
METAHODOS – LES ENTRETIENS DE LA MÉTHODE : PRÉCÉDENTES PUBLICATIONS
LA DÉMOCRATIE RADICALE – JÜRGEN HABERNAS (PARTIE 1/5) https://metahodos.fr/2022/11/21/la-democratie-radicale-de-jurgen-habermaspartie-1/
La démocratie radicale de la Jürgen Habermas https://metahodos.fr/2022/11/16/automne-studieux-avec-metahodos-la-democratie-radicale-de-jurgen-habermas/
ARTICLE
Le principe de discussion et le contrat social
La traduction pratique du « tournant linguistique » est ce qu’Habermas appelle le principe de discussion. Transposant « la communauté d’interprétation illimitée » de Peirce, ce principe énonce que « sont valides strictement les normes d’action sur lesquelles toutes les personnes susceptibles d’être concernées d’une façon ou d’une autre pourraient se mettre d’accord en tant que participants à des discussions rationnelles »[12]. À partir du principe de discussion, il est possible de reconstruire entièrement « le système des droits », c’est-à-dire de rebâtir à nouveaux frais nos institutions démocratiques. Le point le plus remarquable de cette reconstruction fort complexe est la démonstration que l’État de droit et la démocratie se présupposent réciproquement, sans que l’un soit subordonné à l’autre.
Nous avons au départ un certain nombre de personnes qui souhaitent s’entendre pour régler leur vie en commun. Ces personnes se trouvent dans une situation « postmétaphysique » caractéristique des « sociétés pluralistes complexes », c’est-à-dire qu’il leur est impossible de s’accorder sur une conception du bien. Cette impossibilité découle du fait que toutes les conceptions de la vie bonne sont inextricablement liées au contexte d’une « forme de vie » particulière et qu’il est donc impossible de les départager de manière rationnelle. Ayant constaté l’échec de toute tentative de se mettre d’accord sur des normes substantielles, ils constatent néanmoins qu’ils partagent quelque chose : le fait de vivre dans des « formes de vie » qui reposent sur la communication, c’est-à-dire dans des « formes de vie » dans lesquelles le langage est utilisé « à des fins d’entente ». Dans la mesure où cet usage du langage à des fins d’entente caractérise toutes les « formes de vie », il est neutre vis-à-vis des différentes conceptions de la vie bonne. À partir de cette constatation, et en mettant au jour les présuppositions « universalisantes » de la communication, les intéressés parviennent à la conclusion que les seules normes légitimes sont celles sur lesquelles toutes les personnes concernées se seront mises d’accord à la suite de discussions rationnelles, une discussion rationnelle étant une discussion qui fait appel à des arguments qui pourraient être acceptés par tous.
Une fois ceci bien compris, les sociétaires doivent « implémenter le principe de la discussion aux moyens de droits égaux à la communication et à la participation ». En d’autres termes, il faut institutionnaliser la pratique de la « discussion rationnelle » au moyen d’un certain nombre de règles. Ces règles deviennent nécessaires dès lors que le type de discussion susceptible de se dérouler entre quelques amis intimes doit devenir le pain quotidien d’une vaste société « d’étrangers », qui ne partagent rien d’autre que les « présupposés de la communication ». Plus concrètement, cela signifie que les sociétaires doivent se reconnaître mutuellement certains droits pour pouvoir régler leur vie en commun selon le principe de discussion, comme par exemple la liberté de parole ou la liberté de la presse. Nous découvrons alors que ces droits qui permettent la pratique civique de l’autolégislation correspondent en fait à ce que nous appelons habituellement les droits de l’homme. Par conséquent, la souveraineté populaire et les droits de l’homme se présupposent mutuellement : les droits de l’homme existent pour permettre l’exercice de la souveraineté populaire et sans les droits de l’homme, la souveraineté populaire ne pourrait pas s’exercer [13]. Le grand avantage qui découle de cette manière compliquée de reconstruire « nos intuitions » est que, désormais, les droits de l’homme ne sont plus des droits naturels et, par conséquent, ne viennent plus limiter la liberté du législateur. Les droits que se reconnaissent les sociétaires sont sujets à des « interprétations », c’est-à-dire à des modifications incessantes par un « législateur historique ». Ils sont, tout autant que n’importe quelle loi, soumis à la discussion permanente qui caractérise la démocratie radicale. Comme le dit abruptement Habermas : « “Le” système des droits, cela n’existe pas dans sa pureté transcendantale ». Ainsi, par exemple, Habermas fait sienne la théorie de « la constitution vivante » développée par Dworkin [14], théorie dont la signification pratique est de donner toute latitude aux juges pour créer les « droits » qu’ils estiment requis par « l’évolution de la société ». Habermas complète simplement Dworkin, en élargissant le cercle de ceux dont les juges devraient écouter les suggestions pour évaluer les « besoins de la société », des universitaires, comme Dworkin et Habermas, à la « société civile » dans son ensemble.
