’améliorer sa condition aura pour conséquence de grandes inégalités de propriété, dans la mesure où la justice demande que ceux qui travaillent plus ou mieux que les autres puissent jouir des fruits de leur travail. En ce sens, le passage de la protection à la redistribution, qui semble nécessaire à Habermas, s’apparente, du point de vue de Locke, aux revendications injustes élevées par les « chicaneurs et les querelleurs » contre les « industrieux rationnels », ou encore, selon la formule d’Adam Smith, au désir de récolter là ou l’on n’a pas semé. La tradition originelle des droits de l’homme n’a jamais promis, ni même cru qu’il serait juste de promettre « l’égalité factuelle des situations de vie et des positions de pouvoir ».

62Pour Habermas en revanche, il existe des « droits de partage » qui doivent garantir une juste participation à la « richesse sociale » [45][45]« D’un point de vue fonctionnel, les droits sociaux signifient…. Cela signifie nécessairement, semble-t-il, que la richesse n’est pas le produit des efforts des individus, individus qui, du fait même de cet effort, auraient un juste titre à disposer de ce qu’ils ont produit. La richesse est « sociale », toujours déjà disponible et n’attendant que d’être redistribuée en fonction de critères égalitaires abstraits. Lorsqu’ils délibèrent au sujet des taux d’imposition, les citoyens de la démocratie radicale ne se demandent pas, apparemment, quelle proportion de son revenu un individu devra donner à la collectivité, mais quelle proportion du revenu de la collectivité il sera autorisé à conserver. Il n’est pas besoin d’être très versé dans les questions politiques pour comprendre quelle direction prendra une délibération engagée sur de telles bases. Il est suffisamment clair en tout cas que l’absence de droits naturels, ainsi que la conception particulière qu’a Habermas de la « société civile » ont, sinon pour intention, du moins pour conséquence de lever tous les obstacles théoriques en vue d’une redistribution à très grande échelle.

63Toutefois, Habermas n’est pas entièrement satisfait avec cet État-redistributeur. Car il existe un effet pervers de la redistribution, ce que Habermas appelle le « paternalisme de l’État providence ». Il est bien connu, en effet, que la distribution d’argent public va toujours avec une forme de contrôle de ceux à qui cet argent est distribué. Ce contrôle peut aller de la simple vérification du fait que les bénéficiaires ont bien droit à ce qu’ils reçoivent, en passant par l’exigence de certaines contreparties en échange des prestations versées, jusqu’à un contrôle de la manière dont ces prestations sont utilisées. Dans tous les cas, le risque est, selon Habermas, que l’État mène des interventions « normalisatrices » qui viennent restreindre la liberté des individus. Ce risque n’est effectivement pas mince, et il serait sans doute augmenté dès lors que, la richesse étant « sociale » et non plus individuelle, chacun serait considéré comme un bénéficiaire des largesses publiques. En fait, en dépit des affirmations d’Habermas selon lesquelles il importe que le « noyau privé du monde vécu » reste intact, il est difficile de comprendre comment la sphère privée pourrait conserver son autonomie dès lors que la richesse est considérée comme commune.

64Cela ne conduit cependant pas Habermas à reconsidérer la pertinence de « l’égalisation des conditions de vie et des positions de pouvoir ». Le remède, selon lui, se trouve dans l’application du « paradigme procéduraliste » à l’État providence. Pour éviter tout« paternalisme », il faut que les bénéficiaires des prestations de l’État providence « participent eux-mêmes à l’interprétation des critères suivant lesquels l’égalité juridique peut être mise en œuvre en dépit des inégalités factuelles ». En d’autres termes, il faut que les bénéficiaires des nouveaux « droits » puissent définir eux-mêmes ces nouveaux « droits » au lieu de se les voir accorder de façon « paternaliste » par l’État [46][46]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 442, 456 ;….

Délibération ou bavardage interminable ?

65Pour illustrer son propos, Habermas prend pour exemple les « politiques d’émancipation des femmes ». Dans un premier temps, le droit formel « bourgeois » s’était contenté d’assurer l’égalité des droits fondamentaux des hommes et des femmes, c’est-à-dire essentiellement la liberté pour les femmes d’accéder à l’éducation et d’entrer en concurrence avec les hommes pour les emplois, les honneurs, etc. Mais avec cette liberté nouvelle, il est apparu que les femmes souffraient de certains « désavantages » par rapport aux hommes, « désavantages » qui s’opposaient à l’obtention de l’égalité « réelle ». Ces « désavantages » sont essentiellement liés au fait que les femmes portent les enfants, et à tout ce qui se rattache à ce fait. Pour surmonter cet obstacle sur le chemin de l’égalité, un certain nombre de protections et de prestations spécifiques ont été accordées aux femmes, afin de compenser les charges et les contraintes liées à la maternité. Ceci partait évidemment d’une bonne intention, mais, à l’usage, certains effets pervers sont apparus. Par exemple, la protection supplémentaire accordée aux femmes en période de grossesse et de maternité a contribué à augmenter leur taux de chômage, un droit du divorce plus libéral a aggravé la situation des femmes se retrouvant seules avec leurs enfants, etc. En bref, ces protections et prestations spécifiques n’ont pas apporté « l’égalité des situations de vie et des positions de pouvoir » entre les hommes et les femmes. Le problème réside dans le fait que les différences entre les hommes et les femmes n’ont pas été comprises comme des « constructions sociales », mais comme des données naturelles. Ce faisant, le droit censé venir en aide aux femmes a en réalité contribué à les enfermer dans un rôle « traditionnel » de mère de famille ; il n’a fait que perpétuer les « stéréotypes sexuels » qui sont, selon Habermas, la véritable origine des inégalités entre hommes et femmes. Le remède à cela se trouve dans un « débat public sur l’interprétation appropriée des critères et des besoins ». Il faut que les intéressés eux-mêmes puissent décider librement quelles sont les différences significatives entre les hommes et les femmes et quelles doivent être les réponses appropriées à ces différences [47][47]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 448, 451-54,….

