
METAHODOS – LES ENTRETIENS DE LA MÉTHODE: PRÉCÉDENTES PUBLICATIONS
LA DÉMOCRATIE RADICALE – JURGEN HABERMAS (PARTIE 2/5). https://metahodos.fr/2022/11/22/partie-2/
LA DÉMOCRATIE RADICALE – JÜRGEN HABERNAS (PARTIE 1/5) https://metahodos.fr/2022/11/21/la-democratie-radicale-de-jurgen-habermaspartie-1/
La démocratie radicale de la Jürgen Habermas https://metahodos.fr/2022/11/16/automne-studieux-avec-metahodos-la-democratie-radicale-de-jurgen-habermas/
PARTIE 3
La seule chose dont nous ayons besoin est d’une démocratie plus « radicale », c’est-à-dire de sans cesse plus d’égalité et de tolérance, en accord avec les tendances actuelles de nos régimes.
La neutralité du principe de discussion
Habermas reconnaît certes que « les bonnes raisons », c’est-à-dire les commandements d’une morale universaliste telle qu’il la conçoit, sont « faiblement motivantes », puisqu’elles sont neutres vis-à-vis de la question du bien et que seules les considérations éthiques sont « motivantes ». Par conséquent, « la morale rationnelle dépend de processus de socialisation favorables », c’est-à-dire de « formations du sur-moi qui sont en accord avec elle ». La morale rationnelle dépend donc, semble-t-il, d’habitudes irrationnelles résultant d’un correct endoctrinement effectué dans l’enfance. Cependant, dans la mesure où la morale rationnelle « prive les autres institutions, jusque-là accréditées par la tradition, du fondement de leur légitimité », on peut se demander jusqu’à quel point il serait raisonnable de se reposer sur ces processus de socialisation favorable. La morale rationnelle, qui suppose la discussion permanente de toutes les normes, semblerait bien devoir saper l’autorité de toutes les institutions chargées habituellement des processus de socialisation, comme la famille, l’école, ou l’armée, sans rien pouvoir mettre à la place. Néanmoins, tout cela ne doit pas nous inquiéter, car le remède est à portée de main. La « morale rationnelle faiblement motivante » doit simplement être complétée par un droit positif et contraignant [33].
À l’évidence, cela ne peut pas signifier qu’Habermas se prononce pour que soit érigé un puissant Léviathan bardé de fer qui ferait observer la morale rationnelle par des châtiments sévères et rapides. Ce serait tout à fait incompatible avec le type de société « décentrée » et en proie à la « communication déchaînée » qu’Habermas appelle de ses vœux [34]. Une solution aussi radicale n’est pas nécessaire car le problème n’a, dans le fond, aucun caractère de gravité. Il existe certes bien quelques adeptes de l’une ou l’autre « visions fondamentalistes du monde » qui refusent encore d’adhérer à un relativisme de bon aloi, mais dans le monde actuel, il est « inéluctable » que ces visions subissent une « transformation réflexive » qui les amènera progressivement à reconnaître que la vérité doit nécessairement s’écrire avec des guillemets [35].
Habermas demande que soient tolérées toutes les « formes de vie » qui sont devenues « réflexives », c’est-à-dire qui reconnaissent l’égale dignité des autres formes de vie et des autres visions du monde. Il semble penser que cela n’aboutit à exclure qu’une poignée de fanatiques facilement identifiables, et au surplus destinés à disparaître à plus ou moins longue échéance. Parce qu’il ne peut pas prendre vraiment au sérieux ce qui n’est pas conforme à « nos intuitions », Habermas ne voit pas bien l’ampleur du sacrifice qui est demandé à ceux qui voudraient adhérer à sa démocratie radicale. Pour la même raison, il ne perçoit pas suffisamment à quel point la « culture libérale » qu’il croit solidement établie, et dont a besoin sa « démocratie radicale », est fragile et dépendante d’un type de défense rationnelle auquel il refuse de se livrer.
Son principe de discussion censément neutre exclut en fait tous ceux qui ne sont pas prêts à subordonner à la recherche de l’entente, c’est-à-dire à la préservation de la vie, toutes les autres considérations. La démocratie radicale demande aux hommes de subordonner leurs conceptions du bien à des principes de justice universels. Il doit y avoir « un primat absolu du juste sur le bien ». Nous avons parfaitement « le droit » de détester les pratiques des autres, pourvu seulement que nous les tolérions. J’exècre en privé ce que je respecte en public [36]. Mais, comme le reconnaît Habermas, leurs conceptions du bien sont ce à quoi les hommes tiennent le plus. Les hommes agissent en fonction de leurs idées du bien, pas en fonction de règles universelles « neutres » et détachées de tout bien humain reconnaissable. Par conséquent, les hommes sont sans cesse tentés de s’opposer, y compris au besoin par la force, aux pratiques qu’ils détestent. Il n’est en fait possible de devenir tolérant au sens d’Habermas qu’à condition d’être convaincu du caractère privé, c’est-à-dire subjectif, de toutes les conceptions de la vie bonne et d’avoir dans le même temps intégré l’idée que la paix est le plus grand bien. En pratique, la tolérance requise par la démocratie radicale est un mélange de scepticisme dogmatique quant à la question de la vie bonne et d’indignation morale au service d’une conception non examinée de la vie bonne. Cette position revient à exclure comme intolérantes non seulement les idées défendues par presque tous les grands philosophes, de Platon jusqu’à Hegel en passant par Kant et Rousseau, mais aussi toutes les « formes de vie » connues, à l’exception de celle qui prévaut actuellement dans certains cercles des sociétés occidentales.