En démontrant ainsi qu’il existe « un lien interne entre État de droit et démocratie » Habermas pense avoir rendu justice à « nos intuitions » mieux qu’aucun philosophe n’avait su le faire auparavant. Habermas estime tout particulièrement avoir réussi là où Kant et Rousseau – ceux dont les « intuitions » se sont le plus rapprochées de « nos intuitions » – avaient échoué. Rousseau, par exemple, a certes bien vu que l’autonomie politique ne devait pas être limitée par des droits naturels, mais, selon Habermas, il n’a pas su développer cette idée « de manière conséquente » : il est « manifeste » que certains aspects du problème lui ont échappé. Ces aspects sont les suivants : comme tous les théoriciens du contrat social, Rousseau ne parvient pas à résoudre de manière satisfaisante le passage de « l’arbitraire des individus » à la « volonté générale normativement construite ». En d’autres termes, Rousseau ne parvient pas à expliquer comment il est possible de parvenir à une association de citoyens se gouvernant eux-mêmes à partir d’individus isolés mus par leur intérêt particulier. Ce passage ne peut en réalité, selon Habermas, être convenablement expliqué que grâce aux « forces d’obligations illocutoires qui sont à l’œuvre dans l’usage du langage orienté vers l’intercompréhension » [15]. Nous pouvons donc dire que le « principe de discussion » est ce que Rousseau a vainement cherché et qu’Habermas a finalement trouvé.
La manière dont il est possible de faire d’individus solitaires des citoyens agissant en fonction de la volonté générale est effectivement un problème très important pour Rousseau, un problème sur lequel par conséquent il attire lui-même l’attention à de nombreuses reprises. Mais, dans sa présentation du problème que Rousseau est supposé ne pas avoir su résoudre, Habermas ne parait pas suffisamment tenir compte de ce que dit l’auteur du Contrat social. Étrangement, Habermas ne fait aucune mention du législateur, qui, pour Rousseau, est précisément l’individu exceptionnel qui doit former un peuple et lui donner ses lois fondamentales. Le recours au législateur s’explique d’abord par le fait que les hommes sont radicalement inégaux du point de vue de leurs capacités politiques. Instituer un ordre politique satisfaisant requiert un degré de sagesse politique dont le plus grand nombre sera toujours dépourvu. Incapable de trouver par lui-même les lois dont il a besoin, le grand nombre est également incapable de les reconnaître lorsqu’on les lui présente. « Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en sauraient être entendus. Or, il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans le langage du peuple. » Par conséquent, le législateur est obligé d’attribuer aux dieux les effets de sa propre sagesse « pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine » [16]. Les lois les plus importantes ne sont pas à proprement parler des lois, elles sont « le produit d’une raison sublime qui s’élève au dessus de la portée des hommes vulgaires » et non pas un acte de la volonté générale. Non seulement le peuple ne délibère pas sur les lois les plus importantes, mais l’une des tâches les plus essentielles du législateur est d’empêcher que ces lois viennent jamais en discussion. En paraissant se préoccuper uniquement de règlements particuliers, le législateur travaille « en secret » à former les mœurs des citoyens, de manière à forger en eux un attachement « invincible » à leurs lois et à leurs coutumes [17].