66Par les intéressés, il semble qu’il faille entendre non pas les hommes et les femmes, mais les femmes exclusivement. Seuls en effet les « sous-privilégiés », c’est-à-dire en l’occurrence les femmes, sont capables de dire quelles sont « les raisons chaque fois pertinentes pour une égalité ou une inégalité de traitement » [48][48]« Tant que ces dépendances colonisatrices n’ont pas été…. Plus généralement, comme nous l’avions déjà remarqué, il semble que seuls les bénéficiaires des nouveaux « droits » et prestations peuvent légitiment participer à leur élaboration, pas ceux qui acquitteront ces « droits » et prestations. N’est-il pas normal, en effet, que ceux dont « l’intégrité a été lésée », qui ont subi des « préjudices », ont été « réprimés », ou plus généralement ont vu leur « dignité » bafouée élaborent eux-mêmes les moyens propres à faire cesser ces « souffrances » ?

67Cependant, il semblerait que, dans son désir bien compréhensible de venir en aide aux « opprimés », Habermas ait quelque peu perdu de vue ses propres principes et se soit un peu trop précipité. Dans la mesure où la réalité est, selon lui, ce sur quoi nous nous accordons, il semble que « l’interprétation publique » des différences entre hommes et femmes devrait, en toute logique, être précédée par un débat public afin de décider s’il existe des hommes et des femmes. De la même manière, il semblerait cohérent, avant de commencer à réparer les préjudices, d’avoir un débat public pour savoir si nous nous accordons sur le fait qu’il existe quelque chose comme des préjudices, de l’oppression ou de la dignité.

68Ce léger contretemps attire notre attention sur la notion de délibération telle qu’Habermas la comprend. Le cœur de la démocratie délibérative se trouve, comme son nom l’indique, dans la délibération publique. Au cours de cette délibération, toutes les personnes « concernées » échangent des arguments à propos de questions appelant une action publique jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint au sujet de ce qu’il convient de faire. En pratique, bien sûr, la majorité décidera de ce qu’il convient de faire, car il est presque toujours impossible de poursuivre la discussion jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint. Cependant, l’essentiel est que la procédure suivie pendant la délibération permette que le meilleur argument puisse l’emporter. Idéalement, la décision prise le sera uniquement sur la base de la force relative des différents arguments en présence. Il nous faut néanmoins nous demander ce que peut bien signifier la notion de meilleur argument dans le contexte du « tournant linguistique ». Avant ce tournant, un argument pouvait être considéré comme meilleur que les autres lorsqu’il paraissait mieux s’accorder avec la réalité que ses concurrents. Pour transposer l’expression célèbre d’Aristote, le meilleur argument était celui qui permettait le mieux de sauver les apparences. Mais cette conception de l’argumentation repose sur l’idée que les mots désignent des objets qui existent indépendamment de nous et elle suppose que nous sommes capable de connaître les natures de ces différents objets. Elle repose, en d’autres termes, sur une notion de la « vérité-correspondance » qu’Habermas espère avoir laissé définitivement derrière lui après avoir pris le « tournant linguistique » [49][49]« La conception pragmatique de la fondation conduit à forger un…. Après ce tournant, la réalité n’est plus que ce sur quoi nous nous accordons. Il n’existe plus de « faits » extérieurs à la discussion et qui permettraient de départager les arguments. Les « faits » sont le résultat de la discussion et non pas sa base.

69Mais dès lors, comme le dit Habermas lui-même, il n’existe « pas de fin « naturelle » à la chaîne des raisons substantielles possibles ». Dans des conditions idéales, nous n’arrêtons une argumentation que lorsque survient un « accord sans contrainte » entre tous les participants au sujet de la « validité » de la proposition en discussion. Dans des conditions moins qu’idéales, c’est-à-dire en pratique presque toujours, une décision doit être prise à la majorité sans que l’accord unanime ait pu être réalisé. Mais même dans les conditions idéales, le consensus ne peut être compris que comme provisoire. Il est toujours possible que surgissent de « meilleurs » arguments et qu’un consensus tout différent, mais toujours provisoire, soit atteint sur cette base.