Sans même avoir besoin de chercher des exemples hors de la civilisation occidentale, il est aisé de constater que ni un Achille, ni un Socrate, ni un Saint François d’Assise, ni un Washington n’auraient pu trouver leur place dans une « démocratie radicale » qui, de leur point de vue, demande que ce qui est supérieur soit subordonné à ce qui est inférieur. Et plus encore, dans un régime dont la doctrine officielle est que ce qu’ils considéraient comme le plus important, et pour lequel ils étaient prêts à donner leurs vies, est une simple affaire de goût. Poser le principe de discussion comme principe architectonique revient à exclure dès le départ la « vision du monde » incarnée par chacun d’eux. Seules les « visions du monde » et les « formes de vie » qui sont compatibles avec « la recherche de l’entente » auront leur place dans la démocratie radicale d’Habermas. Cela revient à peu près à dire que la diversité que l’on pourra y trouver sera limitée à la diversité des danses folkloriques et d’autres choses du même genre. La bienveillance d’Habermas envers toutes les « formes de vie réflexives » est, en réalité, une bienveillance limitée au tout petit cercle des différentes nuances du relativisme contemporain.
Le caractère finalement très étroit de ce qui se présente comme une théorie universelle s’explique, semble-t-il, essentiellement par le fait que l’auteur de Droit et Démocratie ne regarde pas au-delà de ce cercle. Les différentes « formes de vie » qu’Habermas juge acceptables et qui lui semblent pouvoir cohabiter sans heurts au sein d’une société « multiculturelle » sont des « formes de vie » qui ont déjà été radicalement transformées par les idées de ces philosophes du contrat social qu’Habermas pense avoir dépassé, et par le type de société auquel ces idées ont donné naissance. Ainsi, par exemple, les catholiques et les protestants qui vivent aujourd’hui dans nos démocraties libérales n’ont que peu à voir avec les catholiques et les protestants qui s’entretuaient pour leur foi il y a quelques siècles de cela. De tels hommes n’auraient jamais pu accepter une coexistence paisible et respectueuse des différences de chacun, qui requiert que la question du salut éternel soit subordonnée à la préservation de la paix. Les chrétiens « tolérants » d’aujourd’hui ont été « adoucis » par plusieurs siècles de commerce et leurs croyances ont souvent plus à voir avec La profession de foi du vicaire savoyardou The reasonableness of christianity qu’avec la lettre même des Évangiles. Mais faute de pouvoir considérer sérieusement ce qui ne correspond pas à « nos intuitions » – et qu’il serait plus exact d’appeler les intuitions d’un segment particulier de la société occidentale contemporaine – Habermas ne peut jamais voir que des hommes qui sont déjà profondément marqués par ces « intuitions ». À la vénérable question : qu’est-ce que l’homme ? Habermas semble ainsi répondre implicitement : l’homme est un universitaire social démocrate. Si la notion de nature pouvait avoir une quelconque place chez Habermas, on serait tenté de conclure que, selon lui, la démocratie libérale est le milieu naturel de l’être humain [37]. Par conséquent, il mesure mal tous les efforts qui sont nécessaires pour fonder et maintenir ce type de régime.
Hobbes, Locke ou Rousseau, en revanche, mesuraient très bien l’un et l’autre. Ils comprenaient qu’il n’était pas suffisant de montrer que certaines conceptions de la vie bonne étaient incompatibles avec celle qu’ils proposaient. Il leur fallait également montrer que ces conceptions étaient erronées pour que puisse advenir le type de régime politique auquel ils aspiraient. Une part très importante de leurs écrits est par conséquent consacrée à réfuter, plus ou moins ouvertement, les positions opposées aux leurs, et notamment à transformer de l’intérieur le christianisme, qu’ils percevaient comme étant leur principal adversaire. Cette transformation a été un long combat, comme pourrait le rappeler un coup d’œil sur la biographie de ces trois philosophes, et elle n’a pu être menée à bien que parce que leurs arguments ont fini par sembler plus convaincants au plus grand nombre que ceux de leurs adversaires. Ils comprenaient également que, une fois établi le régime qui leur paraissait conforme à la nature de l’homme, celui-ci aurait un besoin permanent d’être maintenu par une éducation et des institutions appropriées. Une éducation et des institutions destinées, notamment, à rappeler à chaque nouvelle génération de citoyens les raisons de la supériorité intrinsèque du régime dans lequel ils vivent.
Arrivant bien après la bataille, Habermas pense qu’il nous est possible de pouvoir jouir des fruits de leurs travaux sans avoir à mettre nous-mêmes la main à la pâte. Non seulement il ne croit pas qu’il soit nécessaire d’offrir une argumentation rationnelle pour montrer en quoi la démocratie libérale est un régime meilleur que les autres, mais il sape à la base toute possibilité d’argumenter en ce sens. Ni les droits naturels de l’homme, ni l’impératif catégorique, ni en général aucune considération relative à la nature humaine, n’est susceptible de rentrer dans la catégorie des justifications « post-métaphysiques », qui est la seule catégorie qu’Habermas veuille bien accepter. Mais faute d’un fondement de ce genre, la démocratie devient une « forme de vie » parmi d’autres, une « forme de vie » qu’il nous est impossible de défendre face aux tenants d’autres « formes de vie », ou même simplement auprès de ceux qui, ayant été éduqués à l’intérieur de cette « forme de vie », en viennent néanmoins à douter de sa valeur. Cette incapacité à argumenter rationnellement pour la défendre pourrait être tout particulièrement fatale à la démocratie libérale, une « forme de vie » qui, sans doute plus qu’aucune autre, prétendait dès le départ reposer sur la capacité de l’homme à se guider à la seule lumière de sa raison.
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