Il semble donc assez manifeste que Rousseau n’aurait jamais pu envisager de fonder un régime sur le principe de discussion. De son point de vue, appliquer un tel principe à la politique ne parait guère différent de l’empressement « puéril » que met Émile à étaler son savoir auprès de Sophie [18].
En fait, Habermas pense avoir résolu le problème mieux que Rousseau, car il ne voit pas réellement à quel problème Rousseau était confronté. Le principe de discussion d’Habermas suppose l’égalité fondamentale de tous les hommes et aussi le fait que l’autolégislation est le bien humain le plus élevé. Rousseau en revanche, qui n’avait pas la chance de vivre dans une « forme de vie » où « l’idée d’autonomie » est une « donnée », pensait encore qu’il lui était nécessaire de prouver l’égalité fondamentale de tous les hommes. Tout comme Hobbes ou Locke, les penseurs de « l’individualisme possessif » dont Habermas veut tant se détacher [19], Rousseau enracine cette égalité dans l’égoïsme naturel de tous les hommes. La « première loi » de l’homme étant de veiller à sa propre conservation et chacun étant seul juge des moyens propres à le conserver, les hommes sont tous également libres par nature [20]. Cette égalité naturelle est à la fois ce qui justifie l’autolégislation et ce qui rend cette pratique si difficile. Les lois doivent être l’expression de la volonté générale, car seul un tel arrangement permet de protéger les droits de chacun, c’est-à-dire en premier lieu sa vie et ses biens. Il en est ainsi car la volonté générale n’implique pas de « rompre avec les intérêts particuliers des personnes privées », comme le croît Habermas, elle implique seulement une restriction de ces intérêts. L’intérêt commun n’est pas opposé à l’intérêt particulier, il est une partie de l’intérêt particulier. En votant pour tous, chacun songe à lui-même, or nul n’est volontairement injuste avec soi-même [21]. Cependant, il est impossible que l’accord entre la volonté particulière et la volonté générale soit constant, précisément pour la raison qui fait que la volonté générale est toujours droite. L’égoïsme naturel de l’homme pousse chacun à former des « sociétés partielles » au sein de l’État, afin de pouvoir satisfaire son intérêt particulier au détriment de l’intérêt commun. Par conséquent, pour Rousseau, « les vices qui rendent nécessaires les institutions sociales sont les mêmes qui en rendent l’abus inévitable » [22]. Plus encore, la vie en société est en elle-même une forme d’aliénation, quel que soit le régime politique dans lequel on se trouve. La vie du citoyen qui suit la volonté générale est en définitive inférieure à la vie du promeneur solitaire.
Habermas ne paraît pas voir toutes ces difficultés. Pour lui, l’égalité de tous les hommes va de soi, la vie en société est un bien sans mélange, et aucun des nombreux passages de l’œuvre de Rousseau où celui-ci met en doute ces deux présupposés ne semble avoir retenu l’attention de l’auteur de Droit et Démocratie. La racine la plus profonde de cette étrange cécité parait être l’historicisme d’Habermas. Cet historicisme le rend en fait imperméable à la complexité de la pensée de Rousseau ou de tout autre philosophe des siècles passés. Parce qu’il tient pour acquis la supériorité de sa position sur la leur, Habermas ne peut tout simplement pas prendre ces auteurs au sérieux, par conséquent, il ne peut pas non plus bénéficier de la subtilité de leur pensée [23]. La logique implacable de l’historicisme d’Habermas est en effet que seul ce qui est en accord avec « nos intuitions » mérite d’être examiné, le reste, comme le législateur de Rousseau, peut être ignoré en toute tranquillité d’esprit, voire même rejeté avec un certain dédain [24].
En se tenant ainsi dans les limites très étroites de « nos intuitions », Habermas évite, du moins en apparence, de s’engager dans des disputes « métaphysiques » qu’il juge stériles. Mais le prix à payer est élevé, car en esquivant les questions les plus importantes, Habermas laisse ses constructions sans fondement rationnel.
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