70Ceci revient à dire que les participants à la discussion échangent des arguments parmi lesquels le meilleur est censé l’emporter, mais qu’ils ne disposent pas de critère pour départager les différents arguments. Comme le reconnaît ingénument Habermas, « ce qui compte en tant que bon ou mauvais argument peut, à vrai dire, faire à son tour l’objet de la discussion » [50][50]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 50, 198, 199,…. En toute logique, ceci semblerait nous engager sur la voie d’une régression à l’infini, dans laquelle toute discussion au sujet de ce qu’est un bon argument devrait être précédée d’une discussion afin de déterminer les critères selon lesquels seront jugés les arguments échangés afin de savoir ce qu’est un bon argument. Clore la discussion par un vote en faisant appel à la nécessité de parvenir à une décision, comme le suggère Habermas, ne parait pas davantage possible, car il semble inévitable que le caractère nécessaire ou non d’une décision fasse lui-même l’objet d’une discussion ; ce, sans même évoquer le caractère éminemment « discutable » de la règle selon laquelle la majorité fait loi.

71La vérité effective de la démocratie délibérative semble devoir être le bavardage interminable. Dans la mesure où parler pour ne rien dire et se taire sont, d’un point de vue cognitif, strictement équivalent, le « tournant linguistique » semblerait donc nous avoir ramené aux conclusions nihilistes « peu attractives » qu’il avait pour fonction de contourner.

72Il serait toutefois erroné de conclure de ce qui précède que la démocratie délibérative est destinée à être une société composée uniquement, ou même majoritairement, d’Ivan Karamazov. La logique d’une opinion est rarement équivalente au comportement de ceux qui professent cette opinion. Comme le dit Habermas, les citoyens de la démocratie délibérative doivent, bien qu’étant des « étrangers » les uns pour les autres, posséder une « culture libérale commune ». C’est-à-dire qu’ils doivent au minimum être tous persuadés, on ne sait pourquoi, que tous les êtres humains sont fondamentalement égaux et que l’entente est le bien suprême.

73Ce « surmoi » libéral est ce qui protège les citoyens de la démocratie délibérative contre l’angoisse existentielle que devrait provoquer en eux la reconnaissance de l’absence de tout fondement invariable derrière le flux de l’expérience. Il est également ce qui leur permet de prendre des « décisions publiques » en l’absence de tout critère objectif pour prendre des décisions. Les « bonnes raisons », celles qui emportent l’adhésion de la majorité au sein de la démocratie délibérative, sont celles qui paraissent le plus conformes à « nos intuitions » universalistes et égalitaires. Loin d’être impossible, l’accord s’opère en définitive sans grandes difficultés, sur la base de nos préjugés. Quant à ceux qui, par extraordinaire, demanderaient à sortir du cercle enchanté constitué par ces « intuitions », il nous faudra leur répéter qu’un tel désir n’est pas raisonnable. Qui donc désirerait vivre au milieu des ténèbres de la « métaphysique » et des « formes de vie non réflexives » que ceux-ci engendrent ?

74**

75Reconstruire plus en détails la démocratie délibérative d’Habermas ne parait pas nécessaire car on peut affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’une telle société, rigoureusement déduite à partir des principes posés par Habermas, n’a jamais existé et n’existera jamais.

76En fait, il ne parait pas exagéré de dire que les analyses d’Habermas rendent la politique à peu près incompréhensible. Dès le départ, les hommes sont supposés vouloir s’entendre, ils sont naturellement, si l’on peut dire, orientés vers la recherche du consensus. Au cours de la discussion publique, ils se conforment aux règles posant l’égalité de tous les participants, l’absence de contrainte, l’égalité des chances de toutes les contributions ou encore l’universalité d’accès à la discussion. Une fois la discussion terminée, ils sont fair-play et coopératifs, ils respectent les décisions de la majorité. Si tous n’ont pas ces qualités, du moins est-il indispensable qu’elles soient le partage d’une très grande majorité, sans quoi les « discussions publiques » qu’Habermas appelle de ses vœux ne pourraient simplement pas avoir lieu. Ces qualités sont d’autant plus remarquables que ces citoyens d’un nouveau genre sont censés avoir intégré l’idée « post métaphysique » que les décisions publiques, c’est-à-dire les lois, n’ont pas d’autre fondement qu’un accord toujours transitoire. La question se pose alors de savoir pourquoi des êtres si angéliques pourraient avoir besoin de gouvernement. Existe-t-il une autre justification à l’institution d’un gouvernement doté du « monopole de la violence légitime » que le fait que les passions humaines ne se conforment pas sans contrainte aux exigences de la raison et de la justice [51][51]The Federalist, chap. 15, p. 96. ? Mais si tel est le cas, l’existence de ces mêmes passions, sans même parler d’autres considérations, ne devrait-elle pas nous faire douter de la possibilité d’instituer une démocratie délibérative ? La délibération civique pourra-t-elle jamais ressembler, même de loin, à une conversation entre quelques amis bien disposés ? Et dans l’affirmative, ne devrions-nous pas compter que les lois seront observées spontanément, sans qu’il soit besoin de l’appareillage compliqué et contraignant d’un gouvernement ?

77Habermas avoue avoir toujours été « fasciné » par l’idée marxiste selon laquelle la domination politique de l’homme sur l’homme devait être transformée en administration rationnelle des choses [52][52]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p. 356.. La fascination est effectivement évidente dans ses écrits, mais elle ne semble pas avoir débouché sur une réflexion suffisamment approfondie à propos de ce qu’impliquerait une telle conception.

78Ainsi, Droit et Démocratie veut mettre la « délibération publique » au cœur de la démocratie. Cette exigence peut sembler raisonnable, car il est peu contestable que la délibération soit une partie importante de l’activité politique, particulièrement en démocratie. Cependant, la délibération ne serait pas un bien si nous n’étions pas ce que nous sommes. Ni les dieux ni les bêtes ne délibèrent, seul l’homme le fait ; et l’homme délibère car il est à la fois doué de raison – capable par conséquent de s’orienter en fonction de sa raison – et de faiblesses et de passions qui menacent sans cesse d’obscurcir sa raison. La délibération nous est nécessaire du fait que notre savoir est souvent insuffisant ou incomplet, et d’autre part, du fait que, trop souvent, une décision nous apparaît d’autant meilleure qu’elle sert davantage nos intérêts. Par conséquent, le fait même que la délibération nous soit nécessaire semblerait impliquer que la « domination politique » ne pourra jamais être remplacée par « l’administration rationnelle des choses ».

79Habermas, dans ses réflexions, fait abstraction de la nature humaine, car la politique qu’il favorise réclame cette abstraction, mais il faut bien constater que cette abstraction aboutit à des propositions d’une grande naïveté politique [53][53]Mutatis mutandis, Habermas apparaît ainsi comme l’un des…. Le fait que les caractéristiques à la fois anarchistes et collectivistes de la société qu’il dessine soient incompatibles ne semble pas frapper Habermas, pas plus qu’il ne parait mesurer à quel point sa « démocratie radicale » est en contradiction avec les principes et les institutions de la démocratie libérale telle que nous la connaissons aujourd’hui. En fait, il est difficile de se défaire de l’impression qu’Habermas espère et suppose qu’une société en accord avec ses principes ne serait pas terriblement différente de l’Allemagne ou de la France d’aujourd’hui. Habermas n’est pas un dangereux extrémiste : il veut conserver tous les avantages qui découlent d’un ordre démocratique « bourgeois », simplement avec plus « d’égalité » et de « respect des différences ».

80Par conséquent, la signification pratique des spéculations d’Habermas est de nous persuader qu’il est inutile d’examiner « nos intuitions », que nous possédons aujourd’hui tout ce qui est bon, pourvu seulement que nous sachions mieux réaliser « nos intuitions », c’est-à-dire progresser sans cesse vers plus de « respect » et « d’égalité ». Le philosophe Habermas, tel qu’il se nomme lui-même, cherche, sans s’en rendre compte, à refermer l’entrée de la caverne. Plus exactement, dans la mesure où Habermas se prononce fermement pour l’institution d’un « ordre cosmopolitique » – ce qu’il appelle parfois une « démocratie post nationale » –, il parait justifié de dire qu’il cherche à remplacer les cavernes nationales par la caverne cosmopolitique. La pluralité des opinions qui, par cette pluralité même, faisait signe vers ce qui ne serait plus opinion mais connaissance, doit être remplacée par un préjugé universel ; un préjugé universel soutenu par des institutions internationales capables « d’agir et de s’imposer » et par les intellectuels comme Habermas qui, avec les meilleures intentions du monde, effacent la distinction entre opinion et connaissance.

81Dans la mesure où Habermas lui-même présente son travail comme une tentative de rationaliser « nos intuitions » et où il reconnaît le caractère finalement « dogmatique » de ces intuitions, il semble en effet légitime de supposer que sa « philosophie » découle en définitive de son attachement dogmatique à ces intuitions. Un amour irréfléchi de l’égalité est, semble-t-il, à la source des principes d’Habermas. En ce sens, il parait offrir le témoignage involontaire que la plupart des hommes sont bien prisonniers des préjugés de leur temps.

Notes

  • [1]Titre original : Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und desdemokratischen Rechtsstaats, publié en allemand en 1992 et traduit en français par R. Rochlitz et C. Bouchindhomme sous le titre Droit et Démocratie, entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997. Nous utiliserons aussi le recueil d’essais intitulé L’intégration Républicaine, Fayard, 1998 (titre original : Die Einbeziehung des Anderen. Studien zur politischen Theorie, publié en allemand en1996). Ce recueil est un prolongement et, en quelque sorte, un commentaire de Droit et Démocratie.
  • [2]« À vrai dire, le paradigme procéduraliste, qui doit nous permettre de sortir de l’impasse que constitue désormais le modèle de l’État providence, a encore des contours assez flous. Il part des prémisses suivantes : (a) la régression, mise en vogue par le néo-libéralisme au nom de la thèse d’un « retour de la société civile et de son droit », nous est en fait interdite ; (b) l’appel qui nous invite à « redécouvrir l’individu » est suscité par un type de juridicisation propre à l’État providence, qui risque de changer son but déclaré, celui de rétablir l’autonomie privée, en son contraire ; enfin, (c) s’il est tout aussi impossible de rendre le projet de l’État providence irrévocable que de le suspendre, il faut donc le poursuivre à un niveau de réflexion plus élevé. L’intention directrice consiste à domestiquer le système économique du capitalisme, autrement dit à le transformer à la fois sur le plan social et sur le plan écologique, d’une façon qui permette en même temps de« réfréner » l’emploi du pouvoir administratif » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p. 437, voir également p. 12, 13, 21, 215, 474, 480 ; L’intégration Républicaineop. cit., p. 363).
  • [3]« Telle qu’elle est développée dans mon livre, mon argumentation cherche essentiellement à démontrer qu’il n’existe pas simplement entre l’État de droit et la démocratie un rapport historique contingent, mais bien un lien conceptuel, ou interne » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 480, voir également p. 99, 135, 484 ; L’intégration Républicaineibid., p. 280-282).
  • [4]« Certes, tout comme l’État de droit, cette conception [le paradigme procédural du droit]conserve un noyau dogmatique, à savoir l’idée d’autonomie selon laquelle les hommes n’agissent en tant que sujets libres que dans la mesure où ils obéissent aux lois mêmes qu’ils se donnent en fonction de leurs connaissances inter subjectivement acquises. À vrai dire, cette idée n’est « dogmatique » que dans un sens peu problématique. Car cette idée exprime une tension entre factualité et validité qui est « donnée » à travers le fait de la structure langagière des formes de vie socio-culturelles, et que nous, qui avons développé notre identité dans le cadre d’une telle forme de vie, ne saurions guère contourner » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 475, voir également p.337; et L’intégration Républicaineibid., p. 56, 315, 318).
  • [5]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 11, 73, 80, 120, 126, 283, 320, 326 ; L’intégration Républicaineibid., p. 49.
  • [6]« Au terme d’un siècle qui, comme peu d’autres, nous a fait connaître les affres de la déraison existante, aucune confiance dans une raison essentialiste n’a survécu. À plus forte raison, une modernité qui a pris conscience de ses contingences ne peut se passer d’une raison procédurale, ni, ce qui revient au même, d’une raison qui engage des procès à l’encontre d’elle-même. La critique de la raison est mise en œuvre par la raison elle-même ; c’est à cette ambiguïté des titres kantiens que nous devons la découverte radicalement antiplatonicienne qu’il n’existe rien de supérieur ou d’inférieur à quoi nous puissions en appeler, nous qui nous trouvons engagés dans nos formes de vie structurées par le langage » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 11).
  • [7]« À mesure que les traditions culturelles et les processus de socialisation deviennent réfléchis, la logique des questions éthiques et morales qui réside dans les structures de l’activité orientée vers l’intercompréhension devient consciente. N’étant plus couverte par des images religieuses ou métaphysiques du monde imperméables à la critique, les orientations pratiques ne peuvent plus être obtenues qu’à partir d’argumentations, c’est-à-dire à partir des formes mêmes de réflexion propres à l’activité communicationnelle » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 113, voir également p. 11, 17, 40, 75, 110-114, 478 ; L’intégration Républicaineibid., p 18, 20).
  • [8]Friedrich Ludwig Gottlob Frege (1848-1925) est essentiellement connu pour ses travaux sur la logique des mathématiques et sur la théorie du langage. Charles Sanders Peirce (1839-1914)est considéré comme le fondateur de l’école philosophique appelée « pragmatisme » et comme l’undes pères de la sémiotique ou théorie générale des signes.
  • [9]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p. 24-35.
  • [10]Cf. supra.
  • [11]« Si la philosophie de l’histoire a pu découvrir une raison dans les processus historiques, ce n’était que dans la mesure où elle l’y avait elle-même introduite au moyen de ses propres concepts téléologiques ; or, pas plus que l’histoire, l’histoire naturelle de l’homme ne permet de dégager des impératifs de type normatif définissant une vie raisonnable. Autant que la philosophie de l’histoire, une anthropologie du type de celle de Scheler ou Gehlen succombe à la critique des sciences qu’elle s’efforce, en vain, de mettre au service de sa philosophie ; c’est que les faiblesses de l’une sont symétriques de celles de l’autre » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p. 16, voir également p. 24, 60, 61).
  • [12]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 123 ; L’intégration Républicaine, op. cit., p. 58.
  • [13]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 135-149 ; L’intégration Républicaineibid., p. 55-63, 293-96.
  • [14]Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1977.
  • [15]« C’est pourquoi chez Rousseau l’exercice de l’autonomie politique n’est plus sous réserve de droits innés. […] Rousseau, cependant, n’a pas poussé de manière conséquente cette idée convaincante à son terme ; il est en effet plus tributaire que ne l’est Kant de la tradition républicaine. […]Rousseau se trouve dans l’impossibilité d’expliquer comment une médiation non répressive peut être introduite entre l’orientation supposée des citoyens vers le bien commun et les centres d’intérêts socialement différenciés qu’entretiennent les personnes privées, et donc entre la volonté générale normativement construite et l’arbitraire des individus. […] Il est manifeste que le contenu normatif du droit originel de l’homme ne peut pas seulement se loger dans la grammaire des lois universelles et abstraites, comme Rousseau en fait l’hypothèse. […] La cohérence interne recherchée entre la souveraineté du peuple et les droits de l’homme réside donc dans le contenu normatif d’un mode d’exercice de l’autonomie politique, dont on ne peut encore savoir à travers la forme seule des lois universelles s’il est assuré, cela n’est à vrai dire discernable qu’à travers la forme communicationnelle qui est celle des discussions concourant à la formation de la volonté et de l’opinion. Cette cohérence demeure inaccessible tant à Kant qu’à Rousseau. […] Aucune des deux conceptions [celle de Kant et celle de Rousseau] ne perçoit la force de légitimation résidant dans des discussions qui concourent à la formation de l’opinion et de la volonté, et dans lesquelles les forces d’obligations illocutoires qui sont à l’œuvre dans l’usage du langage orienté vers l’intercompréhension peuvent être mises à profit pour réunir volonté et raison – et pour parvenir à des convictions sur lesquelles tous les individus peuvent s’accorder sans contrainte » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p. 117-119).
  • [16]Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. 3, 1964 (La Pléiade), livre II, chapitre VII (les italiques ne sont pas dans l’original).
  • [17]Jean-Jacques Rousseau, ibid.; Considérations sur le gouvernement de Pologne, dans Œuvres complètesop. cit., p. 955, 960.
  • [18]Jean-Jacques Rousseau, Émile, Paris, Classiques Garnier, 1992, p. 541.
  • [19]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaineop. cit., p. 252.
  • [20]Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., Livre I, chapitre II, Livre II, chapitre IV ; Émileop. cit., p. 81, 223.
  • [21]« En tant que membres d’un corps collectif, ceux-ci [les individus] se fondent dans le macro-sujet d’une pratique législatrice qui a rompu avec les intérêts particuliers des personnes privées » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p. 118 ; comparer avec Du contrat socialop. cit., p. 351, 368, 369, 371, 373, 438.)
  • [22]Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les origines de l’inégalité, dans Œuvres complètesop. cit., p. 187. Voir aussi Émileop. cit., p. 280, note.
  • [23]Cela conduit parfois Habermas à faire des affirmations assez étranges, telles que : « La métaphysique créationniste est à l’origine des concepts jus naturalistes des éthiques à fondement cosmologique, concepts bien connus également dans le contexte des visions du monde dépersonnalisées des religions asiatiques et de la philosophie grecque » (Jürgen Habermas, L’intégration Républicaineop. cit., p. 18). Si les « concepts jus naturalistes » reposent sur une « métaphysique créationniste » et que ces concepts sont bien connus dans la philosophie grecque, il semble inévitable de conclure que la philosophie grecque comprend elle aussi quelque chose comme une « métaphysique créationniste ». Or, pour nous en tenir à Aristote – le philosophe classique qu’Habermas mentionne le plus fréquemment – ceux qui sont familier de ses écrits n’ignorent pas que, selon lui, le monde est éternel, ainsi qu’il l’affirme notamment dans son traité Du Ciel (269b6, 281a28-283b22, I. 2-4 et 10-12 ; III.2). Mais Habermas tend à assimiler la philosophie classique à la scolastique et la scolastique à une expression dogmatique du christianisme. De manière plus générale, Habermas tend à ne faire aucune différence entre la question du droit naturel et celle de la loi divine, et donc à assimiler des concepts ou des auteurs a priori extrêmement différents. Il parle ainsi de la « théologie politique » de Léo Strauss et Carl Schmitt ou d’un « droit divin de type aristotélicien » (JürgenHabermas, L’intégration Républicaineibid., p. 326).
  • [24]Habermas qualifie par exemple les réflexions de Carl Schmitt sur la notion de politique« d’assez grotesques ». Quant à « l’ontologie existentiale » de Heidegger, elle révèlerait « à tout lecteur attentif non seulement le jargon mais encore les préjugés politiques de son époque » (JürgenHabermas, ibid., p. 42, 199).
  • [25]« Il était toutefois impossible d’élucider de manière satisfaisante le problème hobbesien de la fondation d’un ordre social, à partir de la rencontre contingente entre les choix rationnels opérés par des acteurs indépendants. C’est pourquoi Kant – tout comme le fera Rawls pour les partenaires de la situation originelle – a doté les partenaires de l’état de nature d’une faculté authentiquement morale. Or, après le tournant linguistique, l’interprétation qui s’offre à nous pour une telle compréhension déontologique de la morale est celle d’une théorie de la discussion. C’est ainsi qu’un modèle de la discussion ou de la délibération va se substituer à celui du contrat ; en effet, la communauté juridique ne se constitue pas au moyen d’un contrat social, mais en vertu d’un accord établi au moyen de la discussion » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p. 479).
  • [26]Voir la caractérisation frappante que donne Burke de cette compréhension de la politique dans ses Reflections on the Revolution in France, Oxford, Oxford World’s Classics, 1993, p. 77. Il importe de noter que les écrits de Rousseau sont, en grande partie, une tentative de corriger ce qu’il percevait comme étant certains défauts liés à cette conception. Cependant, quelles que soient ses divergences avec Hobbes et Locke, il s’accorde avec eux sur le fait que le désir de se préserver est à l’origine du contrat social et par conséquent aussi sur le fait que le but de ce contrat est de protéger la vie, les biens et la liberté des sociétaires.
  • [27]Cependant, Habermas qualifie à plusieurs reprises la communauté créée par le droit (c’est à-dire la démocratie radicale) « d’abstraite » et « d’artificielle ». À l’inverse, la séparation du bien et du juste demandée par ce type de société est « douloureuse ». Tamen usque recurret.
  • [28]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p. 75.
  • [29]« Dès lors que ce sont les forces illocutoires des actes de parole qui sont chargées de coordonner les actions, le langage lui-même se révèle être la première source de l’intégration sociale.[…] Les acteurs tentent alors, dans leur rôle de locuteurs et d’auditeurs, de négocier des interprétations communes de la situation et d’accorder leurs différents plans en cherchant à s’entendre, et donc un poursuivant sans réserve des fins illocutoires. […] Dans ces conditions, les offres d’actes de parole sont susceptibles de réaliser une coordination des actions, parce que la prise de position affirmative du destinataire à propos d’une offre sérieuse entraîne des obligations qui sont significatives pour la poursuite de l’interaction » (Jürgen Habermas, ibid., p. 32).
  • [30]Jürgen Habermas, ibid., p. 50, 157, 336 ; L’intégration Républicaineop. cit., p. 12, 55, 317, 325.
  • [31]Dans un dialogue avec le cardinal Ratzinger qui a eu lieu le 19 janvier 2004 (dialogue publié en français dans la revue Esprit de juillet 2004), Habermas a semblé tempérer considérablement son orientation antireligieuse jusqu’alors assez marquée. Cet entretien, et les concessions qu’Habermas paraissait y faire à la religion, ont suscité un certain émoi et de nombreux débats dans les mois qui ont suivi. Il ne saurait bien sûr être question d’analyser ici ce long et intéressant dialogue. Nous pouvons juste dire que le « tournant » que certains ont cru déceler dans la pensée de Habermas est sans doute plus apparent que réel. D’une part, l’essentiel de son intervention est consacré à rappeler et à réaffirmer les positions qu’il a défendues dans ses précédents écrits, notamment son engagement en faveur d’un « républicanisme kantien » et le caractère « post métaphysique » de ses réflexions. D’autre part, les ouvertures que fait Habermas en direction de la religion sont moins nouvelles qu’elles peuvent le paraître. Les deux principales ouvertures sont, d’une part, la reconnaissance du fait que les « intuitions » universalistes et égalitaires qui nourrissent la démocratie libérale ont peut-être des origines religieuses et, d’autre part, l’affirmation claire que « l’État constitutionnel » doit accepter au sein de l’espace public l’expression de discours religieux ou inspirés par la religion. Mais le premier point figure déjà dans des écrits bien antérieurs d’Habermas(voir, par exemple, le chapitre de L’intégration Républicaine intitulé « Le contenu cognitif de la morale, une approche généalogique ») et il réaffirme par ailleurs dans son dialogue avec Ratzinger que ces « intuitions », bien que sans doute d’origine chrétienne peuvent trouver un fondement indépendant de toute « tradition religieuse ou métaphysique ». Le second point, lui, semble une simple conséquence logique de la tolérance pour toutes les « formes de vie » qu’Habermas juge nécessaire dans un État constitutionnel. La religion est une part importante d’un certain nombre de ces « cultures » qui doivent « coexister à droits égaux » dans une « société complexe », il semble donc assez normal que la religion soit tolérée dans l’espace public, au moins sous certaines modalités. La nouveauté la plus intéressante dans l’intervention d’Habermas est sans doute la reconnaissance du fait que la religion joue aujourd’hui un rôle politique et social plus important qu’il ne l’avait escompté voici une dizaine d’années, y compris au sein de certains segments de la population des démocraties libérales. Toutefois, jusqu’à maintenant du moins, ce fait pour lui inattendu ne parait pas l’avoir amené à remettre fondamentalement en cause ses constructions théoriques.
  • [32]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p.491; L’intégration Républicaineop. cit., p. 56.
  • [33]« Une morale rationnelle dépend donc par là même de processus de socialisation favorables qui font naître des instances de conscience qui lui correspondent, à savoir des formations du sur-moi qui sont en accord avec elle. Outre la faible force de motivation des bonnes raisons, elle n’obtient d’efficacité pratique que dans l’ancrage par intériorisation des principes moraux dans le système de la personnalité. […] Une morale, dépendant du substrat favorable des structures appropriées de la personnalité, demeurerait limitée dans son efficacité si elle ne pouvait accéder aux mobiles de ceux qui agissent, par une autre voie que celle de l’intériorisation, et, en l’occurrence, par la voie de l’institutionnalisation d’un système juridique qui complète, dans l’efficacité pratique, la morale rationnelle. […] Dans la mesure où une morale rationnelle n’offre pas aux motifs et aux attitudes de ses destinataires d’ancrage suffisant, elle est dépendante d’un droit qui contraigne à un comportement conforme aux normes sans intervenir sur les mobiles et les attitudes » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 130-135, voir également p. 149, 183, 196, 327, 466 ; L’intégration Républicaine, ibid., p. 50, 83, 224).
  • [34]« Certes, un noyau d’anarchie est indissociable du potentiel de libertés déchaînées qui est propre à la communication et dont les institutions de l’État de droit démocratique doivent se nourrir, afin de garantir efficacement une égalité des libertés subjectives » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 10, voir également p. 493).
  • [35]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaineop. cit., p. 229, 255.
  • [36]« D’un point de vue éthique, “nous” conservons le droit de détester la pratique des autres qui, d’un point de vue juridique, a été autorisée. Ce que nous demande le droit, c’est la tolérance à l’égard des pratiques qui, de “notre” point de vue, sont éthiquement déviantes. C’est là le prix à payer pour une vie en commun dans le cadre d’une communauté juridique égalitaire où des groupes d’origine culturelle et ethnique différente doivent coexister » (Jürgen Habermas, ibid., p. 302, voir également p. 296, 308).
  • [37]Une formulation plus exacte serait de dire que la démocratie libérale est le moment absolu de l’histoire. Les droits de l’homme ne sont évidemment pas les droits liés à la nature de l’homme, ils sont « une tentative de répondre aux défis spécifiques » de la « modernité sociale ». Mais il se trouve que ce contexte particulier est aujourd’hui « mondialisé ». Par ailleurs, cette « modernité sociale » constitue pour nous « un fait qui ne nous laisse pas le choix ». Par conséquent, la diffusion mondiale des droits de l’homme est inéluctable (Jürgen Habermas, ibid., p. 248). Cependant, étant donné qu’Habermas n’avance pas le moindre argument pour prouver le caractère indépassable de la modernité telle qu’il la conçoit, il semble inévitable de conclure que, en définitive, sa démocratie délibérative repose sur un acte de foi.
  • [38]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieop. cit., p. 192, 193, 207, 208.
  • [39]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 377, 378, 380, 381, 392, 450 ; Après l’État nation, Paris, Fayard, 2000, p. 28, 32, 36.
  • [40]« À vrai dire, l’expression “société civile” s’associe, désormais, à une signification différente de celle qu’avait connue la tradition libérale, […] ce qu’on appelle aujourd’hui société civile n’inclut plus, en effet, l’économie régulée par les marchés du travail, les marchés des capitaux et des biens constitués par le droit privé. Au contraire, son cœur institutionnel est désormais formé par ces groupements et ces associations non étatiques et non économiques à base bénévole qui rattachent les structures communicationnelles de l’espace public à la composante “société” du monde vécu. La société civile se compose de ces associations, organisations et mouvements qui à la fois accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 394, voir également p. 391, 402-403).
  • [41]« Les délibérations institutionnalisées dans l’État de droit démocratique, liées à la fois à des décisions qui doivent être prises dans certains délais et à des procédures de vote, ne garantissent pas de résultats valides, mais fondent simplement la présomption de leur rationalité ; elles assurent ainsi aux citoyens « l’acceptabilité rationnelle » des décisions prises conformément à la procédure. Par rapport à une telle procédure reconnue légitime, on peut toujours faire valoir la différence entre un résultat « valide » et un résultat « rationnellement acceptable » (dans le cadre institutionnel donné), que ce soit au nom de la réserve exprimée par une minorité qui se contente de se soumettre à des décisions irréprochables du point de vue procédural, ou au nom d’une protestation symbolique : toutes les possibilités formelles de révision étant épuisées, le protestataire s’engage alors dans la désobéissance civile en invitant la majorité, au moyen d’une infraction à la règle, à engager sur une affaire d’importance principielle une nouvelle procédure » (Jürgen Habermas, L’intégration Républicaineop. cit., p.322; Droit et Démocratieibid., p. 410-411).
  • [42]On peut ajouter que l’homme moral n’a pas non plus à risquer sa vie pour défendre sa patrie (cf. Jürgen Habermas, L’intégration Républicaineibid., p. 311).
  • [43]Cf. supra.
  • [44]Jürgen Habermas, Droit et démocratieop. cit., p. 429, 430, 443.
  • [45]« D’un point de vue fonctionnel, les droits sociaux signifient la création de bureaucraties nécessaires à l’État providence, tandis que, d’un point de vue normatif, ils garantissent des droits compensatoires à une juste participation à la richesse sociale » (Jürgen Habermas, ibid., p. 93, voir également p. 114, 152, 184, 430, 447 ; L’intégration Républicaineop. cit., p. 82, 206, 283, 284).
  • [46]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 442, 456 ; L’intégration Républicaineibid., p. 284.
  • [47]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 448, 451-54, 458 ; L’intégration Républicaineibid., p. 284-286.
  • [48]« Tant que ces dépendances colonisatrices n’ont pas été surmontées, une politique de la“discrimination favorisant les sous-privilégiés”, aussi bien intentionnée qu’elle puisse être, ira dans le mauvais sens ; en effet, elle réprimera les voix de ceux qui seuls seraient capables de dire quelles sont les raisons chaque fois pertinentes pour une égalité ou une inégalité de traitement » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 447-448).
  • [49]« La conception pragmatique de la fondation conduit à forger un concept épistémique de vérité dont la fonction est d’éviter les difficultés bien connues de la théorie de la vérité-correspondance » (Jürgen Habermas, L’intégration Républicaineop. cit., p. 52 ; voir également Droit et Démocratieibid., p. 48).
  • [50]Jürgen Habermas, Droit et Démocratieibid., p. 50, 198, 199, 249-51, 257 ; L’intégration Républicaineibid., p. 60.
  • [51]The Federalist, chap. 15, p. 96.
  • [52]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaineop. cit., p. 356.
  • [53]Mutatis mutandis, Habermas apparaît ainsi comme l’un des derniers descendants en date d’Hippodamos de Milet. Cf. Aristote, La Politique, 1267b23-1269a28.

Mis en ligne sur Cairn.info le 07/03/2008https://doi.org/10.3917/rfsp.581.0039

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